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jeudi 16 juin 2022

Le destin se joue la nuit - History is Made at Night, Frank Borzage (1937)


 Le riche armateur Bruce Vail tente de surprendre son épouse en galante compagnie afin de pouvoir divorcer. Elle est heureusement aidée par un sympathique quidam, Paul Dummond dont elle tombera amoureuse.

History is made at night est une merveille de romance hollywoodienne, dans ce qu'elle a de plus emphatique et imprévisible. Au départ il n'y a que ce titre chargé de promesses, History is made at night, et un embryon de script de deux pages, mais qui poussent le producteur à initier le projet et à solliciter Frank Borzage pour le réaliser. Ce dernier se montre tout aussi charmé par l'intitulé que circonspect face à la maigreur du postulat mais va se laisser convaincre par Wanger de le réaliser. L'écriture n'avance pas suffisamment vite et quand arrive le début du tournage, Borzage ne dispose que de 22 pages de scénario. Ce dernier va donc s'écrire au jour le jour, et se délester dans ses incroyables ruptures de ton de la progression dramatique logique qu'aurait amené une production moins placée dans l'urgence. Frank Borzage est déjà à l'époque un véritable maître du mélodrame, ayant signé de véritables chefs d'œuvre durant sa période muette avec L'Heure suprême (1927) ou L'Ange de la rue (1928), ainsi qu'à l'orée du parlant sur Liliom (1930) et bien sûr L'Adieu aux armes (1932). Il brillera encore ensuite avec des mélos véritablement engagés dans Trois camarades (1938) et La Tempête qui tue (1940). Toutes ces réussites se caractérisaient par une alchimie idéale sentimentalité et un lyrisme formel à la fois emphatique et épuré qui lui vaudront l'admiration des surréalistes.

Dans History is made at night, il recrée cette magie non pas dans la force du déploiement de son récit, mais dans une suite de moments forts auxquels il parvient à chaque fois à donner un cachet unique. Les genres, les tons, les situations disparates et en apparence incohérentes s'entrechoquent tout au long de l'histoire - cela se traduisant aussi sur l'esthétique, des premières minutes quasi expressionnistes, on passe à la sophistication romantique, sans parler du virage spectaculaire final. Irene (Jean Arthur) est une épouse oppressée par la jalousie maladive de de son riche époux armateur Bruce (Colin Clive) qu'elle décide de quitter. Ce dernier afin d'empêcher le divorce et poussé par cette obsession d'être trompé décide de lui jeter son chauffeur dans les bras afin de la coincer. Paul (Charles Boyer) chef de salle dans un restaurant parisien, croise la malheureuse aux prises avec son "amant" avant l'arrivée imminente du mari et décide de la secourir en se faisant passer pour un voleur. 

Toute cette suite d'informations et d'évènements sont déroulés avec une efficacité narrative redoutable qui pousse au bout d'un quart d'heure nos deux héros dans les bras l'un de l'autre. Borzage va constamment fonctionner sur une logique d'urgence qui introduit ces situations rocambolesques, et d'aparté constituant le sursis apaisé où les amants peuvent se découvrir, s'aimer. C'est le cas dans la magnifique scène de restaurant les idées ludiques pleuvent pour instaurer une proximité entre les personnages tant par des rituels naissants qui façonnent leur complicité (le menu du restaurant le Château Bleu qui reviendra plusieurs fois) et également permettre les confidences sans épanchements trop prononcés (l'interlocutrice imaginaire que Charles Boyer dessine sur sa main). C'est un pur moment de romantisme suspendu qui scelle l'amour indéfectible entre Irene et Paul, mais qui sera mis à rude épreuve par les manœuvres du mari jaloux et véritablement machiavélique.

Sans entrer dans les détails qui vont séparer le couple, le scénario ose les ruptures de ton les plus folles, dans le registre comique comme dramatique pour montrer ses héros forcer ou subir le destin. Tout cela conduit à chaque fois à une superbe idée romanesque, le rire de voir Charles s'imposer maître de salle d'un restaurant new-yorkais où il a poursuivi Irene menant à cet argument insensé où il garde constamment réservée une table de l'établissement dans le fol espoir qu'elle y passe un jour (ce qui ne manquera pas d'arriver bien sûr). Les acteurs sont ici au sommet de leur charme et photogénie, Borzage usant brillamment de leur opposition de caractère. Jean Arthur brille souvent par la fébrilité et vulnérabilité de ses interprétations, facette qu'elle exprime ici mais qui s'estompe sous le regard aimant, les bras protecteurs et les mots doux de Charles Boyer. Ce dernier au contraire excelle dans une forme de décontraction pince sans rire teintée de fatalité, et parvient soudain à laisser entrevoir une tension, une fragilité et maîtrise moins assurée de son environnement. Paul ne peut plus traverser les évènements avec distance et nonchalance, Irene au contraire ne subit plus ces évènements et se redresse, tous deux mûs force qui les dépasse. A l'opposé Bruce l'époux jaloux une force négative uniforme, animé à sa façon par une pulsion amoureuse également mais malfaisante car ne reposant que sur la possession et la domination. Son épouse est comme ses employés où ces yachts, elle lui appartient et ne peut pas se dérober à lui.

Alors que l'ensemble aurait déjà la matière de deux ou trois films, la spectaculaire dernière partie va encore plus loin dans l'excès. C'est finalement le schéma entrevu depuis le début qui se reproduit mais dans des proportions monumentales. On rejoue le moment suspendu et éphémère du couple sur un bateau, les gimmicks qui les ont accompagnés depuis le début (le menu, l'ami chef italien César présent à bord) et l'élément perturbateur qui prend cette fois des proportions "titanesques". La force de l'amour unissant Paul à Irene se mesure à l'échelle des obstacles qui se posent face à eux et l'on se retrouve avec une spectaculaire scène de naufrage qui fait basculer l'ensemble dans le film catastrophe. C'est d'ailleurs à se demander si James Cameron a vu ce film tant le triangle amoureux est quasi similaire à celui de Titanic (1998), plusieurs péripéties menant à la catastrophe et la nature pathétique et possessive de son méchant nanti. En faisant de la connexion et de l'interaction de son couple le moteur de l'histoire plutôt que sur une "logique" narrative classique, Frank Borzage parvient conférer à l'ensemble une cohérence pourtant impossible et emporter le spectateur dans tous les soubresauts démesurés de sa romance. Du grand mélo.

Sorti en bluray et dvd zone 1 chez Criterion et doté de sous-titres anglais

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