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jeudi 4 janvier 2024

Priscilla - Sofia Coppola (2024)


 Quand Priscilla rencontre Elvis, elle est collégienne. Lui, à 24 ans, est déjà une star mondiale. De leur idylle secrète à leur mariage iconique, portrait d’une adolescente effacée qui lentement se réveillera de son conte de fées pour prendre sa vie en main.

Après le flamboyant Elvis de Baz Luhrmann (2022), Priscilla est la possibilité d'observer un autre point de vue du King, bien moins souvent traité (et grandement esquivé par Luhrmann dont l'intérêt se portait ailleurs), celui de son épouse précoce Priscilla Presley. Le film permet à Sofia Coppola d'offrir une nouvelle variation, possiblement définitive, de son grand thème autour du spleen des jeunes filles, du passage (ou de l'impossibilité) à l'âge adulte dans des récits d'apprentissage aussi vaporeux que douloureux. On retrouve dans Priscilla cet art de la description du temps suspendu dans lequel réside l'ennui adolescent (Virgin Suicides (1999)), le dépaysement et l'émerveillement face à un monde inconnu (Lost in translation (2003)) et la gravitation de pensées, d'un destin, autour d'un homme parent ou possible amant mais dont les failles empêchent d'endosser ce statut (Louis XVI dans Marie-Antoinette (2006), Stephen Dorff dans Somewhere (2010)). L'effet miroir est le plus évident avec Marie-Antoinette, le quotidien de rock star d'Elvis Presley exerçant de loin le même pouvoir de fascination que la cour de Versailles, et de près offrant un même envers douloureux et désabusé.

Sofia Coppola se base principalement sur Elvis et Moi, mémoires de Priscilla Presley publiées en 1985. Elle a de plus longuement échangé avec l'intéressée (qui est coproductrice du film) pour capturer au plus près l'expérience qui fut la sienne. Dès le générique, la réalisatrice parvient à mêler ce souci de fidélité avec la thématique centrale du récit, en nous faisant entendre le morceau Baby I love you. C'est un des plus grands tubes de The Ronettes, groupe féminin produit par Phil Spector et dont les paroles constituent la déclaration d'amour la plus naïve et fébrile qui soit, traduisant ainsi la force de la passion de son interprète. Cela faisait sens en coulisses pour le morceau original et contemporain de la période du film (la relation entre la chanteuse Ronnie Spector et le tyrannique producteur Phil Spector), mais Sofia Coppola par son génie de l'anachronisme choisit de placer la reprise faite par le groupe punk The Ramones bien plus tard, en 1980 sur leur album End of the Century. L'amour inconditionnel est donc là bien exprimé, mais les sentiments à venir de Priscilla sont déjà prononcés, guidés par un homme de façon extradiégétique avant de l'être dans la réalité de sa grande romance à venir.

La problématique sulfureuse de la différence d'âge entre Priscilla et Elvis lors de leur rencontre (elle a 14 ans quand lui en a 24) n'est pas écartée, mais le drame s'y rattachant ne reposera pas sur les ressorts attendus. Priscilla (Cailee Spaeny) fait la connaissance d'Elvis (Jacob Elordi) sous son jour le plus vulnérable. Loin des siens, mobilisé en Allemagne par l'armée et fraîchement endeuillé par la mort de sa mère à laquelle il était profondément attaché. Ce n'est donc pas Elvis la rock star qui se présente aux yeux de l'adolescente Priscilla, mais l'homme meurtri en quête d'une attention sincère. Sofia Coppola écarte le spectre de la prédation sexuelle tout en le laissant implicitement planer, mais sur un registre plus mental que physique. C'est parce qu'il est Elvis que Priscilla accepte imprudemment de le suivre dans sa chambre lors d'une de leurs premières rencontres, c'est pour la même raison qu'il se permet de lui voler un baiser à ce moment-là. L'emprise physique est une possibilité de tous les instants mais ce n'est pas ce que Elvis, pouvant aisément emmener n'importe quelle groupie énamourée dans son lit, recherche. Cet être écorché attend une compagnie douce, désintéressée, et entièrement dévolue à ses humeurs. C'est ce que lui offre Priscilla dont la force des premières amours est décuplées par l'aura de l'objet de son affection, capable d'une moue séductrice de briser l'interdit parental et lui autoriser des expériences impensables pour une fille de son âge. 

