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lundi 31 août 2020

Secret People - Thorold Dickinson (1952)

Dans les années 1930, Maria et Nora, deux jeunes filles d'Europe centrale, sont contraintes de quitter leur pays pour se réfugier à Londres, loin de la menace dictatoriale qui a coûté la vie à leur père. Sept ans plus tard, Maria retrouve, au hasard des rues de Paris, son premier amour. S'ensuit alors une quête périlleuse de justice, qui compromettra les deux jeunes soeurs...

Secret People est un film d'espionnage brillant qui s'inscrit dans le versant plus sombre des productions Ealing, alors que la comédie commence à être le genre de prédilection du studio. On doit sa genèse au méconnu Thorold Dickinson, réalisateur talentueux mais souvent entravé dans des projets où il n'avait pas toujours la main au scénario ou la production. En 1940, Dickinson se rend au War Office britannique en attente d'une production visant en ces temps de guerre, à prévenir la population de tenir des discours dangereux. Dickinson rencontre à cette occasion Michael Balcon patron de la Ealing, studio pour lequel il put parfois être monteur.

Les deux hommes sympathisent et il en naîtra l'excellent thriller Next of kin (1942) répondant au cahier des charges du War Office. Durant ses recherches pour ce film, Dickinson observe les méthodes de la police et découvre certaines affaires singulières à laquelle elle peut être confrontée comme les pressions que peuvent mettre les organisations politiques secrètes sur les quidams qui les intègrent parfois de force, et l'emprise mentale exercée sur eux. Le sujet intéresse Dickinson qui décide d'y consacrer un film. Il mettra près de dix ans à écrire le scénario et trouver un financement pour le projet, trouvant à nouveau refuge au sein de la Ealing de Balcon qui voit en Dickinson un sang neuf bienvenu pour le studio.

On suit le destin de deux sœurs, Maria (Valentina Cortese) et Nora (Audrey Hepburn), filles d'un intellectuel activiste d'un pays (qu'on suppose d'Europe de l'est) soumis à la dictature et qui se sentant menacé les confie à son ami Anselmo (Charles Goldner) installé à Londres. Les années passent, les sœurs deviennent citoyennes britanniques, et si Nora fait son chemin dans sa carrière de danseuse, Maria végète car vivant dans le souvenir de son père assassiné et aussi de celui de son collaborateur le plus proche qui fut également son fiancé, Louis (Serge Reggiani). Le recroisant au hasard d'un voyage à Paris, Maria va être entraînée dans une spirale infernale par les accointances politiques douteuses de Louis qui flatte ses désirs de vengeance en organisant l'assassinat du bourreau de son père. Thorold Dickinson tisse un suspense au cordeau où se tiennent en parfait équilibre la tension psychologique et le pur suspense de thriller d'espionnage.

L'ambiguïté et la duplicité que dégage Serge Regianni jette un trouble sur les retrouvailles avec Maria, ainsi que sur toutes les séquences romantiques plus légère où leur lien rompu se renoue. Chaque geste, sourire et action de Louis semble calculé et viser des desseins plus lointains et inquiétants. Le début lumineux du film qui voit les sœurs passer de l'angoisse de leur dictature au bonheur d'une vie nouvelle, marqué par l'atmosphère bienveillante qu'Anselmo cherche à poser pour elles après leurs épreuves. L'introduction du personnage de Louis fait basculer la photo de Gordon Dines dans le clair/obscur tant que l'on ne connaît pas exactement ses intentions, mais que sa seule présence distille le doute. Lorsque son plan se dévoile (faire de Maria la porteuse d'une bombe destinée à tuer le dictateur de passage à Londres), c'est une plongée dans le cauchemar ininterrompue.

Même si l'on y pense forcément un peu, Dickinson sait se différencier de l'approche expressionniste du Carol Reed de Huit heures de sursis (1947), Le Troisième homme (1949) ou L'Homme de Berlin (1953). Il ne se repose pas sur les cadrages déroutants mais cherche à poser une ambiance hallucinée adoptant le point de vue de Maria découvrant un monde sordide qui lui est inconnu. Le sommet est certainement la scène où elle est interrogée par l'organisation et où le verbe sec, répétitif et menaçant suffit à expliciter la menace. Les visages de ses interlocuteurs sont soit escamoté par le découpage qui s'arrête à leur pied ou à leurs mains, soit masqué dans l'obscurité de la pièce.

