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vendredi 11 octobre 2024

Barton Fink - Joel et Ethan Coen (1991)


 New York, 1941. Auteur engagé ayant rencontré le succès à Broadway, Barton Fink attire désormais l'attention d'Hollywood. Sollicité pour écrire un scénario sur le catch, il quitte la grisaille new-yorkaise pour les fastes du cinéma. L.A. s'entiche de Barton Fink qui découvre l'angoisse de la page blanche. Avec l'aide de son assistante Audrey et de son aimable voisin Charlie Meadows, il trouve l'inspiration qu'il recherche dans un registre des plus sinistres...

 Un grand pan de l’œuvre des frères Coen repose sur une relecture iconoclaste de l’histoire du cinéma hollywoodien classique. Cela ne fonctionne pas sur la citation directe et/ou obscure à la Tarantino, mais dans l’idée d’un squelette référencé dans l’esprit du spectateur plus ou moins cinéphile sur lequel ils pourront apposer une greffe imprévisible. Cela reposera sur un genre avec le néo film noir de Blood Simple (1984), un ton sur le splapstick de Arizona Junior (1987), l’esprit d’un auteur emblématique pour la fable à la Capra dynamitée dans Le Grand saut (1994), la screwball comedy d’Intolérable cruauté (2002) voire le pur remake dans Ladykillers (2004) ou True Grits (2009). C’est un penchant qui sera pleinement identifié avec Barton Fink, dont l’écriture fit figure de refuge face au tâtonnement rencontré sur le scénario de Miller’s Crossing (1990), refonte rétro cette fois consacrée au film de gangster. Les Coen décident de mettre un temps de côté la multitude de personnages et l’intrigue complexe de Miller’s Crossing pour se revigorer avec la soupape plus épurée que va constituer Barton Fink.

25 ans plus tard lors d’Ave, César (2016), les Coen reviendront à un récit s’attardant sur les coulisses du Hollywood de l’âge d’or, dans une vision farfelue de ses processus de production. Barton Fink n’a pas cette volonté et s’intéresse plutôt aux méandres de la création au sein de l’usine à rêve. Il s’agira ici d’observer les premiers pas de Barton Fink (John Turturro), grand dramaturge de l’intelligentsia newyorkaise, à Hollywood sollicitant son talent moyennant un salaire confortable. C’était un mouvement commun de l’époque pour les grands auteurs de faire la navette de la haute culture de la côte est vers la culture de masse de la côte ouest, et l’aventure débouchant sur une réussite ou une impasse selon les profils – William Faulkner, F. Scott Fitzgerald. Certains voyaient dans ce parcours un déclassement lucratif avec lequel ils devaient s’accommoder, où ils allaient parfois se noyer. Barton Fink est au départ dans un entre-deux, insatisfait de sa reconnaissance par les élites newyorkaise, et voyant cet environnement comme incapable de comprendre son grand dessein de dépeindre la réalité de l’homme du peuple. Le début du film montre effectivement les flagorneurs qui l’entourent très éloignés du message qu’il a voulu transmettre, mais la suite explicitera de plus en plus fortement que le problème vient davantage du messager que du récepteur.

Le personnage de Barton Fink est un décalque évident du héros de Les Voyages de Sullivan (1941), grand classique de la comédie américaine signé Preston Sturges. Dans ce dernier, le héros réalisateur incarné par Joel McCrea aspirait aussi à transmettre la réalité de l’homme du peuple dans son œuvre, avant qu’une aventure semée d’embûches auprès de ces petites gens qu’il connaissait finalement si mal, ne lui fasse comprendre qu’il faisait fausse route. Si Sturges déploie une logique de fable et de récit picaresque pour ouvrir les yeux de Sullivan avec une issue positive, les Coen vont donner dans la satire cauchemardesque pour Barton Fink. Si l’aventure de Sullivan est géographique et humaniste, celle de Barton est cérébrale et kafkaïenne. L’arrivée de Barton à Hollywood adopte cette notion de rêve et cauchemar, par ce long fondu enchaîné où l’on passe d’un rocher frappé par les vagues à la silhouette du personnage dans l’embrasure de l’entrée de son hôtel. Le lieu fonctionne comme un espace mental qui s’avérera progressivement comme un prolongement de la vision du monde décalée de Barton. Pour l’heure les Coen s’appuient sur les détails étranges (l’écho prolongé de la sonnette de réception), la gamme chromatique oppressante du papier peint et les cadrages biscornus pour appuyer l’étrangeté du lieu. C’est un environnement qui suinte des émotions qui traversent Barton au moment d’aborder cette aventure professionnelle, entre anxiété et condescendance. 

