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mercredi 29 mars 2017

Ghost in the Shell - Rupert Sanders (2017)

Dans un futur proche, le Major est unique en son genre: humaine sauvée d’un terrible accident, son corps aux capacités cybernétiques lui permet de lutter contre les plus dangereux criminels. Face à une menace d’un nouveau genre qui permet de pirater et de contrôler les esprits, le Major est la seule à pouvoir la combattre. Alors qu’elle s’apprête à affronter ce nouvel ennemi, elle découvre qu’on lui a menti : sa vie n’a pas été sauvée, on la lui a volée. Rien ne l’arrêtera pour comprendre son passé, trouver les responsables et les empêcher de recommencer avec d’autres. 

Ghost in the Shell représente après la pantalonnade Dragon Ball Evolution (2009) la première vraie grande adaptation d’une icône de la culture manga/japanimation. La porosité entre le blockbuster et ce courant n’avait cessé de s’affirmer avec les méchas de James Cameron dans le final d’Aliens (1986), les expérimentations formelles vertigineuses des Watchowski sur Speed Racer (2008), les emprunts peu discrets à Perfect Blue (1997) ou Paprika (2007) par Darren Aronofsky et Christopher Nolan sur leurs Requiem for a Dream (2000) et Inception (2010) respectivement. On franchit donc un pas avec une influence artistique qui s’inscrit dans une norme industrielle hollywoodienne où l’on adapte une franchise emblématique de japanime pour en tirer une grosse production à visée commerciale. La conjonction entre des exécutifs ayant cerné le potentiel de ce matériau auprès du grand public et l’arrivée aux affaires de réalisateurs baignés de cette culture nous amène donc à ce moment. Dans l’ambition, les moyens déployés et le ton adopté, on voit la connaissance et le respect de Rupert Sanders de ce qu’il adapte, même si cela ne suffit pas à faire un bon film.

Néanmoins, on sent l’éducation désormais faite par l’industrie qui aborde le projet avec le même sérieux que pour le X-Men de Bryan Singer (2000), acte fondateur de l’omniprésence du film de super-héros (précédé des réussites plus éparpillées du Superman (1978) de Richard Donner ou des Batman (1989, 1992) de Tim Burton) dans le blockbuster moderne. C’est une éducation également à faire chez la très chatouilleuse communauté de fans voyant cette culture lui être « volée » à des visées grand public. La production du film aura ainsi eu droit à son lot de polémiques stériles, le choix de Scarlett Johansson entraînant des accusations de « whitewashing » (alors qu’un simple coup d’œil au manga de Masamune Shirow ou au film de Mamoru Oshii suffit pour voir l’absence de traits japonais de l’héroïne dessinée) tandis que les premières bandes-annonces entraînaient un jeu des sept erreurs un peu vain. Donc autant il aura fallu du temps aux studios pour savoir aborder cet univers, autant il faudra aux fans assimiler les changements, ajustement et modifications que tout lecteur de roman, pièce de théâtre ou comics acceptent désormais dans ce qui demeure une ADAPTATION.

Le film de Rupert Sanders fonctionne sur un équilibre réussi entre appropriation et déférence. Le scénario reprend les questionnements existentiels plus appuyés dans Ghost in the Shell (1995) de Mamoru Oshii que dans le manga de Masamune Shirow tout en mettant plus en avant la facette enquête policière à la façon de la série Ghost in the Shell: Stand Alone Complex. Rupert Sanders explore également les doutes du Major (Scarlett Johansson) sur son humanité, elle qui constitue le premier cyborg alliant cerveau humain et corps synthétique amélioré. Seulement, il le fait en creusant une facette simplement esquissée chez Oshii, la vie humaine passée du Major ainsi que le lien ambigu entretenu avec la compagnie qui l’a sauvée et « améliorée ». La mythique scène de fabrication du cyborg qui ouvrait le film de 1995 est donc reprise ici mais pour véritablement illustrer l’acte de naissance du Major qui découvre, apeurée, ce corps artificiel qu’elle va devoir apprendre à dompter. Lorsqu’on la découvrira en action via une ellipse, Major déploie ses capacités de façon spectaculaire, où s’exprime le libre-arbitre de l’humain (sa désobéissance à l’ordre du chef Aramaki (Takeshi Kitano)) et l’efficacité de la machine. Rupert Sanders dans un beau ballet croise la bizarrerie déstabilisante (les robots-geisha) du Ghost in the Shell: Innocence (2004) et le morceau de bravoure voltigeant à l’américaine bien digéré depuis Matrix (1999).

