Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
A la vision de cet Emilia Perez, il convient de saluer le goût du risque et la constante volonté de réinvention de Jacques Audiard, cinéaste en constant quête de nouveau défi après l’accomplissement que fut Un Prophète (2009). Audiard sort de deux réussites l’ayant brillamment sorti de sa zone de confort avec le western Les Frères Sisters (2018) et le magnifique Les Olympiades (2021) film choral faisant office de capsule temporelle et géographique d’un quartier parisien par le marivaudage. Emilia Perez est un nouveau projet surprenant, inspiré du roman Ecoute de Boris Razon, dont Audiard emprunte le personnage secondaire d’un narco-trafiquant trans pour lui offrir une histoire à part entière dans son film. Durant les premières phases d’écriture, il constate que l’inspiration de ses premiers jets doit davantage aux livrets d’opéra qu’à un scénario classique, ce qui oriente le projet vers la comédie musicale, ou du moins un film où la musique jouera un rôle majeur pour transmettre l’émotion.
Le film emprunte donc un cadre et une imagerie que l’on a davantage l’habitude de voir dans des polars façon Sicario, avant de s’en délester pour embrasser le souffle du mélodrame. Le postulat très original mélangé à ce défi musical a donc tout pour offrir un résultat détonant et singulier. Le pari n’est pas réellement gagné pour une raison qui sera au premier abord subjective, à savoir la musique. La bande-originale signée Clément Ducol et Camille n’embrasse absolument pas la dimension mexicaine ou plus spécifiquement latino du cadre du récit, et plus embêtant encore, manque de mélodies et chansons marquantes susceptibles d’être retenues par le spectateur au-delà du visionnage. C’est en fait un ensemble, puisque la scénographie et les chorégraphies manquent de cette touche théâtrale et opératique susceptibles de susciter l’emphase formelle et émotionnelle attendue. Il y a quelques réussites néanmoins comme la scène du restaurant accompagnant le personnage de Rita (Zoé Saldana) dans sa raillerie des invités corrompus du dîner de bienfaisance, la morgue corporelle de l’actrice et l’ironie des paroles forment un tout cohérent dans une danse lascive et guerrière. L’autre beau moment est le plus sobre, lorsque Emilia (Karla Sofía Gascón vraie actrice transgenre) dans l’intimité de la chambre de sa fille, est émue aux larmes quand cette dernière la reconnaît indirectement (« tu sens comme papa ») et entremêle sa voix et celle de l’enfant pour une berceuse poignante. Le reste du temps, cette facette musicale est assez vaine, faute de mélodie entêtante et de scène mémorable, les albums de Camille ayant davantage montré son travail sur le rythme et les voix que sur les hymnes pop. On peut se demander ce qu’aurait donné une bande-originale confiée à Rosalia, artiste pop métissée récente qui mariait avec talent sonorités urbaines et tradition latino.Sur le fond le film est dans une certaine continuité du travail de Jacques Audiard. On lui a souvent reproché, parfois à tort, d’autres fois à raison, une vision schématique des rapports homme/femme et une certaine célébration du virilisme. Dans le meilleur des cas, cela donne Sur mes lèvres (2001) où le voyou mal dégrossi joué par Vincent Cassel est « apprivoisé » et « dompté » par la douceur et la détermination d’une femme fragile mais courageuse incarnée par Emmanuelle Devos. C’est un schéma repris de façon grossière dans le quasi-remake masqué que constitue De rouille et d’os (2012) où une nouvelle fois la Belle Marion Cotillard apprivoise la Bête Matthias Schoenaerts, mais sans le socle du polar qui transcendait les archétypes dans Sur mes lèvres, toute la finesse et l’émotion feutrée de ce dernier s’estompe. On constate donc chez Audiard une vision masculine primitive et sauvage ne pouvant évoluer qu’au contacte d’une féminité idéalisée, sacrificielle et bienveillante. Audiard fera pire avec la cellule familiale reconstituée du très mauvais Dheepan (2015), plutôt intéressant dans sa veine intimiste mais idéologiquement douteux quand le virilisme prend le pas en tant que mal nécessaire. Les Olympiades avait très joliment rafraîchi la formule, notamment dans la dynamique plus simple et naturelle du couple Samba/Emilie, où le marivaudage et la quête existentielle surmontait cette dynamique binaire entre homme et femme.Emilia Perez penche du mauvais côté de ce corpus sous couvert de féminisme et de progressisme. Dans la première partie, la part fragile, vulnérable et supposée « féminine » du narco-trafiquant Juan « Manitas » del Monte ne se ressent pas dans la représentation du personnage, tour à tour trop mystérieux ou trop marqué dans sa latinité virile pour intriguer. Dès lors la bascule lorsqu’il devient physiologiquement une femme en Emilia après l’opération est trop brutale. Il n’y a plus aucun relents (ou tout juste une esquisse quand il disputera la garde de ses enfants à son épouse (Selena Gomez)) de son passé violent en endossant pleinement sa féminité, comme si dans l’esprit d’Audiard les deux étaient incompatibles. L’homme est une brute et la femme est une madone et une sainte. Audiard retombe dans son schématisme habituel, mais au lieu de l’articuler par une romance homme/femme, cela passe par la transition de genre qui absout le personnage. Des femmes chefs de cartel cruelles et sanguinaires existent pourtant bel et bien (comme la fameuse Griselda Blanco durant les années 80, à laquelle plusieurs fictions et documentaires furent consacrés) et amener cette transition (dans tous les sens du terme) de façon plus subtile ou du moins progressive aurait été plus judicieux. Certains éléments de l’intrigue même en deviennent discutable, notamment l’action caritative d’Emilia dont la médiatisation est pourtant susceptible de remettre en lumière ses anciens crimes – mais désormais elle est une femme, ce passé n’existe plus, la porosité entre ces deux existences n'existe pas sorti des liens filiaux. Si tout cela avait néanmoins pu former un tout emporté, outrancier et embrassant sans complexe le mélo, la télénovela et la comédie musicale, ces défauts auraient pu être noyé dans un ensemble fougueux. En l’état il ne reste finalement que les clichés et une tenue formelle tangente, notamment le sauvetage final assez laid – le film a presque entièrement été filmé en studio à Paris plutôt qu’au Mexique – et une interprétation inégale (Séléna Gomez prix d’interprétation à Cannes, vraiment ?). A défaut de réussite, respect tout de même à Audiard pour la tentative.En salle
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