L'idée formelle la plus brillante est de placer la silhouette de Louis en arrière-plan de Maria apeurée, et la confiance en cet être aimé s'évanouit tandis que la lumière de sa cigarette alternativement apparaître/disparaître son visage avant de s'évanouir complètement dans les ténèbres. On reconnaît bien là le talent de Dickinson pour instaurer une tonalité à la lisière du fantastique en se pliant au point de vue terrorisé de ses protagoniste, notamment dans un remarquable flashback de la séquence d'attentat.

C'était le cas dans Gaslight (1940) remaké plus tard par George Cukor avec Hantise (1944), ou La Reine des cartes (1949) excellente adaptation de La Dame de pique de Pouchkine. On appréciera les touches scabreuses subtilement amenées (Louis qu'on devine avoir couché avec l'innocente Nora après l'avoir manipulée à son tour) et l'emphase mélodramatique assumée de la dernière partie qui sert parfaitement la noirceur du récit. Le film ne rencontrera malheureusement pas le succès à sa sortie et ce sera l'avant-dernier long-métrage de Dickinson qui se consacrera ensuite à la production et à l'enseignement. Le film a néanmoins une importance considérable dans l'histoire du cinéma. Au moment du tournage, William Wyler se trouve à Rome où il fait des repérages pour son futur Vacances Romaines (1953). Dickinson lui envoie alors les essais de la toute jeune Audrey Hepburn qui convainquent à la fois Wyler de l'engager pour son film, mais aussi la Paramount de lui faire signer un contrat. La suite est connue !

Sorti en dvd zone 2 français chez Doriane Films

 

dimanche 30 août 2020

Frances - Graeme Clifford (1982)

Hollywood, les années 30. La vedette Frances Farmer scandalise par son anti-conformisme. Comédienne de talent, elle connaît la gloire. Hollywood va s'acharner à briser la carrière de l'actrice en l'enfermant dans des rôles de second plan.

Frances est le biopic de Frances Farmer, actrice hollywoodienne montante des années 30 qui vit son destin brisé par le système à cause son anticonformisme. Le film suit très fidèlement et chronologiquement l'existence de France Farmer, malgré une narration très elliptique (on passe de l'adolescence à la starlette hollywoodienne et jeune mariée en 30 mn). Le fil rouge du récit est cependant bien visible, il s'agit de confronter la personnalité de Frances Farmer (Jessica Lange) à un interlocuteur, un environnement et tout simplement une époque qui se refuse à laisser une telle indépendance de pensée à une femme. Frances ne cherche jamais à ouvertement provoquer, mais chacune de ses initiatives va choquer son entourage et progressivement la mettre à la marge. Ainsi elle gagne adolescente un prix littéraire pour un texte où elle évoque la mort et l'indifférence de Dieu. Ce coup d'éclat attire déjà la lumière des médias et jettent un opprobre prématurée sur elle. Jeune actrice de théâtre elle accepte la récompense d'un concours d'interprétation qui consiste en un voyage à Moscou, ce qui la fait qualifier de communiste.

Le problème de Frances est que son charisme et sa beauté amènent les autres à projeter en elle une image, un rôle et un idéal que son caractère impétueux refuse d'endosser. Cela est manifeste lorsqu'elle intègre la Paramount des années 30 et par conséquent le très directif système studio d'alors. Joli bibelot que les studios pensent modeler à leur guise, Frances s'émancipe de la cage dorée que l'on veut lui forger. Néanmoins le jeu subtil de Jessica Lange laisse entrevoir la dimension presque maladive de l'insoumission de Frances. On le sait, pour peu que l'on joue un minimum du jeu médiatique et commercial des studios, après quelques succès au box-office des actrices comme Bette Davis ou Joan Crawford acquirent un pouvoir de décision immense sur leur carrière. Frances est incapable de cette compromission et va en payer le prix. Elle met sa confiance et son âme entre les mains du dramaturge Clifford Odet pour la création théâtrale Golden Boy, mais sous les grands discours l'artiste pragmatique la laissera tomber pour une vedette plus à même de permettre le financement de sa pièce.

Ce modèle auquel on essaie de la plier concerne autant les personnalités bienveillantes pour elle comme Harry (Sam Shepard) qui souhaite l'épouser, les tabloïds pour lesquels elle est la lucrative "folle d'Hollywood", que pour les psychiatres castrateurs devant lesquels elle doit montrer patte blanche. Mais quoiqu'il en coûte Frances refusera, car cette enfermement à une origine plus profonde. Sa mère (Kim Stanley) fut la première à fantasmer en Frances toute l'ambition et le destin extraordinaire dont elle rêvait pour elle-même. Cette mère abusive encourage les excès de Frances tant qu'ils attirent la lumière (cette première de film dans leur ville de Seattle où la mère parade et savoure le glamour plus que sa fille), mais dès que celle-ci recherchera l'anonymat, elle préfèrera l'interner plutôt que de la laisser devenir une nobody.

La dernière partie du film prend ainsi un tour totalement cauchemardesque où se multiplient les allers-retours en hôpitaux psychiatrique. L'esthétique oscille entre esthétique clinique pour traduire l'inhumanité de ces établissements et leurs méthodes sordides, et un aspect halluciné de cours des miracles quasi moyenâgeuse. Les pires séquences s'avèrent malheureusement avérées (Frances violée par le personnel hospitalier avide de "se faire" une star) et bénéficient de l'interprétation incandescente d'une Jessica Lange habitée. Elle émeut dans le registre écorché tout comme dans celui, éteint et brisé par les épreuves de la séquence finale. L'actrice réussira d'ailleurs l'exploit cette année-là d'être nommée deux fois à l'Oscar, celui de la meilleure actrice pour Frances et du meilleur second rôle pour Tootsie de Sydney Pollack - c'est ce dernier qui lui vaudra la récompense suprême. Un magnifique biopic portée par une prestation puissante pour un portrait de femme touchant.

Sorti en dvd zone 2 français chez Studiocanal

 

vendredi 28 août 2020

Hold you tight - Yue kuai le, yue duo luo, Stanley Kwan (1998)

La femme d’affaires Ah Moon doit se rendre à Taiwan pour son travail, mais meurt dans un accident d’avion. Son mari, l’informaticien Ah Wai, est inconsolable. Il envisage de vendre leur appartement commun et fait alors appel à l’agent immobilier gay Tong. Ce dernier n’est pas le seul à tourner autour du veuf obnubilé par le chagrin, puisque le maître-nageur Dou Jie entretient lui aussi un lien trouble avec le couple brisé à jamais par la catastrophe.

Hold you tight est une sorte d'œuvre somme pour Stanley Kwan, qui entrecroise les environnements contemporains et les questionnements existentiels urbain de ses premiers films (Women (1985), Love unto wastes (1986)) avec une vision de la sexualité crue stimulée par le coming-out qu'il fit dans son documentaire Yang ± Yin: Gender in Chinese Cinema (1995). Le point de départ du récit est cet aéroport de Hong Kong où deux femmes à l'étrange ressemblance s'apprêtent à prendre le même avion. L'une Ah Moon femme d'affaire et jeune mariée (Chingmy Yau) va le prendre et périr dans un crash tandis que l'autre, Rosa (Chingmy Yau) femme mûre et divorcée va rater le vol et survivre. Dès lors Stanley Kwan construit une narration décousue entre passé et présent autour de l'entourage des deux femmes (mais plus particulièrement Ah Moon) dans une sorte de kaléidoscope de ce qui fut, de ce qui aurait pu être et de ce qui ne sera jamais.

Le passage entre les époques ne suit pas une logique narrative linéaire et il faut parfois quelques minutes au spectateur pour saisir la bascule. Le fil rouge semble être la nature d'exilé ou en transit des personnages, originaires de Taiwan ou en passe d'y retourner même brièvement (la cause du voyage fatal initial). Chaque protagoniste vit ainsi dans une forme de solitude urbaine qu'il cherche inconsciemment ou pas à combler. Ah Moon est délaissée par son époux Fun Wai (Sunny Chan) et se réfugie dans les bras du maître-nageur Dou Jie (Lawrence Ko), sans doute le plus déraciné de tous. Après le décès de Ah Moon, c'est au tour de Fun Wai d'être aux abois et de trouver le réconfort dans le giron intéressé de l'agent immobilier gay Tong.

La solitude ne se surmonte que dans une forme de pulsion charnelle que Stanley Kwan filme avec une sensualité frontale. Chaque scène d'amour est portée par une fièvre qui révèle en creux la volonté de s'accrocher désespérément à quelque chose, de se prouver que l'on existe. Si la rencontre de l'aimé s'avère impossible, cette sensualité revêt un tour plus pathétique, capturé toujours aussi crûment par le réalisateur, entre la scène de masturbation de Dou Jie ou le passage dans les backrooms gay pour Tong - l'homosexualité filmée sans fard annonçant le superbe Lan Yu (2001) à venir pour Stanley Kwan.

Avant ces explosions charnelles, le réalisateur sait également filmer la frustration, accompagner les regards qui s'attardent sur les corps et brouiller nos attentes comme avec le personnage de Dou Jie dont on ne sait s'il désire l'épouse Ah Moon ou le mari Fun Wai. Dans condition esseulée au fil du récit, la porte est ouverte par le réalisateur à toutes les situations, à toutes les combinaisons amoureuses, même celles qui ne se concrétise pas dans le temps du film. Il s'agit selon les temporalités ou niveau narratif de surmonter un vide existentiel, une séparation, une déprime passagère dans cette cité de Hong Kong où chacun est livré à lui-même. Chingmy Yau et sa superbe prestation est le visage de tous ces maux, en attente lorsqu'elle incarne Ah Moon ou solide réconfort lorsqu'elle est Rosa. Pas forcément l'opus de Stanley Kwan le plus accessible par sa construction étrange, mais assurément l'un des plus attachants.

 Sorti en dvd hongkongais

mardi 25 août 2020

Le Bateau phare - The Lightship, Jerzy Skolimowski (1985)


En 1955, sur un bateau-phare ancré au large des côtes américaines, 3 gangsters dirigés par le docteur Calvin Caspary menacent l'équipage du capitaine Miller dont le propre fils Alex a déjà eu affaire à la police.

Premier film américain de  Jerzy Skolimowski, Le Bateau phare s’inscrit dans la continuité de son opus précédent Le Succès à tout prix (1984) dont il reprend la thématique de la relation père/fils. C’est d’ailleurs durant la promotion de Le Succès à tout prix au Festival de Cannes que les producteurs ont l’idée de faire appel au réalisateur qui s’engage dans un des seuls films (adapté d’un roman de l'écrivain allemand Siegfried Lenz) dont il ne signe pas le scénario. Cela n’empêche pas Le Bateau phare d’être une œuvre éminemment personnelle pour Skolimowski. Tout comme dans Le Succès à tout prix, le rôle du fils est tenu par Michael Lyndon le propre fils de Skolimowski. Ce choix crée une continuité et un étrange mimétisme puisque Michael Lyndon ressemble énormément à son père jeune, ce dernier se mettant en scène dans ses premiers films à travers un alter-ego nommé Andrzej.

En faisant jouer son fils, Skolimowski à travers le postulat du film rejoue la relation complexe qu’il entretenait également avec son père. Dans le film Alex est un adolescent honteux et défiant envers son père le capitaine Miller (Klaus Maria Brandauer), coupable de lâcheté passée pour la communauté et son équipage, mais dont on ne connaîtra le détail que plus tard. Forcé de séjourner sur le bateau phare commandé par son père après une énième incartade, il assiste à l’intrusion de trois dangereux gangsters, ce qui va mettre à l’épreuve ce rapport père/fils. Le père de Skolimowski était un véritable héros en Pologne, chef de la Résistance  Varsovie qui fut emprisonné et déporté en camp de concentration où il mourut. Le réalisateur façonne donc une figure paternelle pesante pour sa descendance tout en en modifiant la dynamique. 

Quoi qu’il fasse, Skolimowski n’aurait jamais vraiment pu se montrer à la hauteur de ce père d’autant plus idéalisé que désormais absent. A l’inverse dans le film, Alex cherche à se démarquer de cet encombrant père par l’attitude. Ce sera d’abord par sa désinvolture et son insolence, puis quand le danger des gangsters menacera, par des velléités héroïque qu’il ne peut assumer à son jeune âge. Le tempérament conciliant et attentiste de son père cherchant à protéger son équipage est une preuve supplémentaire de sa lâcheté pour l’adolescent immature, et s’oppose à sa fougue et volonté d’en découdre. Par cette dualité illustre ainsi ce qu’est le vrai héroïsme à travers la métaphore que représente même le bateau phare.

