Un réalisateur de
films renommé pour ses comédies explique à son patron que, pour son prochain
long métrage, il veut réaliser un film qui soit le reflet de la vie, un film
qui montre au plus près la vie d'un homme ordinaire et les problèmes qu'il peut
rencontrer. Un film ancré dans la réalité qui se nommerait O Brother Where Art
Thou. Mais son patron lui fait comprendre qu'il n'a aucune idée de ce qu'est la
misère, qu'il n'y a jamais été confronté. Sullivan décide alors de se glisser
dans la peau d'un clochard. Il va s'habiller avec des vêtements en mauvais état
et s'en aller avec seulement dix sous en poche. Sur son chemin, il rencontrera
une charmante jeune femme qui l'accompagnera dans son délicat périple...
Preston Sturges signe un de ses chefs d’œuvres et sans doute
son film le plus populaire (même si incompris en son temps) avec Sullivan’s Travel. Le film est le
quatrième du fulgurant enchaînement qui, de Gouverneur
malgré lui (1941) à The Great Moment
(1944) le plaça au sommet de la Paramount où il inaugura la transition de
scénariste à réalisateur à Hollywood. Durant toute cette période dorée, Preston
Sturges développa un art comique fonctionnant autant sur la comédie de
situation que du splapstick où il introduisait les codes d’autres codes visuels
comme le cartoon. A cela s’ajoutait des sujets sociaux audacieux marqués par la
Grande Dépression et le contexte de la Seconde Guerre Mondiale : la
corruption dans Gouverneur malgré lui,
la fascination pour l’uniforme dans Héros d’occasion (1944), la difficulté à joindre les deux bouts du couple de
Christmas in July (1940) ou encore la situation de fille-mère dans Miracle au village (1944). Dès lors on
aura tôt fait d’assimiler Sturges à un alter-ego de Frank Capra à la Paramount
mais la folie douce du réalisateur le rend définitivement unique et d’autant
plus dans le déroutant mélange de drame et de comédie que constitue Sullivan’s Travel. Le scénario fonctionne
d’ailleurs sur cette absence de choix d’une tonalité unique dans le traitement
d’un sujet social, Preston Sturges l’ayant écrit en réaction de ses collègues
réalisateurs de comédies transformés en prêcheurs plombant dès lors qu’il
fallait délivrer un « message ».
C’est donc ce type de protagoniste que met en scène Sturges
avec le réalisateur de comédie John L. Sullivan (Joel McCrea) soucieux de
désormais filmer la réalité, la vérité de la misère sociale que vit le peuple.
Cette volonté louable ne repose pourtant que sur des formules grandiloquentes
et creuses alors que, comme lui font remarquer ses producteurs, il n’a jamais
vécu dans le dénuement. Sullivan prend ainsi le défi au pied de la lettre,
partant à l’aventure sur les routes en guenilles, barbe de trois jours et dix cents
en poches pour ressentir cette pauvreté qu’il souhaite filmer. Preston Sturges
montrera cette connaissance et compréhension progressive des bas-fonds par
Sullivan en délestant peu à peu le film de ses effets. Toutes les premières
tentatives d’immersion du héros seront désamorcés par des éléments associés à
sa vraie existence et rende ainsi l’expérience artificielle. La fuite en avant
est donc sources de séquences comiques délirantes comme une poursuite survoltée
entre le car dépêché par le studio pour suivre Sullivan et ce dernier réfugié
dans le bolide d’un gamin.
Les effets appuyés, les gags grotesques et les
attitudes outrancières nous signifient que nous sommes toujours dans le monde
du cinéma et laissent toujours une porte de sortie, involontaire certes, mais
bien réel à Sullivan. Les échappées s’avèrent relativement confortable avec la
rencontre d’une veuve avenante, la fuite en camion le ramènera au hasard à
Hollywood et même le premier contact avec la pauvreté n’est pas totalement
éloigné de son quotidien. Ce sera avec Veronica Lake, actrice ratée sur le
point de quitter Hollywood. Celle-ci dans un de ses premiers rôles majeurs
incarne idéalement la dualité du film, son allure glamour dénotant avec les
tirades désabusées et l’air blasé de celle qui a échouée et renoncée.
