Steven Shorter est la star anglaise la plus en
vue du moment. Sa musique est écoutée par tout le monde, de sept à
soixante-dix-sept ans. Tous les britanniques l'aiment. Ses producteurs
commencent à se servir de sa popularité pour augmenter la vente de
pommes, suite à une catastrophe agricole, dans le but d'aider les
cultivateurs. Ensuite, ils décident que, désormais, Steven doit donner
l'exemple du respect de la religion et du nationalisme. D'autres projets
de manipulation s'ensuivent...
L'Angleterre et plus
précisément le Swinging London sont le véritable centre culturel mondial
en ce milieu des années 60. La British Invasion symbolise cette
domination côté musical mais se prolonge aussi dans la mode
vestimentaire, au cinéma avec la création d'icône à la James Bond ou une
exploitation des stars de la pop comme les Beatles dans les films de
Richard Lester. Pourtant très vite de nombreux films vont montrer un
envers moins idyllique de cet environnement, observant les personnalités
superficielles qu'il façonne dans Darling de John Schlesinger (1965), les comportements oisifs et immatures de la jeunesse dans The Party's Over de Guy Hamilton (1965). Privilege
sera une des œuvres les plus vindicatives de cette vague, allant plus
loin que la simple observation des dérives individuelles pour fustiger
plus globalement l'abêtissement d'une société entière.
Après des
court-métrages remarqués, Peter Watkins impose son style radical et son
goût des sujets provocateur dans le film historique La Bataille de Culloden (1964 et traitant la bataille écossaise de 1746 où les régiments d'élite anglais écrasèrent les Highlanders) et la dystopie La Bombe
(1966 évoquant un bombardement nucléaire russe sur l'Angleterre). Ce
dernier causera quelques remous à la BBC avec des pressions du
gouvernement agacé alors qu'il développe son programme nucléaire, mais
le film fait la renommée de Peter Watkins qui sera même récompensé d'un
BAFTA en 1967. Le réalisateur quitte la BBC et est approché par
Universal en quête d'un projet à la mode dans la lignée de A Hard Day's Night
(1964). Watkins va bénéficier du budget le plus nanti de sa carrière
mais livrera un résultat bien loin de la sucrerie pop attendue.
L'histoire
dépeint donc dans un futur proche le phénomène d'adulation qui entoure
la pop star anglaise Steven Shorter (Paul Jones). Sa première
apparition de Steven Shorter sème d'ailleurs le trouble en voyant la
star revenu d'une tournée américaine défiler en voiture décapotable dans
des rues bondées tel un chef de guerre antique faisant son retour
trimphant. Une voix-off distanciée apportera alors régulièrement recul
et/ou ironie à des images d'hystérie collective de groupies en pâmoison
lors des scènes de concert, alternée avec les à côté du quotidien de
Shorter. Le style "actualité" développé par Watkins dans ses films
précédents se mue ici en vrai/faux documentaire à la gloire de Shorter.
Cette approche subsiste tant que la star "joue le jeu" de la soumission
neutre à son entourage mais donnera progressivement une tonalité de plus
en plus inquiétante.
Une séquence capture ainsi Shorter backstage après
un concert en restant à distance, lui-même étant comme sans émotion ni
réaction à des évènements qu'il subit docilement. Par de simples effets
de cadrages (la scène de dîner en boite nuit un panoramique efface
Shorter de l'écran pour s'attarder sur ses mentors) et de montage, on
devine l'emprise de cet entourage inquiétant sur Shorter avec la mise en
avant du producteur Julie Jordan (Max Bacon) et le manager Alvin Kirsch
(Mark London). L'humour à gros trait dont use Watkins nous signifie
donc leur emprise sur leur protégé mais si le film s'en était tenu là,
il n'aurait été qu'une fable de plus sur les affres show business.
Cependant on comprendra plus ou moins (la voix-off parfois trop
lourdement explicative) que Shorter incarne à lui seul l'opium du
peuple, l'icône vide et superficielle qui éloignera la jeunesse de toute
idée de révolte.