Ce moyen de transport symbolisant le voyage, doit pour le bien collectif resté figé à la même place en mer pour servir de guide aux différents navires traversant la région. C’est un statut que ne comprend pas Caspary (Robert Duvall) chef des gangsters qui en fait le reproche moqueur à Miller durant un dialogue. Tout le récit façonne donc un affrontement entre l’immobilité, faussement synonyme de lâcheté et que représente Miller, et le mouvement que symbolise Caspary et ses sbires dont l’agitation perpétuelle met en lumière la nature violente, arriérée et infantile. Il est donc fort intéressant de voir Skolimowski mener en parallèle ces deux tonalités et vitesses contradictoires dans sa narration et mise en scène. 

La violence surgit dans des sursauts brutaux et imprévisibles (la mort de l’oiseau) quand des plages plus calmes s’affichent dans le visage stoïque de Miller, dans les plans d’ensemble du bateau seul en pleine mer. Tout à cette symbolique passionnante, le réalisateur néglige cependant un peu la notion de suspense. La tension ne s’instaure jamais complètement malgré la suavité menaçante de Robert Duvall, le huis-clos n’est pas suffisamment au cordeau et étouffant dans l’ensemble. Donc sur la foi de son synopsis il ne faut pas forcément venir chercher un thriller avec Le Bateau phare sous peine d’être un peu déçu, mais surtout une belle étude de caractères. 

Sorti en bluray chez L'Atelier d'image

samedi 22 août 2020

Cherry Blossoms : When Tat Fu Was Young - Yu Ta Fu chuan ji, Eddie Fong (1988)

Au début du XXème siècle, le jeune Yu Dafu part faire des études de médecine au Japon alors que les nationalistes monte en puissance. Rapidement, il est davantage attiré par les jeunes femmes et la poésie.

Cherry Blossoms est la seconde réalisation d'Eddie Fong, surtout connu à Hong Kong pour son travail de scénariste où il brille autant pour la Nouvelle Vague hongkongaise (L'enfer des armes de Tsui Hark (1980), Nomad de Patrick Tam (1982)) que dans le cinéma d'auteur notamment pour sa femme la réalisatrice Clara Law (Farewell China (1990)) ou le grand mélo populaire comme le superbe A Fishy Story de Antony Chan (1989) qui fera de Maggie Cheung une star. Dans Farewell China et A Fishy Story, on trouve deux héroïnes (incarnées par Maggie Cheung dans chacun des films) chinoises exilée ou aspirant à l'être, exprimant ainsi une forme de schizophrénie entre amour de la patrie et une volonté de la fuir pour des raisons sociales ou économiques. Cherry Blossoms explorait déjà ce motif, mais sous la forme du récit initiatique et du film historique.

Le film adapte la jeunesse du poète chinois Yu Dafu et notamment de la période où il poursuivit ses études au Japon entre 1913 et 1922. L'œuvre de Yu Dafu se caractérise par sa nature introspective, autobiographique et existentielle, notamment dans son plus célèbre roman Le Naufrage (paru en 1921) qui fit scandale par sa description sans fard de la sexualité. Le film d'Eddie Fong, sans être un biopic à proprement parler parvient en tout cas par sa narration en voix-off, son récit en flashback et le lyrisme de sa mise en scène à traduire l'esprit de Yu Dafu tout en explorant des thèmes propres au réalisateur.

Le récit nous fait passer d'un Yu Dafu adulte et mélancolique (Chow Yun Fat) à son incarnation adolescente (Tat Wah Fok), jeune homme envoyé par sa famille au Japon pour y suivre des études de médecine. Même si tourné sous forme de scènes potaches, le poids de l'exigence parentale et des soubresauts politiques en Chine pèsent sur tous ses étudiants chinois exilés appelés à occuper des postes important à leur retour. Yu Dafu plutôt que le sérieux et "l'utilité" des études de médecine est attiré par les lettres et la poésie, ce qui se répercute dans son quotidien de jeune homme en proie à ses premiers émois amoureux et sexuels. Il va ainsi tomber sous le charme de la belle Lung, fille d'un opposant politique chinois exilé. Cette famille représente la schizophrénie de cette identité chinoise puisque par crainte pour sa vie et celle de sa fille, le père de Lung souhaite désormais en faire une japonaise assimilée en changeant son nom et voit donc d'un mauvais œil le rapprochement avec Yu Dafu.

