Pages

mardi 5 mars 2019

Chaussure à son pied - Hobson's Choice, David Lean (1954)


Fin du XIXe siècle, en Angleterre, Henry Hobson est le patron et propriétaire d'une boutique de chaussures, et y travaille avec ses trois filles. Usé par les années et meurtri par la perte de sa femme, il fréquente de plus en plus assidument le pub au détriment de son échoppe. Après s'être vu refuser la dot qu'elle lui demandait, l’aînée de ses filles se révolte contre son père et entame une relation avec l’un des employés de ce dernier. Elle projette alors d'ouvrir un commerce concurrent.

Sous ses airs de comédie rétro guillerette, Hobson’s Choice condense nombre de thématiques majeures de David Lean. Les figures féminines contraintes traversent ainsi la filmographie du réalisateur, subissant ou défiant les entraves sociales et politiques de mondes figés avec la Clélia Johnson de Brève Rencontre (1945), Ann Todd dans Madeleine (1950), Katharine Hepburn et Vacances à Venise (1955), Julie Christie pour Docteur Jivago (1965) ou encore Sarah Miles dans La Fille de Ryan (1970). On retrouve cela dans La Route des Indes (1984) où s’ajoute un contexte de clivage de classe et racial. Avant l’emphase des superproductions à venir, ces questionnements s’expriment pour la dernière fois dans un cadre spécifiquement anglais avec Hobson’s Choice. L’Angleterre Victorienne d’Hobson’s Choice montre ses inégalités sociales et son machisme à travers le personnage outrancier et bouffon d’Henry Hobson (Charles Laughton), boutiquier prospère. Les deux premières scènes montrent ainsi dans une veine rieuse une tyrannie bien présente. 


Son retour au foyer fin saoul et raccompagné par sa fille aînée Maggie (Brenda De Banzie) jusqu’à sa chambre montre l’inconséquence du personnage. Son statut de patriarche et plus particulièrement d’homme excuse ses errements, que ses trois filles soumises n’osent réellement lui reprocher dans la séquence matinale qui suit. Comme se plait à le souligner Hobson dans ses tirades misogynes, la femme est un boulet domestique nécessaire dont il faut s’accommoder en tant qu’épouse, et dont il faut se délester en tant que fille. L’emprise de cet ogresque géniteur ne peut donc être levée que par le mariage pour les filles d’Hobson, mais elles restent dépendante de son bon vouloir dans le choix du prétendant et surtout de sa pingrerie dans son refus de donner une dot. Les cadettes Alice (Daphne Anderson) et Vicky (Prunella Scales) sont ainsi autorisées à se marier mais cette toute puissance paternelle maintient ce sentiment de dépendance.

Les exclus de ce « système » vont en surmonter les travers par leurs capacités et intelligence. Maggie la vieille fille travailleuse n’est pas incluse par Hobson dans le « deal » de mariage, mais saura aisément se passer de son autorisation pour trouver un époux. Moins frivole et coquette que ses sœurs, Maggie est pourtant bien celle qui contribue à la pérennité de la boutique de chaussure – remarquable moment où elle oblige un fiancé en visite discrète à repartir en ayant acheté une nouvelle paire de chaussure. L’autre artisan (dans tous les sens du terme) de cette réussite commerciale est Willie Mossop (John Mills), l’ouvrier qui fabrique les remarquables modèles de chaussure. Tous comme leur sexe relègue les femmes dans une position de soumission logique, la basse extraction de Willie le condamne également à une vie de servitude malgré ses talents. L’alliance des deux supposés inférieurs va donc les faire transcender les  injustices du monde qui les entoure. Maggie connaissant ses aptitudes doit à son tour faire prendre conscience à Mossop de son talent, le sens des affaires de l’une et l’artisanat brillant de l’autre étant prometteur. C’est une association plutôt qu’un couple que constituent ainsi Maggie et Willie, créant un amusant décalage dans toutes les étapes de leur union. 

Maggie déroule avec malice les termes du « contrat » à son homme médusé et contraint de l’accepter. L’amour de Maggie s’exprime par ce volontarisme et la confiance qu’elle place en Willie pour la libérer. Les sentiments de ce dernier se révèleront également par l’éveil provoqué sur sa propre valeur, que David Lean saisit dans un magnifique gros plan où il écoute émerveillé Maggie faire ses louanges en l’arrachant à une liaison médiocre. La nécessité et les sentiments se confondent alors pour l’accomplissement des personnages. Brenda de Banzie gagne progressivement dans son allure et ses attitudes une féminité épanouie qui ne représente plus un poids tandis que John Mills abandonne ses airs ahuris pour s’affirmer en tant qu’homme. L’ascension des personnages passe donc autant par le stratagème que par une union qui gagne en sincérité, ou, mieux qui ose enfin l’exprimer. La gêne respectueuse demeure jusqu’à une nuit de noce laborieusement amenée, mais dont l’intimité nouvelle déploie une proximité spirituelle et physique à travers les regards tendres qui ne se dissimulent plus, des gestes attentionnés délestés d’appréhensions. David Lean use aussi brillamment de la gestion de l’espace pour scruter l’affirmation et la personnalité de son couple. 

Maggie dans le cadre du magasin est à la fois celle qu’on ignore, située à la droite de l’entrée, mais aussi le cerveau des lieux qui se révèle par des panoramiques l’introduisant dans l’image. La métaphore est encore plus simple pour Willie qui s’échappent peu à peu du sous-sol du magasin et de son statut subalterne. C’est notion de dominant/dominé passe totalement par cette imagerie de hauteur notamment pour Hobson lorsqu’il surplombe une de ses filles l’aidant à se chausser au début du film. Ce seront au tour des autres de descendre, de s’abaisser quand Maggie et Willie entameront leur élévation. Les sœurs de Maggie sont forcées de descendre avec leurs fiancés dans sa nouvelle boutique (leur propre mariage passant par le respect pour Willie) et symboliquement Hobson après une énième beuverie chute lourdement dans une réserve – les conséquences de cet évènement concrétisant la perte de sa toute-puissance. David Lean fait preuve d’un romanesque sautillant où la comédie - genre peu mais brillamment fréquenté par le réalisateur dans L’Esprit s’amuse (1945) et Heureux mortels (1944) – expriment avec autant de force nombre de motifs majeur de son œuvre.

 Sorti en BR et dvd zone 2 français chez Tamasa

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire