Le succès commercial et critique de Brutal (1980) va entraîner naturellement la reprise de l'association entre le producteur Jesse Ejercito, la réalisatrice Marilou Diaz-Abaya et le scénariste Rick Lee avec Moral, deuxième volet de la trilogie féministe de Marilou Diaz-Abaya. Il s'agira d'un prolongement thématique du film précédent, mais certainement pas d'une redite quant à l'approche choisie. Après le film-dossier frontal et éprouvant de Brutal, Moral se présente davantage comme un récit d'apprentissage dans la lignée de Le Groupe de Sidney Lumet (1966) ou encore le film russe Moscou ne croit pas aux larmes Vladimir Menshov (1979). On y retrouve ce postulat d'observation d'un groupe de jeunes femmes à travers leur entrée dans l'âge adulte, leur quête d'identité, peines de cœurs, et ici associées aux spécificités (et plus particulièrement patriarcales) de la société philippine.
Le film s'ouvre sur ce qui constituait l'argument principal de Brutal, une cérémonie de mariage de convenance car il s'avère que la mariée est enceinte. Il s'agit de Maritess (Anna Marin), jeune étudiante certes pas aussi contrainte que dans le film de 1980, mais suivant la norme plutôt que s'attirer les foudres du jugement moral. Elle va exposer un pan du patriarcat déjà exploré par Marilou Diaz-Abaya mais de façon (dans un premier temps) moins violent, tandis que ces trois amies Kathy (Gina Alajar), Joey (Lorna Tolentino) et Sylvia (Sandy Andolong) vont permettre de développer des questionnements différents. Chacune des jeunes filles révèlent dans leur attitude une impasse face à l'oppression masculine inhérente aux normes de la société philippine. Joey assume une liberté sexuelle et un refus de l'attachement en multipliant les amants éphémères. Cette émancipation de façade dissimule pourtant la blessure de l'abandon de sa mère lors de ses dix ans, cette dernière fuyant justement l'autoritarisme d'un mari épousé trop jeune car enceinte. En gagnant chèrement sa liberté, cette mère a causé le déséquilibre émotionnel de sa fille incapable de s'attacher, ou maladroite quand elle s'y risque avec son ami militant Jerry (Michael Sandico). Sylvia, mère célibataire et indépendante, ne vit quant à elle que dans le souvenir de son époux Robert (Juan Rodrigo), parti du foyer pour assumer son orientation homosexuelle. Enfin Kathy rêve de réussir dans la chanson mais se heurte à la fois aux limites de son talent et des mœurs du monde du spectacle où la coucherie est un accélérateur vers la notoriété.On s'éloigne du formalisme stylisé et parfois agressif de Brutal pour donner dans la chronique (même si tout aussi soignée magnifique photo pastel de Manolo Abaya entre réalisme et revue de mode ), mais on retrouve le talent de Marilou Diaz-Abaya pour capturer un esprit profondément urbain et contemporain. Alors que la trame et les milieux défavorisés illustrés dans certains classiques du cinéma philippins comme Manille (1975) ou Insiang (1976) donnaient presque l'impression de pouvoir se dérouler très antérieurement à la période de leur intrigue (comme des archétypes de mélodrames), Moral tout comme Brutal sont dans leur fond et leur forme des œuvres profondément modernes. Les quatre héroïnes semblent issues de la classe moyenne voire aisées et le patriarcat ne s'exerce pas sur elle par le biais économique, mais par un conditionnement social, des maux intimes plus profonds. Ainsi les moments joyeux et insouciants sont légion à travers les facéties du groupe d'amies qui sort en boite de nuit, prennent des drogues et pour certaines prennent un amant passager, mais pour à chaque fois être rattrapées par une culpabilité, un jugement extérieur, un malheur (grossesses indésirées) comme retour de bâton à leur audace. L'intérêt du scénario est de ne pas être binaire, les choix de vie de toutes les héroïnes, qu'elles soient dans la norme ou non, étant remis en question car ne découlant pas véritablement de leurs envies, ou si oui montrant vite ses limites.Maritess mariée de plein gré est ainsi vite prise au piège dans la famille de son époux, le cadre (la maisonnée commune où circule tous les enfants), les dialogues et situations lui rappelant qu'en tant que femme, son devoir s'arrête à procréer et surtout pas d'avoir des envies personnelles - alors qu'elle aspirait à une carrière de journaliste. Sylvia s'accroche aussi à un ex-mari ayant su accepter son penchant, le film se montrant très direct pour illustrer l'homosexualité. Sylvia est la figure la plus autonome mais finalement celle la plus dépendante d'un homme. On comprend que le problème est plus complexe que le désir ou le rejet des hommes, la coexistence ou la séparation avec eux, mais réside dans les fondations d'un système où le rapport doit être plus équilibré - une subtilité déjà appréciable dans Brutal. On le comprend notamment lors des tentatives infructueuses de Kathy dans le monde de la chanson, où elle est tout autant victime des avances d'une manager lesbienne que d'un vieux producteur libidineux.Les quatre héroïnes sont très attachantes et chaque destin se suit avec intérêt, tout en révélant progressivement une éprouvante noirceur pour traduire les maux qu'elles subissent et infligent. Joey montre son handicap affectif lors d'une surprenante scène où elle malmène une enfant, cette aversion qui se traduisant plus tard physiologiquement par son incapacité à en avoir lors d'une fausse-couche. Au contraire les accouchements répétés de Maritess sont une expression subie de la maternité, encore plus quand elle résulte de viols conjugaux que Diaz-Abaya nous montre sans fard. L'addiction à l'homme débouche sur une prison, mais son rejet est tout autant une impasse. La conclusion n'est donc pas supposée apporter de solution toute faite et laisse même planer des doutes sur l'avenir de certaines (Maritess retournant avec son époux repenti), mais d'appuyer sur la profonde amitié et sororité qui unit les quatre amies. C'est donc ensemble, libres et joyeuses qu'on les quitte roulant vers un futur qu'elles sauront affronter par l'entraide. Le film par sa structure plus lâche n'eut pas à sa sortie le même succès que le choc plus direct que provoquait Brutal, mais semble à force de rediffusions télévisées et reconnaissance critique plus tardive être devenu un véritable classique du cinéma philippin, étant classé en 2019 meilleur film philippin réalisé par une femme.
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