Les étudiants chinois subissent de leur côté le racisme des japonais mais Eddie Fong évite de se montrer manichéen dans son observation. Le quotidien de notre héros à l'école, son amitié avec un aîné (et rival amoureux) japonais montre l'esprit belliqueux et nationaliste qui régnait alors au Japon. L'exhortation à montrer sa force et sa virilité via les harangues des professeurs de sport en uniforme militaire, un film de propagande au cinéma o tous les spectateurs se dresse pour hurler les vertus supérieures du Japon, tout dans l'atmosphère impose une volonté (de tout temps mais particulièrement féroce alors) de rentrer dans le rang, d'obéir et de ne pas se poser de question. Les jeunes chinois exilés aspirent à importer cette supposée grandeur à leur retour, mais souffre de cet autoritarisme fanatique.

L'échappée ne peut se faire que dans l'insouciance des premiers amours et Eddie Fong déploie une mise en scène qui dénote du film historique classique. Le travail sur la couleur, la fougue des mouvements de camér ( le style caméra à l'épaule ou l'usage du grand angle durant le marivaudage pastoral) et l'érotisme troublant constituent une bulle de modernité et d'espièglerie dans ce cadre oppressant. Tous les instants de triangle amoureux font preuve d'un charme où soudain les clivages sociaux (la modernité et le bagout du personnage féminin) et culturels s'estompent pour simplement observer des jeunes gens qui s'épanouissent. La réalité va vite les rattraper et le drame sera autant dû au complexe d'infériorité chinois d'alors qu'au sentiment de supériorité et à l'aveuglement japonais.

Notre héros s'élèvera donc au-dessus des problématiques idéologiques qui rongent son temps pour se plonger dans son art, les évènements auxquels on vient d'assister étant supposé lui avoir inspiré son roman Le Naufrage qui narre les amours d'un étudiant. Les jeunes acteurs sont excellents et Chow Yun Fat (un peu trop mis en avant dans la promo et les affiches vu son temps de présence à l'écran) exprime magnifiquement la mélancolie et les regrets des temps passés, dévorant l'épilogue de son charisme. Le film produit en 1985 par la Shaw Brothers restera malheureusement trois ans dans les tiroirs pour ne sortir qu'en 1988 (agrémenté de quelques scènes de nu pour attirer le chaland), le fondant plus dans l'esthétique émergente des Wong Kar Wai qu'il a pourtant précédé. Ces mésaventures ne suffisent pourtant pas à dénaturer le très beau film qu'est Cherry Blossoms.

Sorti en dvd et bluray hongkongais dotés de sous-titres anglais

vendredi 21 août 2020

Vautrin - Pierre Billon (1943)


Vautrin, dit Trompe-la-Mort, s'est évadé du bagne et se dirige vers Paris sous les traits d'un prêtre espagnol. En route, il rencontre le jeune Lucien, pleurant sur sa pauvreté. Vautrin le prend à sa charge et, en quelques semaines, fait de lui le dandy le plus recherché de la capitale.

Vautrin met en scène un des personnages les plus emblématiques de la Comédie Humaine d’Honoré de Balzac, ce grand ensemble (romans, nouvelles, pièces de théâtre) où il se fait l’observateur social et politique de son temps. Vautrin apparaît dans trois des ouvrages les plus fameux de la Comédie Humaine, Le père Goriot paru en 1835, Illusions Perdues publié entre 1837 et 1843, et la suite de ce dernier Splendeurs et misères des courtisanes publié entre 1838 et 1846. Vautrin y incarne une figure du mal fascinante, un criminel et tentateur pour des jeunes hommes (Rastignac dans Le père Goriot, Lucien de Rubempré dans les deux autres romans) en quête de réussite dont il sera l’âme damnée. Le film de Pierre Billon adapte plus spécifiquement Splendeurs et misères des courtisanes même s’il reprend le final d’Illusions Perdues en montrant la rencontre entre un Lucien (Georges Marchal) aux abois et Vautrin (Michel Simon) dissimulé sous les atours d’un ecclésiastique espagnol. Néanmoins le scénario de Pierre Benoît parvient plus ou moins efficacement à introduire des éléments du Père Goriot, notamment l’emprise de Vautrin sur Rastignac.