Scarlett Johansson est remarquable et surprend par une prestation très différente du rôle « autiste » d’Under the Skin (2013) qui lui avait pourtant donné assez de crédibilité pour jouer dans Ghost in the Shell. Si dans Under the Skin, elle incarnait une extraterrestre dont la froideur s’estompait au fil de son lien aux humains, elle apporte une vraie nuance ici avec une humaine dissimulant ses émotions sous une attitude monolithique. Consciente de son statut d’objet et d’arme, elle l’applique avec détachement et aligne les répliques désabusées à la moindre attitude chaleureuse envers elle. Rupert Sanders retrouve la famille dysfonctionnelle vue dans son Blanche-Neige et le Chasseur (2012) à travers la relation entre Kristen Stewart et Charlize Theron. Le seul lien « familial » repose sur la relation avec son « créateur » le docteur Ouelet (Juliette Binoche). C’est le premier visage vu lors de sa « naissance » d’ouverture comme le serait celui d’une mère, l’environnement blanc clinique et technologique suggérant une forme tordue de maternité et l’extrême vulnérabilité de Scarlett Johansson l’associant à un nouveau-né. Ce rapport filial est pourtant vicié puisque déterminé par l’assujettissement du Major à la compagnie. Le vrai attachement ne naît donc que dans l’amitié virile et taquine avec le partenaire Batou (excellent et charismatique Pilou Asbæk), où là aussi Sanders reprend l’approche de Blanche-Neige avec la relation Kristen Stewart/Chris Hemsworth.

Formellement, Sanders offre ponctuellement une redite explicite du film d’Oshii dans les scènes contemplatives urbaines mais en détourne parfois habilement le sens initial. Les scènes d’action également dans cette reprise sont suffisamment revisitées, inventives (l’ouverture précédemment évoquée, la scène de la boîte de nuit) ou vectrices d’une émotion réellement différente qui change la teneur des images par rapport à l’original. Toute la qualité du film est finalement là, provoquer un ressenti différent sur une thématique voisine. Aux tirades et monologues existentiels parfois trop appuyés d’Oshii (mais qui fonctionnent dans le média japanime) Sanders a une approche moins subtile mais finalement plus adaptée aux émotions directes recherchées.

Le jeu sur les reflets, très allusif et poétique de l’anime, est ici plus frontal avec le Major s’observant pensivement dans les miroirs, ayant toujours une attitude détachée dans le rapport à son corps et scrutant les soubresauts de la vraie humanité chez les autres – la curieuse rencontre avec une prostituée, réminiscence de la sexualité lesbienne du personnage dans le manga. Ce n’est pourtant pas ce corps artificiel qui la fait se sentir différente mais bien l’absence de souvenirs de sa vie passée, ou du moins les fragments dont elle doute de la réalité. Cette foisonnante cité futuriste où s’entremêlent buildings high-tech et hologrammes sophistiqués offre des visions rappelant l’imaginaire d’un Blade Runner, mais l’inscrit dans la brume réalité/illusion qui perturbe l’esprit du Major quant à son passé. La trame qu’on pourrait trouver voisine d’un Robocop (1987) trouve ainsi une identité propre par cette mélancolie introspective, cet infini sentiment de solitude.

