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mercredi 28 octobre 2020

Prière d'extase - Funshutsu kigan - 15-sai no baishunfu, Masao Adachi (1971)


 Prière d’extase est une œuvre que l’on doit à Masao Adachi, figure emblématique du cinéma d’avant-garde japonais des années 60. Il signe le scénario de réussites majeures de Koji Wakamatsu dont il contribue à politisée, et participe à l’essor de la Nouvelle Vague Japonaise en écrivant pour Nagisa Oshima Le Retour des trois soulards (1968) et Journal d’un voleur de Shinjuku (1968). Adachi est une personnalité engagée qui fera partie de l’Armée rouge japonaise sur laquelle il tournera le documentaire Armée Rouge / FPLP : déclaration de guerre mondiale (1971) et qu’il accompagnera en Israël dans leur mission de libération de la Palestine. Il y séjournera trente avant un retour mouvementé au Japon qui passera par la case prison. 

Adachi a également une carrière de réalisateur où il cherchera aussi à affirmer son propos. Prière d’extase accompagne la dérive d’une jeunesse japonaise plongée dans une profonde dérive existentielle. Yasuko (Aki Sasaki) et ses camarades s’opposent aux carcans de la société en s’imposant une froideur émotionnelle, ainsi qu’en s’affranchissant de l’institution (on ne les voit jamais aller au lycée). Ils sont pourtant pris au piège lorsque les règles strictes qu’ils s’infligent sont mises à mal par la grossesse accidentelle de Yasuko. L’institution les rattrape et ils vont décider d’expérimenter le rapport charnel et d’en ressentir l’oubli dans une fuite en avant destructrice. Adachi exprime cela formellement, notamment en traduisant les états contradictoires de Yasuko. La bande-son est inondée de voix-off anonymes de jeunes filles lisant des lettres de suicide (inspirée de la poétesse Nabuko Nabusawa suicidée à dix-sept ans), ce qui apporte une forme de distanciation qui s’oppose aux tourments physiques concrets de la grossesse ressentis par Yasuko. 

Le noir et blanc clinique et la narration flottante sont l’expression de cette errance sans but. Le monde extérieur apparaît comme abstrait lors des déambulations où l’arrière-plan tokyoïte disparait dans la brume tandis que les intérieurs exposent des scènes de sexe détachées et sans éclat. Les protagonistes forcent un entrain et un désir absent, partagé entre le besoin et le refus de ressentir. L’adulte (que représente le personnage du professeur) symbolise ce contre quoi lutte ces jeunes gens, mais finalement aussi ce à quoi ils se raccrochent en grands enfants qu’ils sont restés. 

 

Cette indécision dans ce qu’ils recherchent amènera l’éclatement du groupe (symbolique dans une séparation en pleine rue où chacun retourne à un cadre conventionnel de la famille ou de l’école). Yasuko poursuit la démarche autodestructrice jusqu’au bout dans un final cathartique mais à l’envoutante portée mélancolique. La couleur s’invite alors, le montage se fait abstrait et une douce mélopée folk accentue le spleen de cette conclusion. Une œuvre fort intéressante donc mais dont la nature expérimentale demande une vraie implication au spectateur peu rompu au cinéma d’avant-garde japonais de l’époque.

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Carlotta

dimanche 25 octobre 2020

Fantôme d’amour - Fantasma d’amore, Dino Risi (1981)


 Pavie, fin des années 1970. Nino Monti, un conseiller fiscal connu, paie la place de bus d'une femme à l'air misérable et malade qui n'avait pas la monnaie. Le soir même elle le rappelle pour lui rendre ses 100 lires, et se présente : Anna Brigatti, qui fut son grand amour de jeunesse. Nino est troublé. Il cherche à la revoir, il la pense toujours aussi jeune et belle que celle qu'il a connue.

Fantôme d'amour s'inscrit dans un cycle de films sombres et désenchantés pour Risi où ses personnages sont hantés par leur passé, s'interrogent sur leur vieillesse. Âmes perdues (1976) explore ce poids du passé sous un angle funèbre lorgnant sur le surnaturel quand Dernier amour (1978) s'avère à la fois plus caustique et tragique avec le dernier tour de piste d'un amuseur. Fantôme d'amour croise ces deux facettes avec ce héros que le souvenir d'un amour perdu vient hanter. Nino (Marcello Mastroianni) chérit le souvenir d'Anna (Romy Schneider), romance passionnée de ses vingt ans dont il ne s'est jamais vraiment remis du départ.

Sa photo se dissimule encore à l'abri des regards dans sa bibliothèque, et c'est son visage qui lui apparait pour se donner la vigueur nécessaire lors des rapports avec son épouse au sein de leur mariage rangé et ennuyeux. Une rencontre impromptue (mais finalement pas tant que cela) la ramène à lui mais sous une allure vieillie et malade loin des doux moments d'antan. D'ailleurs Dino Risi ne fait pas intervenir l'image passée d'Anna sous forme de flashbacks, mais plutôt de séquences oniriques relevant du souvenir embelli, du fantasme. Lorsqu’Anna retrouvera ses traits juvéniles dans le présent, là encore la réalité de cette image sera questionnée par les évènements mystérieux et l'imagerie mortifère. 

