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samedi 21 mai 2022

Cannibal Man, la semaine d'un assassin - La semana del asesino, Eloy de la Iglesia (1972)


 Employé dans une usine de découpe de viande, Marcos vit solitaire entre misère et déprime, dans sa cité d’immeubles gris, malgré sa petite amie Paula. Un soir que les deux s’embrassent sur la banquette arrière d’un taxi, le chauffeur les fait sortir et gifle la jeune fille. Marcos le tue involontairement. Paula le poussant à aller voir la police, il la supprime également. Mais chaque nouveau meurtre entraîne un témoin que Marcos doit éliminer. Il va se retrouver ainsi au centre d’une spirale meurtrière à laquelle il ne pourra pas échapper.

Eloy de la Iglesia reste un cinéaste méconnu hors des frontières espagnoles, et la reconnaissance concerne essentiellement la dernière partie de sa carrière. Entre 1980 et 1984, à travers des œuvres comme Navajeros (1980), Colegas (1982) et El Pico 1 et 2 (1983, 1984), de la Iglesia deviendra un des maîtres du cinéma « quinqui » scrutant la jeunesse espagnole délinquante et désœuvrée. La mort de Franco en 1975 aura permis une transition démocratique libérant un propos social plus frontal. Avant cela, Eloy de la Iglesia effectua ses premiers pas dans le cinéma de genre et masquant sa provocation au sein de ses codes. Des films comme El techo de cristal (1971), Nadie oyó gritar (1973), Le Bal du vaudou (1973) ou Juego de amor prohibido (1975) naviguent ainsi entre les influences du giallo, le Kubrick d’Orange Mécanique, Buñuel, Hitchcock pour proposer des thrillers subversifs mais parvenant à passer entre les mailles de la censure. Cannibal Man fait donc le pont entre ces deux périodes puisque mariant la provocation explicite des films « quinqui » à venir avec une esthétique associée au genre. 

Cette dualité nourrit Cannibal Man dès la scène d’ouverture. La caméra arpente un panorama urbain où se dessine la différence entre les riches dans les luxueuses tours résidentielles et les pauvres avec une modeste maison au milieu d’un terrain vague où un groupe d’adolescents jouent au foot. Au sein d’une de ses tours, le nanti et oisif Nestor (Eusebio Poncela) espionne les alentours aux jumelles, et plus particulièrement la maison où vit notre héros Marcos (Vicente Parra). Celui-ci est alanguit dans une certaine torpeur dans un intérieur dont les contours (les posters de jeunes femmes dénudées) trahissent une culture et des perspectives limitées. Le réalisateur appuiera ensuite dans les situations et dialogues toute la facette oppressante de cette société espagnole pour Marcos. Le côté patriarcal et moralisateur se ressent par les différentes tirades de jeunes femmes adultes évoquant la crainte de la réaction de leur père à leurs petits amis/fiancés (Paula (Emma Cohen) envers Marcos, plus tard Carmen par rapport à Esteban (Charly Bravo)), ou encore le regard accusateur des quidams face aux flirts publics des couple notamment dans le métro. En plus de cela Marcos est pressé par Paula de souscrire à l’institution du mariage, injonction qui le ramène de façon humiliante à sa modeste condition d’employé d’usine insuffisante et se présenter devant les parents de Paula. C’est en quelque sorte cette somme de frustrations qui mènent au premier meurtre, où jugé et rabaissé par un chauffeur de taxi, Marcos le tue accidentellement.

Dès lors la spirale criminelle est enclenchée. Tous les protagonistes proches de le démasquer, ou cherchant/l’incitant à se dénoncer à la police connaîtront le même sort. Déjà suffisamment écrasé par la vie et son quotidien, Marcos se refuse de manière quasi viscérale à subir l’autoritarisme ultime, celui de l’Etat à travers la police et la perspective de la prison. Symboliquement, tous les meurtres ont lieu dans la maison de Marcos, dans des circonstances où il est acculé et dont l’assassinat constitue la seule échappatoire. Les cadavres s’amoncèlent dans une même pièce de sa maison, concentrant toute la frustration et le ressentiment du personnage tandis que la puanteur envahissante traduit un sentiment de culpabilité croissant. Toutes les victimes de Marcos auront eu le tort de le prendre à parti, de le rabaisser et s’adresser à lui comme un enfant. Au départ Eloy de la Iglesia envisageait un acteur plus jeune et cet élément demeure dans le script bien que Vicente Parra soit un homme mûr, ajoutant encore à la tonalité décalée du film. Si le film se montre particulièrement gore et graphique dans ses scènes de meurtre, Marcos n’est jamais caractérisé comme un être psychotique et savourant ses éclats de violence. Le côté accidentel et oppressé pourrait faire penser à d’autres film de serial killer à l’approche voisine, mais jamais Marcos ne prend réellement goût à ses actes tels le Matt Dillon de The House that Jack Built (Lars Von Trier, 2018) et son environnement reste désespérément morne au contraire de l’approche poisseuse de Maniac de William Lustig (1980). 

Eloy de la Iglesia a reconnu la grande influence de Le Boucher de Claude Chabrol (1970), et comme chez ce dernier l’arrière-plan social constitue l’élément essentiel de l’escalade criminelle, de l’ambiguïté des personnages. La boucle de monotonie prolétaire de Marcos entre son domicile et son job fastidieux à l’usine rejoint celle bourgeoise de Nestor. Les deux hommes se reconnaissent implicitement et se rapprochent, imprégnant le film d’une tension sexuelle gay (renforcée par les traits androgynes de Eusebio Poncela) qui ne se concrétisera jamais directement. C’est une thématique récurrente de de la Iglesia lui-même homosexuel, et qu’il abordera plus explicitement dans ses films « quinqui ». Ironiquement les écarts de violence explicite seront tolérés par la censure qui se montrera en revanche impitoyable envers ce sous-texte gay qu’elle cherchera à gommer le plus possible. 

L’atmosphère trouble demeure néanmoins, la seule intimité, le seul lâcher-prise que s’autorisera Marcos consistant à un moment passé en compagnie de Nestor lors d’une scène de piscine. C’est également le seul face à qui il réfrénera ses pulsions meurtrières et dont le contact l’incitera à se dénoncer à la police. Tout le climat du film mène vers un sentiment de dégoût de soi, d’autodestruction qui forment une spirale inextricable se nourrissant d’elle-même, telle la viande de l’usine nourrie du corps des victimes de Marcos finissant ironiquement dans son assiette lors d’une séquence mémorable. Le seul moment où la pression s’estompe, c’est lors de cette proximité éparse entre Marcos et Nestor mais le film de façon diégétique et extradiégétique empêche cet apaisement d’aller plus loin.

Cannibal Man est une grande réussite dont la tonalité dérangeante et captivante demeure intacte, la filmographie d’Eloy de la Iglesia est un territoire à défricher d’urgence. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Artus

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