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dimanche 14 janvier 2024

Drame dans un miroir - Crack in the Mirror, Richard Fleischer (1960)


 Crack in the Mirror est une des productions pilotées par Darryl F. Zanuck durant ses "vacances" de la 20th Century Fox. Après avoir quitté le studio en 1956, Zanuck s'installe en Europe où il a carte blanche pour monter certains projets financés par la Fox. Parmi eux, on trouvera donc Crack in the Mirror qui lui est suggéré par sa maîtresse du moment, la chanteuse française Juliette Greco. Tombée sous le charme de Greco à l'occasion du casting de Le Soleil se lève aussi (1957), Zanuck l'impose sur ses productions suivantes comme Les Racines du ciel de John Huston (1958). Crack in the Mirror est adapté du roman éponyme de Marcel Haedrich, ami de Juliette Greco séduite par l'intrigue et qui en parle à Zanuck qui va donc produire l'adaptation. Si Zanuck avait déjà orienté du temps de la Fox les projets vers de grands sujets et des systèmes de production novateurs, avec Crack in the Mirror on trouve une veine intellectuelle et européenne plus prononcée.

Le dispositif du film est ainsi assez surprenant et annoncé dès le générique, affichant le casting sous deux visages apparaissant en portrait dans un miroir, l'un séduisant et bourgeois, l'autre prolétaire et intimidant. Les mêmes acteurs jouent ainsi des rôles jumeaux et des situations miroirs se différenciant par le milieu social. D'un côté la jeune veuve Eponine (Juliette Greco) subit la présence du vieil amant ouvrier acariâtre Hagolin (Orson Welles) tout en fréquentant secrètement son nouvel amour, le jeune et vigoureux Robert (Bradford Dillman). Le même triangle amoureux se forme du côté des nantis avec l'avocat prestigieux Lamodier (Orson Welles) ignorant la liaison nouée entre sa jeune compagne Florence (Juliette Greco) et son assistant Lancastre (Bradford Dillman). Un drame sordide se noue du côté des pauvres avec l'assassinat de Hagolin par Eponine et Robert, faisant basculer le récit dans le judiciaire. Les nantis observent et s'impliquent dans le procès concernant leurs doubles dans la situation morale, et double par les acteurs jouant donc des rôles miroirs. 

On s'interroge longtemps sur la manière dont les deux récits peuvent réellement se connecter dramatiquement, d'autant qu'il suscite chacun un intérêt inégal. Le pan prolétaire est captivant à travers la prestation ambiguë de Juliette Greco, mi-ange, mi-démon, qui manipule et pousse au crime tout en apitoyant les plus naïfs et c'est elle qui inspire les fulgurances de Richard Fleischer. La manière dont dans les deux rôles elle endort et influence ses amants repose par une incroyable tension sexuelle, notamment le moment où elle éteint les réticences de Robert en se rapprochant et se frottant langoureusement à ses genoux, la caméra quitte la jeune femme pour s'arrêter progressivement sur le visage de Bradford Dillman qui ne peut plus lutter. Juliette Greco est vénéneuse et insaisissable, tout aussi opaque en meurtrière des bas-fonds qu'en bourgeoise adultère.

C'est par elle que se crée le lien dans la scène de procès jusque-là moins palpitante que celle extraordinaire de Le Génie du mal (1959) du même Fleischer, reposant plus sur de grands questionnements sociaux et moraux quand Crack in the mirror observe avant tout l'intime. Alors que l'assassinat de son double empêche l'union entre Greco et Dillman, la découverte de la liaison par Lamodier l'incite à une plaidoirie vindicative dans laquelle il touche juste dans les deux niveaux du récit. Fleischer s'attarde sur le visage de Greco lors de la tirade cinglante affirmant qu'elle restait avec Welles pour son argent et courait vers Dillman pour son corps, les méthodes différant entre elles par le seul parcours social mais la finalité étant la même. Malgré l'équilibré ténu pour maintenir cohérence et intérêt à l'ensemble, l'exercice est suffisamment original et intéressant pour réellement captiver.

Vu à la Cinémathèque française dans le cadre de la rétro Richard Fleischer

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