Anna est un souvenir qui hante Nino et qui ne peut donc lui apparaître dans ses plus beaux atours que dans des environnements hantés. Risi en révèle subtilement les indices (ce fruit pourrissant dans une pièce lors de la visite de la villa), où nous avertit par la métaphore visuelle quand Anna se volatilise dans un lac qui s'avérera recéler un cadavre en son fond. L'esthétique grisâtre et la photo brumeuse de Tonino Delli Colli ajoutent à ce côté fantomatique et parfois hors du temps du film, relevant de l'humeur dépressive du héros mais aussi d'une réalité altérée par son esprit ou par de vraies manifestations surnaturelles. 

C'est la grande question du film, les morts hantent-ils les vivants ou inversement ? Nino ne peut pleinement aimer Anna que dans l'image mentale ou concrète (la photo) qu'il en a gardée, et fera montre d'un dégoût cruel quand elle lui réclamera un baiser sous ses traits fanés. Anna quant à elle ne peut retrouver sa beauté que grâce à l'amour intact entretenu par Nino, seul élément lumineux la rattachant au monde des vivants. Autrement sa face hideuse relève une nouvel fois du réel (le cancer qui l'enlaidit avant sa mort) mais aussi du mental avec cette fois une quête vengeresse d'outre-tombe qui lui confère une aigreur et une haine qui se répercutent sur son allure, même fantôme.

Nino refuse ainsi longtemps de voir ce que le spectateur a compris depuis un moment, car cela menace son équilibre psychologique. Non pas par la possibilité qu'Anna soit un fantôme, mais plutôt par le fait que sa "vraie" image ne correspondent plus à ce tendre passé qui l'a aidé à traverser une existence morne. Le film rejoint ainsi d'autres grandes œuvres sur l'obsession amoureuse oscillant entre le rêve et le fantastique (Le Portrait de Jennie de William Dieterle (1949), Peter Ibbetson d'Henry Hatthaway (1935), L'Aventure de Madame Muir de Joseph L. Mankiewicz (1947)) mais Risi en ôte toute la sève romantique pour n'en faire qu'une béquille fragile d'être fragiles et vieillissants, ne vivant plus qu'à travers leurs regrets. La dernière scène en est l'illustration la plus désespérée, la figure aimée devenant désormais la seule étincelle d'un être ayant cédé à ses failles et choisi définitivement le monde de l'illusion.

Sorti en dvd zone 2 français chez Pathé

jeudi 22 octobre 2020

Bigamie - The Bigamist, Ida Lupino (1953)

Mariés depuis huit ans, Eve et Harry ne peuvent avoir d'enfants. Déçue, Eve se consacre, pour l'essentiel, à ses affaires commerciales et délaisse sa vie de couple. De son côté, Harry exerce ses fonctions professionnelles dans une autre ville. Là, il finit par rencontrer Phyllis qu'il épouse et dont il aura un enfant. Il mène donc une double vie. Lorsqu’Harry et Eve se décident à adopter, une enquête préalable mettra au jour l'existence dissimulée d’Harry...

 Cet évènement, cette rencontre, ce hasard qui fait vriller un destin et nous enferme dans une spirale tragique… Voilà un thème au centre de la filmographie d’Ida Lupino, souvent sous un angle brutal et traumatisant avec la rencontre du serial-killer de Le Voyage de la peur (1953) ou l’héroïne violée d’Outrage (1950). Bigamie creuse le même sillon et emprunte également certains codes du film noir (la narration en flashback et voix-off), mais cette fois au service d’un drame d’un drame plus feutré où ne se joue pas une violence physique. 

Dans la vie réelle, un regard extérieur sur la situation de l’époux bigame Harry (Edmond O'Brien) se résumerait à un jugement lapidaire sur un être volage et dissimulateur. Ida Lupino adopte une approche subtile dans son étude de caractère, par les effets insidieux créant un fossé progressif dans le couple et la façon dont cela ouvre inconsciemment l’un des conjoints à la possibilité d’une rencontre. La performance subtile d’Edmond O’Brien traduit bien cela, tout en jouant habilement de la chronologie des évènements qui le coince dans une situation inextricable. C’est d’ailleurs un apport de cette narration façon film noir, la narration façonne dans excuses discutables à l’époux bigame en adoptant son point de vue tout en créant une réelle empathie quant au drame qu’il traverse. 

L’intelligence du traitement doit grandement à ce qui se jouait en coulisse de la production. Le scénariste du film Collier Young était encore un an plus tôt l’époux d’Ida Lupino, et aussi son partenaire de production et scénariste sur Never Fear (1950) et Le Voyage de la peur. Après leur divorce il se mariera à Joan Fontaine qui joue ici l’épouse légitime Eve. Parfaitement au fait des petits rien qui scindent progressivement un couple, Young et Lupino sondent par l’écriture et la mise en scène les vulnérabilités masculines comme féminines qui forcent le maintien ou la mise en place du modèle marital. 