Sofia Coppola gradue habilement la bascule dominant/dominée progressive du couple, par des incitations qui ne semblent pas en être (les pilules évitant la fatigue), mais surtout par la transition d'environnements "neutres" et surtout collectifs (cinéma, restaurant) vers l'exclusivité du monde d'Elvis Presley. Le monde extérieur s'estompe pour se réduire au portail et aux intérieurs luxueux de Graceland, la propriété d'Elvis. Priscilla passe d'une attention exclusive d'Elvis dans un cadre classique où il cherchait à la séduire, à une position d'attente tout aussi exclusive aux allées et venues du rockeur une fois qu'elle a intégré son univers. Le seul lieu où il n'a d'yeux que pour elle est la chambre, sinon elle reste une ombre dans le tumulte de sa cour lorsqu'il est présent, et une silhouette isolée dans l'immensité des pièces de Graceland en son absence. C'est à ce niveau spatial que se ressent aussi le décalage d'âge de Priscilla. Sofia Coppola fait ressentir de manière physique la jeunesse de Priscilla, multipliant les plans larges où sa taille d'enfant jure avec l'entourage majoritairement adulte et masculin d'Elvis, elle fait figure de fillette lorsqu'elle fait face pour la première fois à la bâtisse de Graceland lors de son arrivée. Priscilla est dominée, enveloppée par l'environnement d'Elvis (il baisse toujours les yeux vers elle comme sa chose, elle lève toujours les yeux vers lui comme son dieu) pour peu à peu ne plus exister que par lui aux yeux des autres, telles ses camarades de lycée l'observant toujours de loin et ne la voyant qu'en fiancée du King.

L'aspect sexuel est très subtil, puisque comme évoqué plus haut Elvis n'est jamais dépeint comme un prédateur. Ce n'est pas la jeunesse de Priscilla qui l'intéresse mais sa soumission, la dévotion née de son inexpérience. C'est le fait de pouvoir la faire languir, d'en disposer et de la façonner à sa guise qui ramène toujours Elvis vers elle, jusqu'à renverser la dynamique pour faire de Priscilla celle en demande d'expérience charnelle. C'est lui qui semble faire don de son corps et par cet honneur qui lui est accordé Priscilla doit accepter les tromperies tant qu'il daigne revenir la satisfaire. Dès lors le sexe n'est pas le plus important de ce qui se déroule dans la chambre mais plutôt le prolongement à échelle intime du modelage de Priscilla, amante soumise au goût du jeu de rôles de son homme lors d'une séquence torride, et compagne suivant ses injonctions vestimentaires à l'extérieur. Dès que Priscilla en dévie en privé ou public, l'image du prince charmant se dérobe (une bataille de polochon qui vrille car Priscilla a frappé comme un "homme"), mais paradoxalement aussi dès qu'elle se conforme plus spécifiquement à l'image que lui impose Elvis, ce dernier s'éloigne en quête d'une nouvelle "poupée".

C'est captivant tout en maintenant en sourdine la réalité violente de cette relation. Jacob Elordi est à ce titre fascinant en Elvis de l'intime, tellement malléable par tout son environnement (le colonel Parker est invisible tout en étant omniprésent pour éteindre toutes les lubies déviant Elvis de son rôle de machine à cash) qu'il ne se montre faussement vulnérable et véritablement tyrannique qu'avec Priscilla. Cailee Spaeny est aussi convaincante en adolescente émerveillée qu'en femme acquérant sa maturité, et c'est la finesse de ses expressions, son langage corporel tour à tour emprunté et assuré (l'amusante scène de cours de karaté est tout sauf gratuite) qui traduisent l'évolution du rapport Elvis/Priscilla. La gêne et le malaise transparaissent sans avoir besoin d'être explicité dans les scènes de chambre où elle est trop jeune pour ses postures aguicheuses, pour ses nuisettes séductrices, puis lors de la dernière rencontre avec Elvis elle l'écrase de sa présence tranquille quand il apparaît de plus en plus désorienté. La spatialité a une nouvelle fois exprimé la mue, la photo vaporeuse du faux rêve/conte claustrophobe de Graceland laisse place aux vibrations solaires de Los Angeles pour traduire l'émancipation. La chanson finale fait enfin correspondre de façon extradiégétique (le morceau et sa version sont contemporains des évènements) et intra diégétique les sentiments d'une Priscilla maîtresse de son destin avec ce I Will Always love you de Dolly Parton, morceau de rupture et poignante déclaration d'amour signifiant la cohabitation impossible mais les sentiments intacts, ceux de Priscilla pour Elvis. Le meilleur film de Sofia Coppola depuis Somewhere voire Marie-Antoinette.

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