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mercredi 26 janvier 2022

La Lune et le Téton - La teta y la luna, Bigas Luna (1994)


 Tete, petit garçon attristé par la venue d'un petit frère l'éloignant de sa mère, se réfugie dans une passion soudaine pour la très belle Estrellita, de passage dans son village pour jouer le spectacle qu'elle donne avec son mari français à travers le pays. Mais le petit garçon n'est pas le seul à aimer Estrellita, et les passions de se déchaîner, avec douceur et violence, sur fond de rêves éveillés sous le regard d'une Lune complice.

La Lune et le Téton vient clore la trilogie "ibérique" de Bigas Luna après Jambon, jambon (1992) et Macho (1993). Tout comme dans les volets précédents, le réalisateur y interroge certains pans de la culture espagnole par le prisme du sexe et de la masculinité. Il s'agit du plus personnel des trois films pour Bigas Luna puisque grandement autobiographique à travers les souvenirs de son enfance catalane. Le jeune héros Tete (Biel Duran) est donc un double dont les pensées et l'observation du monde des adultes correspond à celle du réalisateur à l'époque. Dans le prolongement des films précédents, la virilité se pose comme un attribut culturel dès la scène d'ouverture avec une démonstration de castell (château en catalan), cette manifestation publique catalane consistant à bâtir une pyramide humaine.

Tete est mis à contribution et doit être la pièce finale de la tour, on le voit péniblement gravir les étages humains, harangué par son père au sol lui sommant de montrer qu'il est un homme, un vrai. Malheureusement Tete échoue et la pyramide s'effondre. Tete n'est pas encore un homme, il reste un enfant comme va le montrer sa réaction à la naissance de son petit frère. Notre héros jalouse la proximité du nourrisson avec sa mère, et plus particulièrement son droit à la tétée à laquelle évidemment lui n'a plus accès. Il ne rêve plus désormais que d'avoir des seins qui ne s'offriraient qu'à lui. Il pense être récompensé quand le couple de saltimbanque formé par Estrella (Mathilda May) et Maurice (Gérard Darmon), s'installe dans sa ville. Estrella est d'une beauté éblouissante et surtout dispose d'une poitrine magnifique que ses tenues mettent grandement en valeur, faisant tourner la tête de l'enfant et pas que lui.

Cet attrait mammaire représente l'entre-deux où se situe Tete, les premiers émois sexuels du préadolescent qui commence à regarder les femmes différemment, mais aussi la tentation d'un retour en enfance où le sein le ramène à une relation maternelle fusionnelle. Tete va donc se rapprocher de Estrellita, tout en observant le triangle amoureux se formant entre elle, son compagnon Maurice et Miguel (Miguel Poveda) un jeune homme tombé fou amoureux d'elle. Les sentiments se jouent ici à une échelle sensorielle et culturelle. Miguel a le coup de foudre en ressentant littéralement une décharge lorsqu'il serrera la main à Estrelitta pour la première fois. Celle-ci est sincèrement amoureuse de Maurice mais est frustrée par l'impuissance de ce dernier. Repoussant d'abord les avances de Miguel, Estrellita y devient progressivement sensible par ce vecteur culturel quand il se met à lui chanter à toute heure des sérénades flamenco devant chez elle. 

La rivalité se fait ainsi par ce côté traditionnel et culturel dans une des plus belles scènes du film, lorsque Miguel (l'acteur Miguel Poveda étant avant tout chanteur cela amène un panache immédiat à la scène) chante sa passion en catalan à l'extérieur tandis qu'un l'intérieur Maurice enlace et danse avec Estrellita au son de L'Homme à la moto d'Edith Piaf. Le plaisir qu'il ne peut plus lui donner physique, Estrellita le prend chez Maurice par l'émoi que provoque en elle ses émissions corporelles, que ce soit l'odeur de ses pieds qu'elle adore sentir ou ses larmes dont elle recueille chaque goutte - sans parler du numéro scénique de Maurice à base de pets. Lorsque Miguel suite à un drame personnel sombre dans une détresse le rendant encore plus vulnérable, c'est le déclic pour Estrella qui s'en rapproche pour l'apaiser et lui en retour qui peut la satisfaire par le sexe. Mathilda May par sa présence sensuelle, protectrice et bienveillante est un véritable idéal de LA femme selon Bigas Luna, amante, confidente et maternelle. Ce difficile statut la rend incapable de choisir entre l'homme qu'elle ne peut aimer que chastement désormais, et celui qui en sus peut la combler physiquement. 

Le jeune Tete observe cette agitation de loin, sans pouvoir s'y mêler. Bigas Luna use donc d'une imagerie poétique, provocante et innocente à la fois pour traduire formellement l'expression de l'amour que voue Tete à Estrellita. Cela passe par la rêverie et quelques images fascinante où Tete imagine Estrellita lui montrer spontanément ses seins, les presser et l'asperger de lait. La contradiction entre le désir encore latent de l'enfant et le besoin de régression enfantine s'entremêlent à travers ce sein sensuel, nourricier et maternel de Mathilda May. Les éléments les plus voyants (la rutilante moto de Maurice) et expressifs de virilité sont bien plus en retrait dans ce film que sur Jambon, jambon et Macho, être un "homme" étant davantage une prise de conscience, une manière de grandir plutôt qu'une démonstration de force. Le père (Abel Folk) de Tete semble ainsi davantage vouloir éveiller un caractère volontaire chez son fils par ses allusions aux racines Romaines (avec quelques scènes décalées où Tete l'imagine en centurion) plutôt macho en puissance.

Tout le récit appelle à solliciter en soi tout ce qui fait bon être un homme, se conjuguant à une sensibilité toute féminine. Autant Macho était une caricature des maux du mâle andalou, autant La Lune et le Téton célèbre la douceur de l'homme méditerranéen. Pour Tete l'accomplissement consistera à enfin parvenir au sommet de la castell en s'imaginant encouragé et récompensé par Estrellita l'invitant à téter ses seins (l'innocence de cette attente s'exprimant quand la mère (Laura Mañá) se substitue à elle et qu'il trouve son lait meilleur). Pour Estrellita, Miguel et Maurice, ce sera le fait de s'astreindre au modèle matrimonial traditionnel pour accepter un plus doux et libre ménage à trois. Plus le film avance, plus il bascule d'une certaine imagerie terreuse et primitive à quelque chose de plus onirique et poétique que permet notamment le monde forain. Une belle réussite pour ce qui est le film le plus lumineux de la trilogie.


 Sorti en dvd zone 2 anglais chez Tartan et doté de sous-titres anglais

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