Dès lors, l’adversaire poursuivi et les enjeux qui en découlent seront très différents de ce qui avait trait au Puppetmaster dans la vision d’Oshii. Celui-ci s’interrogeait sur la définition de l’humanité et voyait son avenir dans une mue bouleversant la distinction entre intelligence artificielle et âme. L’harmonie dans cette quête identitaire chez Oshii ne se retrouvait qu’en devenant « autre chose », elle ne peut naître chez Rupert Sanders qu’en se retrouvant soi-même. L’émotion repose moins sur l’étrange et l’inattendu vertigineux que sur la reconquête de son être et une nouvelle fois le climax, tout en se montrant assez déférent de son modèle, va vraiment dans une autre direction. Pour résumer, si la question chez Oshii est « Qu’est-ce que je suis ? », celle de Sanders sera « Qui suis-je ? ». Au passage le stérile débat sur le whitewashing trouve même une réponse dans le déroulement du récit. Au final, une adaptation respectueuse et suffisamment personnelle pour trôner sans honte parmi les autres visions de l’univers de Masamune Shirow. On espère que les autres tentatives à venir – Death Note version US est en vue – feront preuve de la même passion.

En salle 

mardi 28 mars 2017

Georgia - Four Friends, Arthur Penn (1981)

East Chicago. Indiana - début des années 1960. Trois jeunes hommes, Danilo, David et Tom courtisent la même jeune fille, Georgia Miles. Celle-ci, très exaltée, se croit destinée à une carrière de grande danseuse, à l'image d'Isadora Duncan, son idole. Georgia s'offre à Danilo, qui ne sait pas "saisir l'instant", et perd sa virginité avec Tom. Celui-ci, à la veille de partir pour le Vietnam, ne souhaite pas se marier avec elle et Georgia épouse David, bien qu'elle soit enceinte de Tom. Errements, nouvelles rencontres et disputes émaillent l'existence instable de Danilo et Georgia.

Fer de lance du Nouvel Hollywood, Arthur Penn aura représenté dans tous ces meilleurs films un visage contrasté de l’Amérique changeante. La bienveillance et la volonté du système peut surmonter le handicap dans Miracle en Alabama (1962). A l’inverse une société brutale et aliénante conduit à la violence collective de La Poursuite Impitoyable (1966) et conduit la jeunesse à la rébellion sanglante dans Bonnie and Clyde (1967) et Le Gaucher (1958). Enfin les racines de cette société américaine déséquilibrée nous apparaissent dans le picaresque Little Big Man (1970). Dans toutes ces œuvres Penn avait un regard à la fois critique et bienveillant pour son pays dont il croyait encore profondément aux valeurs. Le Watergate sera un vrai traumatisme pour Penn qui signera dans la foulée les très sombres La Fugue (1975) et Missouri Breaks (1976). L’insuccès de ces films et une certaine impasse créative laissera le réalisateur six ans sans tourner avant la rencontre avec le scénariste Steve Tesisch. Celui-ci, fraîchement auréolé de l’Oscar du meilleur scénario pour La Bande des quatre de Peter Yates (1979) est un vrai croyant du rêve américain. Elevé en Yougoslavie jusqu’à ses 14 ans, Tesisch et sa famille rejoint alors son père installé en 1957. L’adolescent ne parle alors pas un mot d’anglais mais va rapidement l’apprendre pour devenir un élève brillant et intégrer grâce à une bourse l’Université de l’Indiana. La Bande des quatre était déjà un scénario autobiographique et ode au cyclisme de Tesisch d’après ses années de fac. Georgia s’avéra tout aussi personnelle pour Tesisch en abordant ses jeunes années, amitié et amours tumultueuses dans l’Amérique en pleine mutation des sixties. Arthur Penn retrouve ainsi dans ce script la facette rebelle, lumineuse et contestataire de ses meilleurs films. Ce sera d’ailleurs le principal apport du réalisateur, le récit très modeste et intime de Steve Tesisch s’ornant d’une dimension bien plus politisée qui capturera les soubresauts du pays.