Le dépit de sa stérilité fait plonger Eve dans le travail au point de négliger sa vie de femme et la proximité avec son époux, qui n’attend qu’un signe de sa part à travers les semi-aveux qu’il lance avant de commettre le vrai adultère. La conversation téléphonique où Eve expédie son allusion à une rencontre féminine, ou encore ce moment où elle lui tourne le dos avec désinvolture dans l’intimité de leur chambre. La mine lasse et résignée d’O’Brien se laisse ainsi piéger par la fragilité psychologique de Phyllis (Ida Lupino) qui a besoin de lui, puis par l’indépendance d’Eve qui redevient trop tard l’épouse prévenante qu’elle fut. La mise en scène et le jeu de l’acteur le montre comme constamment présent et absent, un regard soulignant la culpabilité d’être absent dans son autre foyer, un cadrage le mettant en amorce et parfois extérieur à la situation qu’il vit. 

Dès lors Harry nous apparait à la fois fort dans sa volonté de protéger ses deux épouses, mais aussi lâche l’incapacité de trancher et se laisser porter par les évènements. La destinée autant que la tendance à l’apitoiement fonctionnent et expriment ainsi comme les éléments intimes et la fatalité peuvent mener dans l’impasse. La magnifique fin ouverte (où les deux femmes demeurent amoureuses du fautif) résument parfaite le brio du traitement.

En salle

lundi 19 octobre 2020

Chanson pour l'enfer d'une femme - Onna jigoku uta: Shakuhachi benten, Mamoru Watanabe (1970)

Chanson pour l’enfer d’une femme est une œuvre que l’on doit à Mamoru Watanabe, pionnier du Pinku Eiga à l’instar d’un Koji Wakamatsu. Artisan prolifique du genre, Watanabe se caractérise par une cinéphilie marquée issue d’une enfance auprès d’un père tenancier de cinéma. Chanson pour l’enfer d’une femme est imprégné de cela puisqu’il s’inscrit dans la tradition du jidai-geki (film en costume) tout en surfant sur une mode contemporaine. Le film est la suite de Otoko-gorshi : gokuaku (Femme fatale : Benten la cruelle), décalque de la série à succès La Pivoine Rouge (pendant au féminin des films de yakuzas chevaleresque) dont Watanabe admirait le troisième volet Le Jeu des fleurs de Tai Katō (1969). Il décide donc d’en donner une relecture plus personnelle dans cette suite pour laquelle il s’adjoint les services d’Atsushi Yamatoya, scénariste emblématique de Koji Wakamatsu.

Le jidai-geki était un contexte peu prisé du Pinku Eiga dont les budgets modestes ne se prêtent pas à une reconstitution historique. Watanabe gère pourtant remarquable cet économie de moyens par sa science du cadrage, son usage des décors naturels et des décors studios épurés. On suit les aventures de Benten (Tamaki Katori, première grande star du Pinku), femme yakuzas traquée par de multiples ennemis et qui va se faire capturer en début de film. Malmenée et promise à une fin sanglante, elle est sauvée de justesse par Kisshoten, un mystérieux bienfaiteur avec lequel elle partage le même tatouage bouddhique, situé dans le dos. Ce point commun semble tisser entre eux une connexion qui les dépasse et relève du karma. 

Cela se joue dans la trame du récit où tout deux visent la même vengeance (envers Honda, ancien policier corrompu) mais surtout de manière symbolique et charnelle lorsqu’ils cèdent à leur désir en couchant ensemble. La mystique bouddhique domine leurs ébats lors des deux scènes d’amour. La première se déroule  dans un temple sous le regard de la statue de Kannon déesse de la miséricorde, et la seconde entremêle formellement sensualité et dimension mythologique. Les corps se chevauche physiquement, mais aussi par la grâce de fondus enchaînés hypnotiques où ce lien karmique s’exprime dans des effets de surimpressions. Les compositions de plans où s’entremêlent (et les tatouages qui l’impriment) la chair, les visages en extases et les artefacts bouddhistes. Tout cela contribue à adoucir le tempérament intimidant et dur de Benten, l’espérance et la découverte de l’amour contribuant à l’humaniser.

Cette notion de destinée se joue également entre Benten et Okayo, jeune fille innocente que tout le contexte oppressif tend à rejoindre la destinée criminelle de son aînée. La scène où elle est vendue et violée par Honda échappe d’ailleurs à la complaisance souvent douteuse de ce genre de séquence dans le Pinku. On ressent dans chaque étoffe de vêtements arrachés, chaque pan de son corps nu révélé violemment, la perte d’innocence et la meurtrissure de la jeune femme. La bascule entre le noir et blanc de la narration classique et la couleur des scènes de sexe (choix formel courant dans les premiers Pinku) accentue ainsi l’ivresse des sens lors des étreintes consenties quand l’effet prend des tours crus et cauchemardesques lors qu’on filme une agression. Watanabe déploie ainsi un spectacle captivant et surprenant tant dans le registre du jidai-geki que du Pinku. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Carlotta