Un sculpteur aveugle
enlève et séquestre dans son atelier un modèle pour la soumettre à l'empire des
sens afin qu'elle devienne une statue idéale. Comprenant après plusieurs vaines
tentatives qu'elle ne pourra fuir ce cauchemar, la victime est peu à peu attendrie
et envoûtée par son bourreau...
La Bête aveugle
est considéré à juste titre comme l’œuvre maîtresse de Yasuzo Masumura. Le film
illustre à merveille l’équilibre ténu du réalisateur entre influence européenne
et imaginaire japonais. C’est particulièrement vrai ici avec une intrigue
adaptant un roman d’Edogawa Ranpo (dans son versant Ero Guro plutôt que
policier à mystère) tout en convoquant dans son postulat et son esthétique des
tendances fortes du cinéma occidental d’alors. L’artiste fou séquestrant des
jeunes femmes pour les refaçonner et les fondre dans une œuvre totale et
aberrante, voilà une idée exploitée notamment dans Le Voyeur de Michael Powell (1960), L’Obsédé de William Wyler ou encore La Prisonnière d’Henri-Georges Clouzot (1968). Yasuzo Masumura s’inscrit
dans ce courant, en plus de reprendre à son compte l’imagerie d’avant-garde pop
art typiquement occidentale, notamment l’extraordinaire décor de l’atelier du
sculpteur.
Yasuzo Masumura parvient pourtant à proposer une œuvre assez
unique au-delà de tous ces éléments, en creusant ses thématiques propres dans l'intrigue de Ranpo. Plus influencé par la culture occidentale que japonaise, le fait qu'il choisisse d’adapter le roman de Ranpo dans la foulée des films évoqués plus haut n’est donc pas innocent. Le roman peut être vu comme un récit de serial killer, avec ce tueur aveugle qui enlève des femmes qu’il va soumettre à sa perversion tactile avant que ces dernières n’y découvre finalement à leur tour des plaisirs insoupçonnés. Le livre était divisé en deux parties, l’une portée sur le mode opératoire du tueur et les outrages subit par une de ses victimes, puis une seconde où il repartait en chasse. Le thème majeur des meilleurs films de Masumura est l’amour obsessionnel, fiévreux et sensitif qui constitue pour les amoureux un véritable refuge face à un environnement oppressant. Les amants se réfugient de la guerre dans L’Ange rouge (1966), de leur milieu bourgeois dans Passion (1964), d’un contexte patriotique avec La Femme de Seisakou (1965) et son toujours animés par une pulsion de mort tel La Femme du Docteur Hanaoka (1967). La Bête aveugle est l’apogée abstraite de cette obsession chez Masumura qui ne choisit d’adapter que la première partie du roman, transformant ainsi le postulat criminel de Ranpo en romance psychotique et masochiste.Il faut chercher l’originalité du propos
dans la dimension « tactile » de la perversion du sculpteur aveugle
Michio (Eiji Funakoshi). Son handicap le fait ainsi bloquer sur les formes
plutôt que l’image du mannequin Aki (Midori Mako incroyable de présence lascive),
son attirance ayant été éveillée par des descriptions qu’il en a entendu et son
désir maladif par la palpation d’une statue réalisée d’après le corps d’Aki. L’abandon
ou la culpabilité face aux instincts et désirs primitifs guidera alors la
relation toxique entre Aki et son kidnappeur Michio. Lorsqu’Aki surprend Michio
tâter la statue dont elle est l’inspiration, les sentiments contradictoires s’affirment
entre un dégoût de se voir ainsi « tripotée » par procuration et une
forme d’excitation devant l’attention maladive de cet homme à cette réplique de
son corps. Dans une autre scène où Michio se fait passer pour un masseur
professionnel pour pouvoir toucher directement Aki, celle-ci devant sa timidité
initiale demande à être massée plus brutalement avant de le rejeter quand le
contact se fait plus sensuel et trahit son excitation. Cela se trouvera bien
évidemment exacerbé quand la situation deviendra plus folle lorsque Michio
enlève Aki ne devant être libérée que quand il aura façonné une sculpture d’après
ce corps et cette peau qui le fascine.
Les élans de pudeur et de civilisation, et d’histoire
personnelle douloureuse (le lien quasi incestueux de Michio à sa mère (Noriko
Sengoku)) sont source d’une violente opposition entre Michio et Aki. La mise en
scène de Masumura joue de cette ambiguïté de sentiment en filmant le fabuleux
décor de l’atelier par un mélange de monstruosité et de fascination. Les pures
ténèbres laissent progressivement apparaître de façon démesurée et grotesque
divers attributs physiques (œil, nez, oreilles, seins) étalés sur les murs
avant que d’immense corps féminins aux formes généreuses ne se révèlent au
centre de la pièce. Cet environnement illustre l’imaginaire paradoxalement
asexué de Michio ne connaissant des femmes pour ce qui est des relations
physiques, et suscite le rejet d’Aki qui voit en son kidnappeur un malade
mental plutôt qu’un artiste. Masumura aura pourtant disséminé les signes
avant-coureurs d’un rapprochement inattendu entre eux, reposant justement sur
cette proximité physique et tactile amorcée en amont.
Un dialogue et la
voix-off laissent deviner qu’Aki est lasse de son métier de mannequin où elle
est considérée comme une silhouette parmi d’autres et une image à exploiter au
service de l’imaginaire du photographe. A l’inverse l’obsession et l’inspiration
artistique de Michio ne s’appuie que sur elle, les courbes de son corps et les
volutes de sa peau qu’il palpe maladivement et dont il cherche méticuleusement
à rendre l’équivalent dans sa sculpture. Quant au fil de l’intrigue l’isolation va éliminer les
entraves sociales et familiales, les deux personnages pourront alors céder à
leurs penchants les plus retenus pour Michio, et enfouis pour Aki. L’absence de
morale classique de ce cinéma d’exploitation laisse donc cette fascination
tactile céder d’abord au désir sexuel le plus frénétique.
La quête de sensations
et de stimuli extrême fait peu à peu basculer cette connexion (symbolisé par leur cécité commune désormais) vers le sadomasochisme,
le vampirisme, le cannibalisme et se termine dans la mutilation mutuelle,
plaisir ultime avant la mort. Masumura s’approprie tout un imaginaire érotique
amené à être en essor, mais anticipe également toute une sexualité maladive et
morbide à venir dans le cinéma japonais. On pense évidemment à L’Empire des sens de Nagisa Oshima
(1976), mais aussi certains des meilleurs films de Noboru Tanaka comme La Maison des perversités (1976 et à
nouveau adapté d’Edogawa Ranpo), Bondage
(1977) ou La Véritable histoire d’Abe Sada (1975 et d’après le même fait divers
que L’Empire des sens). Le
réalisateur fusionne par la seule image la quête artistique, de jouissance et
de douleur de ses personnages par des idées formelles brillantes. Une
composition de plan met en parallèle le corps soumis et aimant d’Aki avec celui
de la statuette achevée et, dans un bel élan poétique, l’amputation finale
montre les membres de pierre plutôt que de chair tomber au sol. Eros et Thanatos, plaisir et douleur, art
cérébral et délice de la chair, tout n’est désormais plus qu’un.
Sorti en dvd zone français chez Zootrope Films et en bluray sous-titré anglais chez Arrow
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