La scène d’ouverture offre un parfait condensé des conflits qui traverseront le récit. Danilo (Craig Wasson) débarque enfant de sa Yougoslavie natale en Amérique pour rejoindre son père (Miklos Simon). Après des retrouvailles empruntées, la famille traverse cette cité industrielle de Chicago et le jeune garçon s’émerveille du gigantisme de ces symboles rutilants de l’Amérique capitaliste en criant America ! Au volant, son père pour lesquels ces usines sont synonymes de labeur et de servitude reprend de manière bien plus désabusée cet America ! La résignation du vieux migrant usé, les espoirs du jeune homme qui cherchera à s’intégrer et face à eux un gigantisme chargé de perspective ou oppressant. Ces questionnements s’exprimeront dans une veine romanesque à travers les amours contrariés de Danilo et la fougueuse Georgia (Jodie Thelen).

Centre d’attention du quatuor d’amis, Georgia est une jeune fille excentrique s’identifiant à Isadora Duncan rêvant d’échapper à une vie rangée et ennuyeuse. Chaque idée différente que ce font les personnages du rêve américain va les séparer et opposer entre eux ainsi qu’à leur environnement. Pour le père, la vie de son fils ne doit être qu’un éternel recommencement de sa morne existence et aspiration de ce dernier sont une insulte à ses efforts. Si l’apitoiement et la résignation caractérisent les premiers migrants usés et exploités, le narcissisme est l’apanage de la jeune génération. Georgia ne vit ainsi que dans ses rêves de lumière et se délecte de l’attrait qu’elle exerce sur le trio masculin. Cet égocentrisme la conduit à vouloir tous les aimer à la fois alors que son cœur ne bat que pour Danilo. 

Le moment clé où toque à sa chambre pour s’offrir à lui nourrit cette quête d’absolu plus qu’une vraie déclaration d’amour et laissera le timide amoureux sans réaction. C’est un malentendu qui ne pourra être résolu que quand elle aura été au bout de son illusion. Arthur Penn cerne toutes ces contradictions par contraste entre le contexte morne et l’exaltation de ces jeunes gens en colère. La photo de Ghislain Cloquet capture les étincelles des usines, la neutralité des quartiers pavillonnaires et la platitude des intérieurs modestes où pourtant bouillonne une jeunesse lasse de rester à sa place, d’aller là où les adultes les enjoignent.

Cette schizophrénie s’exprimera par le collectif lorsque les lycéens narguent les agents de recrutement de l’usine venu prospecter dans leur école, puis dans l’intime où Danilo paie cet acte de bravoure d’une gifle retentissante de son père le traitant de « communiste ». Parfois le processus s’inverse avec des visions d’hédonisme juvénile où se révèle néanmoins le conflit racial, la mixité de façade avec un camarade noir volant en éclat lors d’un moment de communion sur la plage. Néanmoins le charme opère par ce trouble amoureux et érotique adolescent magnifiquement observé, où l’on quitte définitivement l’enfance le temps d’un chahut où se révèle accidentellement un sein de Georgia.

Si la jeune génération de la diaspora des émigrants s’interroge sur son avenir, l’Amérique WASP ne sait comment répondre à ces mutations, à ces mélanges en cours. C’est un vieux monde gangréné dans sa descendance avec le beau personnage de jeune héritier condamné de Louie (Reed Birney), et qui préfèrera la consanguinité voire le mort au métissage le temps d’un rebondissement traumatisant. A nouveau Arthur Penn saisit l’illusion - de l'assimilation pour Danilo - par ses choix chromatiques, la blancheur accompagnant le luxe de la demeure de la famille Carnahan (dont Danilo souhaite épouser la fille) témoignant en quelque sorte de la pureté de leur race et de leur lignée mais contredit par la maladie et l’inceste. Les couleurs saturées nourrissent quant à elles le mirage des communautés libertaires où se perdra Georgia, le vide de la pensée conduisant à une violence inattendue. Danilo et Georgia passent le film à se poursuivre, s’étreindre et se repousser, les aspirations incertaines comme la normalité étouffante ne pouvant apaiser leurs amours tumultueuses. 

