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lundi 13 juin 2022

Shanghai Triad - Yao a yao yao dao waipo qiao, Zhang Yimou (1995)


 Recruté par un oncle appartenant à une Triade Shangaïenne, un jeune garçon de province arrive dans l'univers cosmopolite de la Shanghai des années 1930, pour être le serviteur de la maîtresse d'un prince du crime.

Vivre ! (1994) et son propos politique plus explicite qu'à l'accoutumée avait profondément déplu au gouvernement chinois, ce qui valut à Zhang Yimou un an d'interdiction de tournage, et notamment de bénéficier de financements étrangers pour ses films chinois. Le projet Shanghai Triad justement une coproduction internationale (en partie financé par UGC en France) ne pourra être validé qu'en bénéficiant de capitaux chinois et donc implicitement un droit de regard qui empêcherait "l'écart" de Vivre !. C'est donc tout à fait sciemment que Zhang Yimou choisit de réaliser un film de gangster dont l'orientation de genre le rend moins politique. Il adapte là un roman de Li Xiao dont les principaux changements seront d'étoffer le personnage de Gong Li et de basculer vers un point de vue plus innocent à travers le jeune adolescent joué par Wang Xiaoxiao. 

Les postulats de Le Sorgho rouge (1987), Ju Dou (1990) et Epouses et concubines (1992) voient les héroïnes incarnées par Gong Li arrachées à leurs familles et campagnes pour être les compagnes de vieillards libidineux et tyranniques avant que les récits ouvrent la voient d'une possible émancipation. Shanghai Triad est en quelque sorte le film de l'après, celui où cette quête de liberté à échouée, où l'héroïne s'est soumise au système et a été pervertie par lui. C'est le destin de Bijou (Gong Li), maîtresse du parrain (Li Baotian) d'une triade chinoise. Contrairement aux films précédents, Zhang Yimou adopte le point de vue de Shuisheng (Wang Xiaoxiao), jeune provincial embauché pour être le serviteur de Bijou, pour révéler progressivement son héroïne mais aussi ce monde sous-terrain du crime à Shanghai. Le faste luxuriant des cabarets où se réunit la pègre se conjugue à la superficialité et au dédain de Bijou à travers le regard de Shuisheng. 

L'apparence fausse de famille protectrice de cet univers de la pègre tout dévoué à son Boss dissimule une violence sanglante qui se révèlera peu à peu, tandis que les liens amoureux apparaissent tout aussi vain dans l'adultère assumé de Bijou avec le bras droit de son protecteur. Zhang Yimou sans doute doté de son plus gros budget à l'époque déploie une reconstitution somptueuse tout au service de l'hédonisme de ce monde clos avec des séquences de spectacle étincelantes, et l'élégance tapageuse de Gong Li changeant de tenue à chaque apparition. L'émerveillement de la découverte se dispute à la peur pour Shuisheng, Yimou jouant de son ressenti naïf pour rendre l'horreur des rixes et exécutions d'autant plus sanglantes en les montrant hors-champs ou après la bataille. Il en va de même pour Bijou dont la beauté subjugue l'adolescent qui déteste pourtant cette femme hautaine et capricieuse qui le rudoie.

Le cadre essentiellement intérieur, claustrophobe et citadin de la première partie traduit cette idée de monde clos où les plus forts imposent leurs codes, où les plus faibles se soumettent. La seconde partie rurale sert de révélateur aux personnages qui vont dévoiler, pour le meilleur et pour le pire, leur vrai visage. Une nouvelle fois Zhang Yimou passe par son jeune héros pour traduire cette bascule, où il va se rapprocher de Bijou. Celle-ci, en réalité une fille de la campagne elle aussi, voit les souvenirs de sa propre perte d'innocence lui revenir en se liant à une paysanne et à sa fillette Ajio (Yang Qianquan). La beauté précoce de l'enfant en fait déjà une proie pour le parrain qui pense en faire une future concubine, et l'on devine progressivement que Bijou a vécu la même destinée.

Tandis que cette menace plane ainsi que celle d'un autre règlement de compte criminel, l'environnement campagnard, verdoyant et minimaliste amène une tonalité plus introspective. Les regrets de ce paradis perdu, tant physique que mental, du monde de l'enfance et de la nature se font jour dans les interactions enfin bienveillantes entre Shuisheng et Bijou. Ce leitmotiv de l'enfance imprègne une des plus belles scènes du film, lorsque Bijou chante avec Shuisheng et la petite Ajio la comptine enfantine Row, row, row to Grandma Bridge que les trois personnages connaissent, ce qui traduit leur innocence et leur exposition face à la violence et oppression qui les entoure. Le titre chinois du film, Yáo a Yáo, Yáo Dào Wàipó Qiáo porte d'ailleurs le nom de cette comptine et appuie la nature centrale de cette thématique.

Le film, peut-être à cause du contexte évoqué plus haut pour le réalisateur, n'atteint cependant pas tout à la fait la perfection de ses précédentes réussites. Le récit ne prend vraiment son envol que dans la deuxième partie alors que la première se perd parfois un peu dans le filmage de sa reconstitution splendide. De plus le réalisateur était passé maître dans l'art de la conclusion tétanisante (Ju Dou et Epouses et concubines en tête) mais ici, le rythme inégal n'amène pas la montée en puissance dramatique habituelle vers la tragédie du final. Si un certain effet choc manque cette fois, la résignation et la sensation d'éternel et cruel recommencement de cette conclusion marque cependant. Une nouvelle réussite qui marquera la fin de l'âge d'or initial de Zhang Yimou et de son association (professionnelle et amoureuse) avec Gong Li puisqu'ils ne se retrouveront que pour le poussif La Cité interdite (2006) bien plus tard.

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner

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