Il ne voit pas les autres résidents (si ce n’est les chaussures devant les portes de leurs chambres) tout comme il ne saura jamais voir l’homme du peuple auquel il a dévoué sa plume. Les tourments de ce dernier sont un bruit lointain dont il va se plaindre à la réception, et lorsqu’il va se confronter à lui avec l’imposant Charlie Meadows (John Goodman), il ne saura pas le regarder, ni l’écouter. La mise en scène est brillante pour montrer cette connexion impossible, amorcée dès le mouvement de recul de Barton face à Charlie devant sa porte. Par la suite, une suite de champs contre champs entre eux alterne entre la logorrhée autosatisfaite de Barton sur l’homme du peuple, et la parole interrompue et empêchée de ce dernier avec Charlie ne pouvant jamais démarrer une phrase. Une superbe composition de plan va dessiner avec netteté les contours du visage de Barton en avant-plan, tout en laissant celui de Charlie flou en arrière-plan. Les tourments du peuple s’imposaient à Sullivan par l’expérience des maux de la Grande Dépression chez Preston Sturges, offrant à son héros plus naïf que condescendant une épreuve propre à éveiller son empathie et sa bienveillance. Dans cette logique de cauchemar, l’espace de l’hôtel renvoie un miroir déformant du peuple à Barton, marqué à l’inverse par son absence d’empathie et son égocentrisme.

La caricature du milieu hollywoodien va dans ce sens. Les Coen donnent dans un savoureux croisement de Harry Cohn (patron du studio Columbia) et Louis B. Mayer (patron de la MGM) pour caractériser Jack Lipnick (Michael Lerner), nabab du studio Capitol Pictures. Si le verbe haut et les manières outrancières de ce protagoniste extravagant octroient de mémorables moments comiques, il s’agit une nouvelle fois d’une surface méprisante vue à travers le prisme de Barton. Tout incultes, vulgaires et tyranniques qu’aient pu être certains patrons de studio, leur réussite étaient dû à un flair, un sens du commerce et des attentes du public, une adaptabilité et une capacité à s’entourer hors-normes. Ils étaient le sommet d’une entreprise dont il fallait tirer le meilleur de chacun dans le but de divertir un autre collectif, le grand public américain. 

Sous les aboiements, Lipnick livre ainsi à Barton un genre archétypal et de niche (une série B de catch) mais dont les personnages et aspirations (avec le studio en tant que messager) correspondent totalement à celles de l’homme du peuple (le récepteur), un concept davantage qu'une préoccupation pour notre héros. Ne parvenant pas à ramener un matériau pareil à son égo, Barton est dans l’impasse. Les scènes de « page blanche » dans l’intimité de sa chambre en témoignent, oscillant entre gros plan sur les rares et insignifiants mots jetés sur papier, le visage hagard et sans idée de Barton, et les phases d’observation du plafond décrépi, affalé sur son lit. Au lieu de sortir pour aller au contact de ce peuple qu’il doit dépeindre, il ne cherche qu’en lui l’inspiration sur ce qu’il ne connaît pas en définitive – et là encore les rushes de film de catch se réduisant à leurs combats grotesques correspondent à la courte vue de Barton.

Dans Shining (1980), autre récit d’isolation et d’inspiration en berne, l’impasse du personnage le conduisait à se retourner contre son entourage et, selon l’interprétation, autorisait les spectres de l’Overlook à stimuler ses bas-instincts. En plus d’être le cadre de sa plume tarie, l’hôtel et plus précisément la chambre sera le théâtre d’une désacralisation de l’image du grand auteur américain à laquelle il aspire – lorsque le personnage de Judy Davis avoue être la véritable autrice des œuvres de W. P. Mayhew (John Mahoney), scénariste en perdition. C’est la bascule qui fera imploser l’équilibre mental de Barton, et permettra au film de définitivement basculer dans l’horreur. 

La seule fenêtre sur l’extérieur de Barton lorsqu’il tergiverse devant sa machine à écrire, c’est ce tableau radieux d’une jeune femme prenant le soleil face à la mer. L’incapacité du personnage à entendre et regarder « l’homme du peuple » se retourne contre lui lorsque ce dernier endosse des contours démoniaques pour le renvoyer à sa morgue hautaine en l’effrayant. C’est une sorte de déchéance mentale qui sera complétée par sa déchéance sociale, la condescendance que représente son scénario lui valant une mort professionnelle dans l’industrie du rêve dont l’expulse un désormais moins avenant Lipnick. Ce n’est qu’à partir de là, en ayant tout perdu, que Barton laisse se superposer la beauté d’un monde extérieur qu’il n’a pas su investir, avec sa propre sensibilité jamais éveillée, à travers la matérialisation vivante de la jeune femme à la plage. Barton Fink est l’œuvre des frères Coen qui charrie le mystère le plus grand, qui déploie la réflexion la plus vaste au fil des visions. Roman Polanski ne s’y trompera pas en consacrant le film lors d’un palmarès resté dans les mémoires durant le Festival de Cannes 1991 dont il était président du jury - avec en fait unique l’obtention de toutes les récompenses majeures, Palme d’or, Prix du de la mise en scène et prix d’interprétation masculine. 

Sorti en bluray français chez L'Atelier d'image

1 commentaire:

  1. J'adore ce film, on parlait de grands méchants un peu avant là, John Goodman en joue un de derrière les fagots, il y a beaucoup d'humour (noir) dans la tonalité générale qui a une trame plutôt dramatique.
    Des Coen Bros, j'aime aussi beaucoup "A Serious Man". Quand à J.Goodman, si vous aimez cet acteur, ne loupez pas "PANIC sur Florida Beach" de Joe Dante (qui est aussi un film sur le cinéma). C'est un des rares qui me fasse toujours rire...

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