L’optimisme et la mélancolie de Steve Tesisch prennent néanmoins le pas sur le nihilisme d’Arthur Penn qui poussait sa jeunesse instable à la folie et la mort dans Le Gaucher et Bonnie and Clyde. Trouver sa place dans le monde c’est d’abord se trouver soi-même et ce n’est qu’apaisés et riches de leurs expériences que Danilo et Georgia pourront s’aimer sereinement. Ils représentent cette Amérique qui aura survécu à la Guerre du Vietnam, à la lutte pour les Droits Civiques et au Watergate et su garder grandeur et son attrait. Dernier grand film d’Arthur Penn Georgia ne rencontrera pas un grand succès sans doute à cause de son casting d’inconnus (et qui ne feront pas une grande carrière ce qui est fort dommage pour une magnifique Jodie Thelen). Il n’en demeure pas moins un de ces trésors cachés précieux pour les quelques initiés tombés sous son charme. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Rimini 

 

vendredi 24 mars 2017

Terreur aveugle - See No Evil, Richard Fleischer (1971)


Suite à une chute de cheval qui a mal tourné, la jeune Sarah perd l'usage de la vue. À sa sortie de l'hôpital, elle retourne habiter chez son oncle et sa tante dans un joli cottage de la campagne anglaise. Un jour que Sarah passe l'après-midi chez son ami Steve, un drame a lieu dans la demeure familiale...

La longue, brillante et si éclectique filmographie de Richard Fleischer aura mis du temps à trouver une vraie reconnaissance critique, dénuée des liens thématiques et stylistiques pouvant l’identifier en tant qu’auteur. Le seul fil conducteur reste la figure du serial killer que Fleischer aura illustré via les codes du film noir dans Assassin sans visage (1949), la psychanalyse et l’esthétique stylisée de L’étrangleur de Boston (1968) et la tonalité clinique et blafarde de L’étrangleur de la place Rillington (1971). Terreur aveugle ne s’inscrit pas dans cette trilogie mais en emprunte divers éléments pour un thriller haletant et précurseurs des mutations du genre.

La mise en scène de Fleischer excelle dans la première partie à exprimer la vulnérabilité de la jeune aveugle Sarah (Mia Farrow) et la menace sourde du tueur qui observe son entourage. Aucune information n’est anodine, dans le moment sur l’émotion et amont sur le suspense à venir lorsque Sarah redécouvre désormais aveugle son environnement sous le regard bienveillant de sa famille. Fleischer adoptant le point de vue tâtonnant de son héroïne fragile tout en dévoilant méticuleusement la topographie de la maison. Le parallèle entre l’émotion et la tension est constant dans les trajectoires de la victime et son futur agresseur s’entrecroisant constamment. 

Dès la scène d’ouverture le tueur identifié par sa simple paire de botte croise la voiture ramenant Sarah de la gare. Par la suite les déambulations urbaine du tueur contribuent au malaise ambiant tandis qu’à l’inverse Sarah renoue avec des sentiments refoulés, que soit les retrouvailles avec son petit ami Steve où refaire du cheval, une chute étant la cause de sa cécité. La musique d’Elmer Berstein joue habilement de cette dualité, les envolées de cordes à la limite du sirupeux accompagnant Sarah étant contrebalancées par le thème menaçant du tueur, parfois joué par une simple ligne de basse qui anticipe certains scores de giallo.

Toute cette longue mise en place confine au génie lorsque l’action se met en place avec une Sarah seule dans la maison. Richard Fleischer fait naître la tension de l’évitement plus que de la confrontation, le handicap de l’héroïne la protégeant de l’horreur tout en l’y exposant. Toute les vas et vient ordinaire de Sarah dans la maison sont auréolé de l’horreur que l’on sait s’y être déroulée et que la mise en scène révèle par fragment. Du verre brisé dans une cuisine qu’elle manque de piétiner, un cadavre entraperçu dans l’entrebâillement d’une porte voir l’avoisinant dans sa chambre, Sarah cohabite avec la mort sans le savoir. Ce moment est plus inquiétant que les rares et brefs face à face avec le tueur et c’est de la perte de repère de l’héroïne paniquée avec son environnement que naît le vrai chaos. Les cadrages précis et élégant cèdent à une mise en scène heurtée où chaque élément familier devient soudainement un obstacle contre lequel cogne Sarah dans sa fuite (un meuble, le verre brisé, la porte de la cave innocemment présentée auparavant). 

