Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 22 février 2024

Rivière de nuit - Yoru no kawa, Kôzaburô Yoshimura (1956)


 Kiwa Funaki travaille à la teinturerie de son père à Kyoto. Cette femme indépendante et talentueuse y conçoit des tissus et accessoires qu’elle commercialise elle-même jusqu’à Tokyo. À bientôt trente ans, son entourage aimerait la voir mariée mais Kiwa trouve on épanouissement dans son art. Un jour, elle fait la rencontre de M. Takemura, professeur à l’université d’Osaka. Ce client singulier et érudit, au demeurant marié et père de famille, trouble la jeune femme…

Dès son premier film Courant chaud (1939), Kozaburo Yoshimura se distingue comme un réalisateur attaché au portrait de femme, et plus précisément la confrontation de ses figures féminines aux mues sociétales japonaises. Cela en fait un des grands directeurs d’actrices du cinéma japonais, ce qui lui permettra de révéler ou du moins offrir certains de leurs plus grands rôles à des stars comme Setsuko Hara qu’il dirige dans Le Bal de la famille Anjo (1947), ou encore Fujiko Yamamoto, Machiko Kyō et Ayako Wakao avec lesquelles il travaillera à plusieurs reprises. Rivière de nuit est dans cette continuité, mais s’inscrit dans un corpus plus spécifique de la filmographie du réalisateur durant les années 50, observant la vie de travailleuses de Kyoto.

Nous allons y suivre Kiwa (Fujiko Yamamoto), jeune femme trentenaire et « encore » célibataire travaillant avec son père au sein de la teinturerie familiale. La douce mais bien présente pression du mariage semble glisser sur Kiwa, portée par ses velléités artistiques et commerciales à travers les différents accessoires qu’elle conçoit avec un talent qui la font désormais surpasser son père. Il y a d’emblée un paradoxe entre la nature humble et réservée la rattachant à une image de la femme japonaise « traditionnelle », et cette volonté d’indépendance. Ce contraste ressort à la fois par son langage corporel contenu, et le fait qu’elle privilégie toujours le port du kimono, au contraire de sa sœur cadette suivant davantage la norme en tant qu’épouse au foyer et vivant à Tokyo, tout en étant toujours en tenue occidentale. Cette caractérisation s’accentue dans son rapport aux hommes au sein de son milieu professionnel, la douceur de caractère n’empêchant pas la détermination d’imposer ses créations auprès des marchands qu’elle démarche.

Un leitmotiv formel récurrent va constamment lier la rigueur professionnelle et la distance au monde qui l’entoure de Kiwa, avec la nature profonde de ses sentiments. Il s’agit de passer par le raccord en mouvement, ou le montage par association d’idée, des motifs souvent fleuris des tissus dessinés par Kiwa, à une végétation bien réelle des environnements qu’elle traverse. La rencontre avec Takemura (Ken Uehara), l’homme dont elle va tomber amoureuse, s’articule ainsi par ce type de transition lorsque la cravate de ce dernier (conçue par Kiwa) arbore cette patine végétale et organique. L’attirance pour cet homme lui fait abandonner progressivement cette réserve, la montrant audacieuse dans sa volonté de provoquer des rencontres « inopinées » (le voyage en train) et sa manière de sous-entendre verbalement son attrait. 

Le boom économique des années 50 au Japon rend la volonté d’émancipation de l’héroïne compréhensible, mais le cadre paisible de la ville de Kyoto, loin de l'urgence et de la modernité toyoïte, représente aussi ce qui restreint Kiwa. Kozaburo Yoshimura multiplie les vues de la ville, entre plan d’ensemble majestueux et petits instantanés urbains dans les ruelles. Les amours illégitimes (Takemura étant marié) demeurent cachés dans des lieux isolés (la rencontre à l’hôtel) voire à l’extérieur de la ville. Le réalisateur saisit là le schisme éprouvé par une femme voulant s’émanciper. Kiwa peut exprimer son indépendance en tant que travailleuse dans les lieux concernés (la teinturerie, les magasins où elle vend ses tissus) mais doit dissimuler ses aspirations de femme dans des lieux cachés. Yoshimura entrechoque parfois les deux à différents moments du film. 

Le séjour à Tokyo dans la chambre d’hôtel d’un marchand déçoit les attentes sexuelles de celui-ci qui a débordé du cadre, et plus tard Kiwa est pour la première fois montrée sous un jour sensuel dans l’espace professionnel de la teinturerie lorsqu’elle se lave les cheveux. Cette porosité est insurmontable dans un milieu au sein duquel elle ne sera jamais totalement regardée pour ses seules compétences. Le fait que cela émane de Kiwa ou vienne du regard des hommes correspond aussi en creux au stade mental et physique de l’expression de sa féminité, Yoshimura la rendant plus consciemment séduisante un fois la liaison consommée avec Takemura.

Il s’agit du premier film en couleur de Yoshimura, et il parvient brillamment articuler cela avec les questionnements du récit. Les transitions évoquées plus haut entre tissus et paysages n’en est que plus somptueux par la grâce de la belle photo de Kazuo Miyagawa. Une séquence néanmoins rend la couleur indispensable à l’émotion voulue, celle de la première étreinte entre Takemura et Kiwa. La pluie extérieure semble manifester les larmes que l’obscurité de la pièce masque sur le visage de Kiwa. Les teintes ocres de la photo ne correspondent pas aux éclairages artificiels urbains de la rue, et encore moins à la lumière de la chambre plongée dans le noir. Il s’agit là d’un écrin intime qui déleste les personnages des postures qu’ils se voient forcés d’adopter en société, et les autorise le temps d’une nuit à enfin physiquement se rapprocher. La séquence est magique et justifie à elle seule le visionnage, dégagent un romantisme et une sensualité palpable. 

Le constat du film s’avère néanmoins pessimiste, le jugement des autres mais avant tout le regard sur soi et la culpabilité qui en naît rendant l’abandon impossible sur le long terme. De manière subtile, deux scènes similaires se font écho en début et fin de film, mais véhiculant un sentiment différent pour Kiwa. Le film s’ouvre et se ferme sur un défilé du premier mai célébrant la fête du Travail. Durant l’ouverture, Kiwa s’en détache car accaparée par ses propres tâches, et lors de la dernière scène, elle ira contempler le défilé avec tristesse, consciente que son activité constitue désormais sa seule perspective. 

Sortie en salle le 6 mars

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