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mercredi 7 février 2024

This love of mine - Wo de ai, Chang Yi (1986)

Les angoisses d'une femme s'exacerbent lorsqu'elle apprend la liaison adultère de son époux.

Chang Yi est un réalisateur bien moins connu que les célébrés Hou Hsiao-hsien et Edward Yang, parmi les grandes figures de la Nouvelle vague taïwanaise. Il s'agit même d'un des artistes pionniers du mouvement puisqu'il participa au mythique et fondateur film à sketches In Our Times (1982) - marquant les débuts d'Edward Yang - pour lequel il réalisa le segment Say your name dans lequel joue Sylvia Chang. Sa carrière se limite à trois long-métrages (Jade Love (1984), Kuei-mei, a Woman (1985) et This Love of Mine ) qui furent célébré par la critique à leur sortie (Kuei-mei, a Woman remporta notamment le Golden Horse Award du meilleur réalisateur) mais un scandale de mœurs interrompit son ascension. Nouant une relation adultère avec son actrice fétiche Yang Hui-shang, il fut forcé de s'éloigner du monde du cinéma (ainsi que Yang Hui-shang) auquel il ne revint que tardivement pour signer deux films d'animation, Black Bum (2005) et A Dog’s Life (2018) avant de s'éteindre en 2020.

This love of mine poursuit l'observation de la condition féminine taïwanaise abordée dans ses deux précédents films. Le récit s'ouvre sur une tranche de vie familiale où se ressent déjà la tension à venir. Liang (Yang Hui-shang) et son époux Yeh (Hsia-Chun Wang) se rendent chez le dentiste avec leurs enfants mais, face aux cris et à la peur de leur fillette de passer entre les mains du docteur, Liang au grand dam de Yeh s'interpose et empêche la consultation. Ce moment presque anodin, du fait de la réaction et le langage corporelle crispé de la jeune femme, trahit une crainte de tout ce qui viendrait troubler l'harmonie de son bonheur familial. Cette appréhension se prolonge à travers les différents TOC dont elle semble souffrir, maladivement attentive à tout risque de saleté et autres pollutions pouvant affecter ses enfants. Une terrible nouvelle vient bientôt troubler ce paisible édifice intime, lorsqu'une amie d'enfance vient la prévenir que sa jeune sœur entretient une liaison avec son mari. En confrontant son époux, Liang a de nouveau une réaction hystérique où la tromperie apparaît autant comme une trahison intime que comme une de ces fameuses infections toxiques ayant pénétré son foyer, malgré toutes ses précautions.

Chang Yi associe ainsi les TOC de Liang à un sentiment d'insécurité maladif, tenant lieu de profond trouble psychique. Le réalisatrice traduit ce mal par la prison mentale et sociale qui va rendre l'héroïne incapable de répondre dignement à cette situation. Ce sera tout d'abord une colère légitime qui l'animera, refusant tout contact avec son époux et cherchant déjà l'émancipation en envisageant le divorce, en cherchant un logement et un emploi. La douloureuse réalité se rappelle alors à Liang, femme au foyer sans qualification, elle est incapable pour le moment de subvenir à ses besoins sans son mari. Cela constitue certes un obstacle, mais auquel Liang cède immédiatement en retournant penaude au domicile conjugal. Toutes les figures féminines du film renvoient en fait à ce schéma aliénant pour la femme envers l'homme. L'amante du mari (Cynthia Khan future star du girls with gun hongkongais surprenante ici dans un rôle plus introverti), amoureuse transie, soumet son amant à un véritable chantage affectif en menaçant de se suicider s'il ne divorce pas. Des dialogues et situations subtiles laissent entendre que la mère de Liang est tout autant sous le joug de son époux (et beau-père de Liang depuis le décès de son père dans son enfance), cette dernière recommandant d'ailleurs à sa fille de pardonner et retrouver son Yeh. Enfin An-ling (Elten Ting), l'amie d'enfance en apparence indépendante, semble encore avoir des relations intimes avec le mari dont elle a divorcé. 

Liang semble donc être l'ultime et tragique itération de cet impossible émancipation féminine. Le monde extérieur n'a plus lieu d'être si l'on pas la présence d'un homme pour nous y accompagner, comme le montre les séquences d'errance urbaine dans un Taipei que Liang préfère fuir pour se réfugier dans des espaces clos, fuyant les regards. La féminité même n'a plus de raison d'être une fois disparu celui pour lequel elle était entretenue, Liang mutilant au rasoir sa belle et longue chevelure, abandonnant les robes d'été seyantes du début de film pour des tenues plus informes. Chang Yi accompagne cela par l'idée d'une geôle psychique dans laquelle est enfermée Liang par des longs plans fixes, des multiples cadres dans le cadre dont elle se trouve au centre, immobile, incertaine, dépourvue de toute raison de vivre. 

Le réalisateur confère aux différents environnements, particulièrement les espaces intimes comme l'appartement, un aspect froid et factice dans le choix du mobilier (Yeh étant décorateur d'intérieur), la gamme chromatique neutre et opaque des arrière-plans. Il y a comme une volonté de donner une texture presque publicitaire à ces lieux pour révéler la supercherie d'un bonheur qui n'a jamais réellement existé. Plus l'on approche de la fin, plus le domicile familial semble plongé dans la pénombre et Liang s'abandonner aux ténèbres, transformant ce qui fut l'illusion du havre domestique en mausolée morbide. Cette symbolique formelle prend un tour plus concret dans une dernière scène absolument glaçante, un "tableau" de réunion familiale tétanisant de noirceur. La prestation hallucinée de Yang Hui-shang hantera longtemps après le visionnage, elle apparaît comme une devancière à la Julianne Moore du Safe de Todd Haynes (1995).
 

Sorti en bluray chinois doté de sous-titres anglais

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