Richard Fleischer ne fait qu’étendre à plus grande échelle ce parti pris par la suite. Toutes les embûches physiques (cette branche stoppant brutalement sa fuite en campagne) ou personnifiées (le camp de gitans) observé de manière anodines deviennent également des entraves à la survie de Sarah. Mia Farrow arbore encore son aura de proie du mal de Rosemary’s Baby (1968) et donne grandement de sa personne pour une empathie maximale. Le film est grandement novateur par son sens du macabre et anticipe les extravagances du giallo tandis que la figure du mal invisible et brutale (déjà annoncée dans Assassin sans visage) annonce le slasher – notamment une brutale confrontation finale. Un thriller brillant qui tint en haleine jusqu’à la dernière minute.

Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Carlotta 

 

mercredi 22 mars 2017

Ghost in the Shell - Gōsuto In Za Sheru Kōkaku Kidōtai, Mamoru Oshii (1995)

L'histoire se déroule en 2029 dans un monde futuriste cyberpunk et nous fait suivre les aventures de Motoko Kusanagi, dite « major », et Batou, deux cyborgs appartenant à une unité spéciale du gouvernement (la section 9, anti-terroriste) qui essaient de capturer le pirate informatique le plus dangereux et insaisissable au monde, connu seulement sous le pseudonyme de Puppet master (« le marionnettiste »). Cette traque se fait sur un fond de guerre des services avec la section 6, qui s'intéresse elle aussi au Puppet master dans le cadre d'un projet mystérieux, le « projet 2501 ».

Ghost in the Shell reste sans doute l’œuvre maîtresse de Mamoru Oshii, un jalon essentiel du courant cyberpunk et tout simplement un classique de la science-fiction. Oshii avait emmené l’animation japonaise dans l’âge adulte avec Patlabor (1989) et Patlabor 2 (1993), tant dans la mise en scène que par l’ambition du traitement entre polar technologique et politique-fiction. Cependant les deux films par leurs velléités réalistes étaient dénués - si ce n’est par le sens de l’atmosphère du réalisateur - du vertige existentiel des œuvres les plus personnelles d’Oshii, que ce soit L’œuf de l’Ange (1985) ou Lamu : Beautiful Dreamer (1984). Patlabor avait permis à Oshii d’imposer son style dans une production exigeante et grand public au sein de la structure collective Hedgear réunissant des collaborateurs par la suite indissociables de son nom comme le scénariste le scénariste Kazunori Ito ou le compositeur Kenji Kawai. Patlabor 2, plus complexe et moins porté sur l’action montrait donc un Oshii pousser plus loin sa dimension réflexive et introspective. Ghost in the Shell lui offre un écrin idéal croisant la rigueur des Patlabor et la nature plus étrange et insaisissable qui le caractérise.

Le scénario adapte la trame la plus fameuse du manga éponyme de Masamune Shirow, celle opposant la Section 9 à l’insaisissable criminel Puppet master. Dans un futur proche, le monde est de plus en plus connecté au point de susciter une véritable mutation de l’humain désormais « dopé » par des implants le reliant en permanence au réseau. A ces nouvelles possibilités répond donc également une criminalité nécessitant une autre forme d’opposition à travers la Section 9. Motoko Kusanagi est un cyborg mêlant corps artificiel et cerveau humain dont l’enquête sur le Puppet Master va réveiller les questionnements sur ce qu’elle est vraiment. Oshii développe tout d’abord la facette cybernétique de son héroïne à travers ses facultés surhumaines. Ce sera dans l’action où la précision chirurgicale, la vélocité et l’art du camouflage de Motoko sont remarquablement mis en valeur dans des morceaux de bravoures virtuose. Cette déshumanisation s’exprime aussi dans l’approche plus contemplative et typique d’Oshii. L’ouverture montrant la silhouette de l’héroïne dominant l’urbanité nocturne souligne ainsi la distance qui la sépare des hommes – auquel elle ne se mêlera que pour déployer ses capacités. De même le générique montrant la chaîne de fabrication d’un cyborg appuie cette idée.

