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dimanche 1 mai 2022

La Vengeance est à moi - Fukushū Suru wa Ware ni Ari, Shohei Imamura (1979)

En octobre 1963, la police découvre les cadavres de deux collecteurs de taxes dans la campagne. Le suspect est l’un de leurs collègues : Iwao Enokizu, un escroc plusieurs fois condamné. Réfugié dans une auberge d’Hamatsu, Enokizu se fait passer pour un professeur d’université et poursuit ses méfaits alors que son portrait est affiché dans tout le Japon. L’histoire vraie d’un tueur sans scrupules.

La Vengeance est à moi est le film du grand retour au cinéma pour Shohei Imamura après dix ans de purgatoire à la télévision. Devenu son propre producteur en créant sa société Imamura Production après son départ de la Nikkatsu, Immamura était désormais libre de signer des projets sans entraves et en radicalisant son approche. Les quatre films réalisés sous cette configuration (Le Pornographe (1966), L’évaporation de l’homme (1967), Profonds désirs des dieux (1968) et Histoire du Japon racontée par une hôtesse de bar (1970)) sont parmi ses plus brillants mais seront tous des échecs commerciaux qui le forcerons donc à travailler pour la télévision tout au long des années 70. 

La Vengeance est à moi dépeint les méfaits de l’escroc et serial-killer japonais Akira Nishiguchi rebaptisé Iwao Enoziku dans le film) qui, entre 1963 et son arrestation en 1964, assassina cinq personnes, traqué par la police durant une cavale de 78 jours. Cette histoire inspirera à l’écrivain Ryūzō Saki l’ouvrage éponyme La Vengeance est à moi qui servira de base au film de Shohei Imamura bénéficiant du financement de la Shochiku. Le film constitue à ce stade de la carrière du réalisateur une synthèse parfaite de ses thématiques. On retrouve ici l’approche entomologiste amorcée avec La Femme insecte (1963), plaçant le spectateur en observateur neutre de situations déviantes. Le portrait d’un protagoniste se construisant dans une narration éclatée (débutant ici par son arrestation avant de remonter le fil de sa vie et de son parcours criminel) traversant un récit à la fois intime et plus vaste de l’histoire contemporaine du Japon doit aussi à La Femme insecte.

Le film s’ouvre sur l’arrestation d’Iwao Enoziku (Ken Ogata) dont nous découvrons la personnalité exubérante durant les interrogatoires où il est insensible aux intimidations policières. Imamura déploie alors son regard entomologiste en nous faisant remonter de façon froidement informative le fil de l’enquête de police entre inserts de temporels et géographiques, interrogatoires des personnes ayant côtoyées le coupable. La loupe grossit progressivement le spectre, d’abord en nous montrant un éprouvant double assassinat où tout le paradoxe d’Enoziku se dessine. Avenant, débonnaire et goguenard pour s’attirer la confiance de ses victimes puis exprimée brutalité sèche au moment de les exécuter, presque toujours à des fins pécuniaires. 

Le microscope d’Imamura se fait plus précis encore avec la rencontre de la famille du criminel dans le cadre de l’enquête, puis d’un retour en enfance. Iwao Enoziku s’avère ainsi le pur produit du Japon contemporain dont il cherche à s’affranchir des codes et de l’hypocrisie dans son odyssée criminelle. Il a observé l’ostracisation et la maltraitance envers son père (Rentarō Mikuni) de confession chrétienne dans le Japon belliciste des années 30. Jeune adulte il cherche à s’affranchir de cette rigueur dans le crime et constate la facticité du modèle institutionnel de la famille japonaise dans l’attirance coupable entre son père et sa propre épouse Kazuko (Mitsuko Baishō). Imamura ne justifie ou n’explique rien de la dérive de son héros, mais dépeint méticuleusement les maux d’une société et d’un environnement intime qui conduit à ce type de personnalité hors-normes.

Enoziku est autant le produit que la conséquence du monde qui l’entoure, ce qui permet à Imamura d’observer un avilissement collectif, que ce soit ce relent de Cochons et cuirassés (1961) où le héros est complice des exactions de l’occupant américain, et plus tard ses arnaques relèvent de l’avènement du capitalisme et de la société de consommation du Japon des années 50. Cette absence de jugement moral est d’autant plus marquante dans la manifestation du désir charnel, où il s’affranchit des conventions morales voire religieuses en mettant à l’épreuve la piété du père et la fidélité de la belle-fille dans l’intimité d’un onsen puis du foyer.

Enoziku apparaît ainsi comme une émanation déviante de tout ce qui s’ouvre de façon sournoise économiquement, de tout ce qui se refuse socialement, dans ce Japon contemporain - et de façon indélébile comme l'exprime la séquence finale. Il n’est pas seulement le mauvais génie des failles des autres, mais aussi une figure vulnérable qui punit ses victimes anonymes plutôt que la source familiale à laquelle il voue son ressentiment. Imamura laisse d’ailleurs d’habiles zones d’ombres comme le rôle de cette mère (Chocho Miyako) semblant flatter ses bas-instincts. Dès le personnage ne peut s’exposer et montrer sa vulnérabilité qu’au contact de parias qui lui ressemblent. 

C’est toute la force d’une dernière partie où Enoziku s’immisce dans une auberge tenue par une fille (Mayumi Ogawa) et sa mère (Nijiko Kiyokawa) tout aussi parias moraux que lui, partageant un passé criminel et une moralité douteuse. S’il ne peut se fondre dans les faux-semblants de sa propre famille, Enoziku ne peut davantage accepter le miroir que lui renvoie celle de substitution. Ken Ogata livre une prestation phénoménale, brillant de détachement pour de savoureux moments d’humour noir (ce placard ouvert laissant découvrir le cadavre de sa dernière victime) et d’une fébrilité touchante malgré le monstre qu’il incarne. Savoir nous égarer, nous interroger dans un tourbillon de sentiments contradictoires, c’est tout le talent de Shohei Imamura qui signe là un de ses chefs d’œuvres. 

Ressort en salle le 11 mai

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