L’état de
pauvreté est synonyme d’empathie et de monstruosité pour Sturges qui montre la
solidarité que suscite ce dénuement (Veronica Lake offrant un repas à Sullivan
malgré sa propre situation critique) mais aussi sa violence lorsque Sullivan
sera agressé par un mendiant à qui il a pourtant donné l’aumône. Avec Veronica
Lake comme partenaire dans sa quête, Sullivan va alors s’enfoncer plus
profondément dans la fange. Les éléments comiques se font plus rares tant dans
le dialogue que par la mise en scène, Sturges orchestrant de saisissants
tableaux de misères entre soupe populaire, lit de fortune et météo capricieuse.
Pourtant même là le parcours est vicié par une échappatoire toujours possible
vers le confort de sa villa hollywoodienne quand le tout devient trop insoutenable.
Il faudra attendre la dernière partie pour que le chemin de
croix de Sullivan en soit vraiment un. Il va alors goûter à l’anonymat
ordinaire du pauvre, exposé à la violence et à la justice arbitraire où son
identité se limite à ses moyens misérables. Devenu « l’égal » de ceux
qu’il n’a fait qu’observer de loin jusque-là, il va enfin pouvoir partager ce
qui leur réchauffe le cœur dans cette douloureuse existence : le rire.
Sturges passe d’ailleurs par la chaleureuse empathie d’autres opprimés, les
noirs, pour montrer la prise de conscience de Sullivan. La caméra durant le
reste du film aura illustrée la foule des hobos comme une entité collective
réunie par une affliction commune mais, lors de la projection d’un dessin animé
qui égaiera leur vie pour quelques minutes, Sturges filme les visages s’illuminer
de rire de manière isolée.
Les pauvres bougres retrouvent une identité, une
nature tangible par une bonne humeur passagère leur rendant leur humanité, cet
éveil étant aussi de Sullivan dont nous partageons le regard. Ce qu’il sait
faire de mieux, c’est divertir et ce n’est qu’ainsi qu’il rendra hommage aux
démunis qui n’ont que faire de retrouver à l’écran une misère qu’ils ne
connaissent que trop bien. Les ruptures de tons entre mélodrame et comédie
décontenanceront le public et la critique d’alors mais la modernité et l’audace
du propos seront saluée avec le temps, en faisant le film le plus populaire de
Sturges. Les frères Coen contribueront à faire retrouver son lustre au
réalisateur (pour la critique française en tout cas) à travers Barton Fink (1991) où le personnage de
John Tuturro retrouve le discours condescendant de Sullivan sur « l’homme
du peuple » et aussi O Brother,
Where Art Thou? (2000) dont le titre reprend celui du film imaginaire de
Sullivan.
Sorti en dvd zone 2 français chez Bac Films
Salut Justin! J'adore ce film! Je me souviens l'avoir vu lors d'une journée pas top, et il m'a requinquée!!! Déjà, l'intro avec la dispute entre Sullivan et les studios est complètement jubilatoire, et m'avait vraiment motivée à le voir! Je vais prochainement voir le nouveau Batman vs Superman, mais si tu as le temps un jour, pourrais-tu critiquer le Superman de Richard Donner? Je l'ai vu en 2013 et l'univers optimiste et le charme de Christopher Reeve ont été tellement contagieux que ce fut dur ensuite de voir un Superman torturé dans Man of Steel! As-tu vu le dernier? qu'en as-tu pensé? Aussi, un jour, regarde les docus d'alex gibney
RépondreSupprimerSalut Stéphanie oui le Superman de Donner est un de mes films préférés et sûrement encore le meilleur film de super héros malgré l'invasion actuelle, je le chroniquerai certainement un de ces jours ! Après j'aime beaucoup la réinvention de Man of Steel qui apporte vraiment un regard nouveau alors que le Superman Returns de Singer était une grosse redite maladroite du Donner. J'ai vu le Batman vs Superman, beaucoup des qualités habituelles de Snyder (l'ambition du récit, le souffle épique, les vignettes qui marquent la rétine) mais ça concède trop à la future franchise à la Marvel qu'ils préparent et ils ont voulu tout caser en un seul film d'où un côté expédié et brouillon. Mais j'attends la version longue annoncée pour la sortie dvd qui devrait rééquilibrer tout ça je le chroniquerai à ce moment là je pense. La version longue de Watchmen était déjà nettement supérieure à la version salle donc grosse attente. Mais en l'état j'apprécie quand même le film qui ne mérite pas le bashing qu'on a pu voir.
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