C’est lorsque le rythme se ralenti et que Motoko s’isole de son environnement que cette humanité peut discrètement ressurgir. Le réveil solitaire où son ombre se dessine face à la lumière du jour évoque un vide plutôt que la distance évoquée précédemment. La scène de plongée perdant sa silhouette dans l’immensité des profondeurs exprime ce besoin d’oubli de soi où la machine affutée laisse place à la femme en plein doute. Le film - contrairement au manga, aux séries télévisées ou à la version live à venir – ne dévoile rien de la possible vie humaine ayant précédée pour Motoko, son attitude taciturne signifiant tour à tour la froideur du cyborg ou l’introspection d’un être qui se cherche. L’interaction avec les autres personnages contribue à l’empathie, notamment un Batou de même constitution cybernétique mais se posant nettement moins de question – au point d’en plaisanter par cette réplique Togusa, seul partenaire humain de la Section 9 : « T'es le seul avec Aramaki dont le corps n'est pas sous garantie... ».  

Le chara-design appuie tout à la fois les formes féminines marquées de Motoko tout en soulignant plusieurs fois l’aspect massif – et donc artificiel – de son corps avec un environnement (échafaudages, rebords d’immeuble) s’effritant sous son poids notamment lors de la poursuite urbaine. Les héroïnes charnues de Masamune Shirow et l’imagerie sexy qui les entoure sont escamotées par Mamoru Oshii qui n’érotise jamais une Motoko dont la nudité va de pair avec sa fonctionnalité de camouflage thermique. Pourtant  Batou fait plusieurs le geste de la recouvrir d’un manteau, l’indifférence de Motoko soulignant son inhumanité tandis que la prévenance de son collègue lui redonne la pudeur qu’on rattache à une femme. Mais peut-elle seulement aspirer à autre chose, elle dont l'entretien de couteuse technologies dépend de ses employeurs ?

Ces doutes sur qui définit un être humain se ressentent de façons diverses. Les longues plages contemplatives portées par les complaintes et percussions hypnotique du score de Kenji Kawai nous perdent sans but dans cette cité futuriste. Le croisement entre esthétique cyber à la Blade Runner et urbanité plus pittoresque (avec ces écrans publicitaires intégrés à une architecture plus rustique, les prémisses d’images 3D numérisant les différents pans de la ville), la dualité entre building high-tech et quartier populaire, tout cela est également une façon par la seule image de montrer ce futur coincé entre passé et progrès – et reflétant par la même les doutes de Motoko qui s’y perd sans but. Notre héroïne constitue ainsi le revers d’une même pièce avec le Puppet Master. Intelligence artificielle immatérielle s’éveillant à la conscience, il s’oppose à Motoko et la complète, elle qui malgré son corps partiellement humain s’interroge sur sa vraie nature. 

Le « ghost » soit l’âme qui relie l’homme à la machine ne repose donc pas sur un statut physique figé mais par un questionnement et une volonté de s’incarner dans un tout définissant son être. Ce plan d’ensemble puis ce lent travelling avant révélant la nouvelle entité joue de cette ambiguïté, l’image évoquant autant la marionnette que le visage rajeuni de Motoko pour affirmer la fusion de ces identités contraires et complémentaires. Place à un être nouveau, à l’enveloppe physique et à l’esprit réconciliés pour une mutation l’emmenant plus loin que l’humanité. La redite de la scène finale avec l’ouverture où Motoko domine la ville n’évoque donc plus un fossé face à ce monde mais une impatience à s’y fondre. Des possibilités infinies et fascinantes mais peut-être pas totalement comblées dans un Ghost in The Shell 2 : Innocence (2004) formellement époustouflant mais sans doute trop hermétique.

 Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Anime