L'ironie est des plus mordante et sacrément en
avance sur son temps pour l'illustrer, puisque c'est précisément une
image artificielle de rébellion qui scelle l'aveuglement de cette
jeunesse. Une grandiloquente mise en scène de concert montre ainsi
Shorter menotté, enfermé dans une cage et malmené par des policiers
entonnant un fiévreux Set me free (morceau
repris quelques années plus tard par Patti Smith sur son premier
album). Le saisissant montage alterné entre les groupies à larmes face
aux maux de leur idole et les attitudes théâtrales de ce dernier sont
teintée d'un vérisme (Watkins a manifestement bien étudié l'hystérie
provoquée par les Beatles à leurs débuts) et d'un cynisme glaçant. Après
les avoir si habilement endormie dans cette adoration, il s'agit donc
de guider les masses vers ce qu'attendent d'elles les institutions.
Watkins décuple brillamment la portée de son propos en maquillant à
nouveau ce qui semble être au départ une scène sincère d'insoumission.
Tandis que Shorter enregistre en studio une chanson au double sens
scabreux, des pontes de l'église dont on associe la présence à une
volonté de censure s'avèrent au contraire vouloir recruter la star pour
endoctriner les foules grâce à sa popularité. Les seuls moments où la
réalisation se fait plus fictionnelle sont paradoxalement ceux où
Shorter peut se montrer sous son vrai jour en compagnie de la peintre
Vanessa (Jean Shrimpton). La proximité, connivence et romance naissante
entre eux permettent enfin de cerner le jeune homme apeuré qu'est
Shorter.
Le choix des deux interprètes est d'ailleurs
particulièrement judicieux. Paul Jones connu réellement cette notoriété
étouffante en tant que musicien et chanteur du groupe Manfred Mann, la
folie l'entourant l'oppressant tellement qu'il quitta la formation en
pleine gloire pour une carrière d'acteur (Peter Watkins le choisit après
voir envisagé Eric Burdon chanteur des Animals). De même Jean Shrimpton
fut le visage du Swinging London (au point d'inspirer le personnage de
Jane dans Blow-Up d'Antonioni (1966)) et
le mannequin le mieux payé du monde seulement détrôné par Twiggy.
Souffrant également de cette célébrité (ses liaisons avec Terence Stamp
puis David Bailey n'aidant pas) elle se retira prématurément du métier
pour ouvrir une boutique d'antiquité. Cette expérience commune amène
ainsi une forme de complicité et vérité dans les séquences commune du
couple, capturé à la fois dans sa photogénie et son humanité.
C'est en
ayant montré cette facette intime que Watkins peut déployer la séquence
la plus outrancière du film, ce concert dans le National Stadium (stade
du club de football de Birmingham) où Shorter sera l'étendard de la
volonté du gouvernement et de l'église. Watkins mêle l'imagerie
totalitaire monumentale à la Leni Riefenstahl (là aussi pas toujours
subtil avec le salut nazi des soldats et du brassard à l'effigie de
l'Union Jack remplaçant la croix gammée), des haut-lieux de pélerinage,
avec la démence fanatique des cérémonies de born again
chrétiens - et la disposition. L'imagerie pop enrobe le tout avec ses
croix en néon gigantesques, la tenue d'archange/pasteur écarlate de
Shorter et le groupe de musicien qui anticipe même par son attitude
l'usage qu'auront les punk anglais de l'esthétique nazie quelques années
plus tard.
Cependant Shorter n'est plus le pantin docile
d'antan et va tenter tardivement de retrouver son statut d'individu.
L'amour artificiel et malléable des foules se retournera lors contre lui
et sa nature de produit de propagande/marketing se rappellera
douloureusement à son souvenir. La virulence du propos restera
incomprise des critiques et du public, le film étant retiré des salles
après quelques jours d'exploitation seulement par Universal. Ce sera
d'ailleurs la dernière œuvre anglaise de Peter Watkins qui quittera le
pays pour la Suède et se tournera vers un financement indépendant et
international pour ses films suivants. Œuvre culte longtemps invisible,
Privilege reste un film visionnaire et au propos encore plus pertinent
aujourd'hui qu'à sa sortie.
Sorti en dvd zone 2 français chez Doriane Film et en bluray doté de sous-titres anglais chez BFI
Quel film jubilatoire ! Dérangeant et tellement drôle. Un énorme pavé dans la marre de la pop culture et de sa récupération politique. J'ai tellement aimé que j'en ai fait un exercice de montage (à mes heures perdues du 1er confinement), que je partage ici :
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=6ehVi4_5H7E
Bon visionnage ! Et bravo pour votre site.
Tanguy D.
Excellent votre montage, efficace et qui rend bien l'expérience du film. Et merci pour le blog !
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