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samedi 17 février 2024

Kuei-mei, a Woman - Wo zhe yang guo le yi sheng, Chang Yi (1985)


 La famille de Kuei-mei vient du continent, tout comme celle de Hou, jeune veuf aux trois enfants. Bien que fiancée sur sa terre d’origine à un autre, Kuei-mei accepte le mariage arrangé avec Hou. Ensemble, ils auront des jumeaux. La vie à Taïwan est dure et l’argent manque, d’autant que Hou n’a qu’une paie de serveur et est un parieur invétéré. Kuei-mei et Hou iront au Japon travailler comme domestiques, dans l’espoir de gagner suffisamment d’économies pour pouvoir bâtir leur propre restaurant, et assurer l’avenir de leurs cinq enfants…

Second film de Chang Yi, Kuei-mei, a Woman s'inscrit dans une sorte de trilogie (voire tétralogie avec My son Hansheng (1986)) féminine pour le réalisateur. Ce cycle s'articule entre le portrait de femme et un regard sur Taïwan par le prisme de cette condition féminine. L'inaugural Jade Love (1984) se déroulait ainsi dans la Chine des années 40 et suivait les amours tumultueuses d'une domestique, i]Kuei-mei, a Woman[/i] se déroule à Taïwan des années 50 et s'étale jusqu'aux années 80 tandis que This love of mine (1986) est un récit contemporain. Le fil rouge de la trilogie porte le visage de l'actrice Yang Hui-shang qui offre à chaque fois une incarnation de la femme taïwanaise en corrélation avec l'arrière-plan socio-historique. Elle interprète ici Kuei-mei, jeune femme issue de la diaspora chinoise du Taïwan des années 50, arrachée à ses fiançailles initiale et amenée à effectuer un mariage avec Hou (Li-Chun Lee), un veuf et père de trois enfants. 

On comprend dans le dispositif de la scène d'ouverture à quel point l'institution du mariage, et plus précisément la figure du mari, est une chose qui s'impose à une femme dans cette société. On découvre d'abord la cousine de Kuei-mei tenant compagnie au prétendant Hou avec son époux, un panoramique vers la cuisine nous laissant découvrir Kuei-mei hésitante et se forçant à se présenter, puis placée en douceur mais fermement au côté de cet homme à qui elle n'a pas grand-chose à dire. Une fois les noces célébrées, la femme a le choix entre se soumettre aux lubies destructrices de l'homme ou alors réussir à lui imposer sa volonté pour le bien de la famille. Hou s'avère un joueur invétéré qui va perdre rapidement son emploi et seule la détermination de Kuei-mei va maintenir le foyer à flot. 

Certains choix de mise en scène de Chang Yi annoncent le film suivant This love of mine avec un travail sur les cadres dans le cadre, via les portes et les fenêtre (ou même une moustiquaire le temps d'une scène d'amour) faisant du cadre familial un prison dont on ne peut échapper. Si Chang Yi le travaillera de façon psychologique et inéluctable dans This love of mine, cela apparaît ici comme un sacerdoce pour Kuei-mei dont cette "prison" devient le sacrifice d'une vie, surmontant tous les obstacles. Ces effets de cadre la placent comme l'élément déterminant, au centre ou sur le côté, dans la composition de plan, celui par lequel les décisions cruciales se font et la figure protectrice face à un père défaillant - absent ou dans une posture soumise à l'image. C'est explicite lors de la scène du typhon qui voit la demeure inondée par les eaux, et où Kuei-mei rassemble sa progéniture autour d'elle, au-dessus des flots.

Chang Yi parvient par le travail sur la photo notamment à déterminer la différence entre les lieux et les époques. Le début durant les années 50 baigne dans une nostalgie diaphane et oscille entre intérieurs exigus, extérieurs dépouillés trahissant l'urbanité encore balbutiante de Taïwan. Pour les années 60, il représente l'el Dorado que représente alors le Japon malgré les blessures mal refermées (la réticence de Hou se rappelant la famille qu'il a perdu à Nankin lors des massacres japonais) et Chang Yi fait montre d'une épure rappelant Ozu, tant dans l'usage de la topographie des maisons japonaises que par les conflits naissant du boom économique avec ce couple de patron nantis qui se déchire. La modernité s'invite avec l'apparition des postes de télévision, mais la famille lutte encore trop pour sa survie pour être distraite par ces symboles d'une richesse encore lointaine. Le retour à Taiwan annonce quant à lui le Edward Yang de A Brighter Summer Day (1991), par l'influence occidentale croissante, subtilement amenées par les dialogues et situations. 

Le menu du restaurant de Kuei-mei comporté du thé sucré, aberration pour les locaux mais plaisant aux clients occidentaux, les jupes se raccourcissent et par là même les mœurs se libèrent avec la fille aînée, faisant surgir d'autres problèmes auxquels seule Kuei-mei est apte à faire face. Dans tous les cas, le mari et l'homme au sens large est un fardeau inapte (adultère, jeu d'argent, immaturité) dont il faut s'accommoder et surmonter les carences. Si l'héroïne moderne de This love of mine se montrera incapable de s'affranchir de cela et ce jusqu'à la folie, Kuei-mei tout en cédant aux conventions et contraintes de son temps (pardonner et rester aux côtés d'un homme faible pour le bien de la famille) renverse totalement le pouvoir du foyer et gagne l'affection de sa belle-fille initialement hostile.

L'épilogue contemporain montre le fruit de ses efforts pour une Kuei-mei adulte et mourante, mais Chang Yi ne la déleste pas de ce rôle central dans les péripéties et sa mise en scène (la scène de la visite à l'hôpital où elle est le centre de l'attention), le père gardant aussi son rôle de fardeau même si plus apaisé et moins nuisible. Yang Hui-shang livre une prestation magnifique, parvenant par une impressionnante transformation physique et un langage corporel gagnant en assurance à traduire l'évolution de son personnage. La jeune fille gauche et timide, l'épouse en colère, la mère mature et rassurante puis la vieillarde apaisée mais toujours concernée, l'actrice passe par tous ces états avec grâce et détermination. La poignante conclusion feutrée la montre passer enfin le flambeau et les siens prêts à faire à son tour les sacrifices pour celle qui fit tant pour eux.

Sorti en bluray chinois et doté de sous-titres anglais

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