Pierre Billon nous propose là une adaptation plutôt fidèle, nantie, mais malheureusement sans aspérités. L’une des qualités est de réussir à caractériser efficacement des personnages pour lesquels cela était moins nécessaire à la lecture du roman qui était une suite. Le passé de forçat, la roublardise et la paradoxale dévotion de Vautrin sous la fourberie se ressent ainsi plutôt bien dans l’introduction qui le voit passer des habits du bagne dont il s’évade à ceux de prêtre. Bien évidemment tout le passif d’irrésolu ambitieux et romantique de Lucien de Rubempré ne peut fonctionner complètement sans les saillies mordantes de Balzac, mais la narration développe relativement bien le pacte qui va l’unir à Vautrin. De même un protagoniste aussi haut en couleur que le Baron de Nucingen semblait difficilement transposable à l’écran, mais l’allure grotesque que lui confère Louis Seigner (le film évite de reprendre l’accent alsacien phonétique et assez pénible à lire dont le dotait Balzac) réussit à illustrer la monstruosité, la cupidité et l’impunité que fait refléter l’argent sur un individu sans scrupule.
Le problème du film est de manquer d’un certain souffle romanesque et d’enchaîner de manière très scolaire les péripéties du roman. 

C’est notamment palpable quand on en voit disparaître les éléments subversif. L’attirance voire la relation homosexuelle que sous-entendent les efforts de Vautrin pour le succès de Lucien n’existe plus, ce qui enlève toute l’ambiguïté de l’usage qu’il fera d’Esther (amante de Lucien) pour financer la crédibilité de son protégé visant un mariage d’argent. Le film devient un mélodrame assez classique où le fade George Marchal peine à exprimer la nature torturée de Lucien malgré des situations intéressantes (l’arrivée au bal où il est reconnu par d’anciens compagnons), et qui atténue la tragédie en effaçant certains éléments clés du passé des personnages. Dans le roman, Esther (Madeleine Sologne) est une courtisane célèbre qui retrouve une forme de « pureté » par l’amour sincère qu’elle voue à Lucien. Elle retrouve par intermittence les attitudes de cette ancienne vie pour soumettre le Baron de Nucingen et aider Lucien. Le film va au plus simple en en faisant une simple victime repoussant les assauts de Nucingen, le sacrifice perdant de sa nature sulfureuse mais aussi émotionnelle (Madeleine Sologne ne fonctionnant que sur le registre éploré) quand arrive la conclusion. 

Tout cela reste donc très illustratif, pas désagréable en soit notamment via une belle reconstitution et direction artistique, mais manque de point de vue. Les habituels jeux de pouvoirs, tractations et manipulations financières que se plait à décrire Balzac dans le détail sont également réduit à l’essentiel ici mais s’avèrent néanmoins ludique. Le Baron de Nucingen paie au prix fort le moindre rapprochement avec Esher mais explicite de cette manière cette société où tout ce monnaie quand on en a les moyens, ressort sur lequel le rusé Vautrin sait appuyer et que le faible Lucien feint d’ignorer. C’est bien le manque de moyen plus que la réputation trouble l’entourant qui empêche Lucien de faire aboutir son mariage noble. Un scandale à l’opéra suffit à lever la suspicion sur lui quand un Nucingen peut s’y afficher avec la maîtresse qu’il entretient. 

L’argent et l’emprise qu’il autorise sur l’autre surmonte tous les obstacles. Les plus faibles de caractère comme Lucien sont condamnés, ainsi que les âmes nobles telles qu’Esther, mais les plus roués et souples comme Vautrin ont toujours une sortie possible. Là encore le film rate un peu le coche de la subversion du roman, appuyant la dimension dramatique (malheureusement pas suffisamment bien introduite pour émouvoir) plutôt que provocante avec le destin à la Vidocq (contemporain et vraie inspiration de Balzac qui eut l’occasion de le rencontrer) qui s’ouvre pour Vautrin. Même Michel Simon adoucit la vraie dimension inquiétante du personnage dans son jeu plus excentrique que froidement menaçant. C’est pourtant ces contrastes calculateurs et sentimentaux qui font tout le sel de Vautrin. Une adaptation sage et honorable donc, mais loin des vertiges que pouvait procurer la lecture. 

Sorti en bluray chez Gaumont 

Extrait