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mardi 21 octobre 2025

Joe Kidd - John Sturges (1972)

Dans les années 1900, au Nouveau-Mexique, Joe Kidd, un ancien chasseur de primes fraîchement libéré de prison, est engagé par un puissant propriétaire, Frank Harlan, pour débusquer Luis Chama qui aide les petits propriétaires mexicains face aux colons américains qui s'approprient leurs terres. Dégoûté par les méthodes d'Harlan, Kidd passe dans le camp de Chama.

Joe Kidd marque le rendez-vous en partie manqué entre John Sturges et Clint Eastwood. Leurs trajectoires sont inversées avec un Sturges sur la pente descendante (il ne signera plus que trois films par la suite) tandis qu’Eastwood est en train de s’installer comme une valeur sûre du paysage hollywoodien. Le film est d’ailleurs une des premières production Malpaso, la société de production d’Eastwood et on remarquera au générique nombre des collaborateurs attitrés que l’on retrouvera dans ses travaux futurs (Bruce Surtees à la photo, Buddy Van Horn aux cascades, James Fargo assistant-réalisateur). Le script d’Elmore Leonard s’inspire de l’action de l’activiste mexicain Reies Tijerina qui, en juin 1967, pris une cour de tribunal en otage afin de dénoncer la spoliation des terres des autochtones hispaniques par les colons américains dans l’état du Nouveau Mexique aux Etats-Unis. Le scénario transpose cet argument dans un cadre de western et fait de Reies Tijerina un hors-la-loi soutenant la même cause par différents coups d’éclats.

Le début du film s’inscrit d’ailleurs dans le courant du western démythificateur et politisé des années 70. Nous observons un groupe de mexicains échouer à faire valoir leurs droits par la voie honnête, une cour de tribunal réfutant la réalité de la propriété de leur terre, et ce soutenu par le système – les documents prouvant les faits ayant « brûlés » dans un incendie. C’est là qu’interviendra Luis Chama (John Saxon), pendant fictionnel de Reies Tijerina, brûlant les documents prouvant la possession des terres par les propriétaires blancs. En parallèle se dessine la figure de Joe Kidd (Clint Eastwood), quidam rétif au système de façon plus désinvolte, et alors emprisonné pour avoir abattu un cerf sur des terres protégées. La mise en place est très réussie, mettant en parallèle la réelle injustice sociale et une dimension plus caustique avec un Kidd décalé, dure à cuire et pince sans rire.

Cela se joue aussi dans la caractérisation des méchants. Robert Duvall amène une certaine bonhomie en propriétaire terrien impitoyable, secondé par une galerie de sbires dont l’excentricité n’a d’égale que les penchant sanguinaires. C’est l’observation impuissante de leur méfait qui provoque progressivement l’engagement de Kidd, dont le passif armé nous est peu à peu révélé. Sans être mémorable, l’intrigue est ainsi solidement tenue par un John Sturges toujours capable de livrer des morceaux de bravoures secs et nerveux. La tonalité politique, ou du moins sociale, prolonge l’héroïsme de Les Sept mercenaires (1967), et sa science du morceau de bravoure dans des environnements singuliers (se souvenir de son formidable Fort Bravo (1953) ressurgit ici avec notamment l’introduction d’un armement plus moderne comme le fusil à lunettes.

C’est surtout côté scénario que le bât blesse à mi-parcours. Un rebondissement a l’idée intéressante de montrer Luis Chama sous un jour plus ambigu et narcissique, mais n’en fait rien. Après s’être montré capable de sacrifier des innocents par égo, Chama est ramené à la raison par une simple remontrance de Kidd (dont le revirement avait été au contraire bien construit) et renoue avec son destin de héros du peuple. 

La dernière partie part donc sur un mauvais pied et, malgré un climax spectaculaire (presque trop au vu de la retenue qui a précédée) avec un déraillement de train, on reste sur un léger sentiment d’inachevé. La courte durée du film (moins d’une heure et demie) laisse penser que des coupes au montage ont sans doute altérées la portée du film. Joe Kidd reste cependant un honorable divertissement, mais l’on pouvait attendre plus au vu des talents en présence. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Universal 

dimanche 19 octobre 2025

Le Jour du fléau - The Day of the Locust, John Schlesinger (1975)

 Hollywood, années 30. Le film suit en parallèle l'histoire et les désillusions de Faye Greener, une petite actrice sans talent, et Homer Simpson, comptable de son état et peu intéressé par le cinéma.

Après l’immense succès public et critique de Macadam Cowboy (1969), son premier film américain, John Schlesinger se voit en position de réaliser le projet fastueux et ambitieux qu’est Le Jour du fléau. Participant à instaurer la veine désespérée du Nouvel Hollywood, Macadam Cowboy était une œuvre sombre remettant en cause le rêve américain en observant ses laissés pour compte. Le Jour du fléau creuse le même sillon en remontant dans le temps, ainsi qu’en posant un regard acerbe sur la Mecque des rêves, le Hollywood de l’âge d’or. 

Le film adapte le roman L’Incendie de Los Angeles de Nathanael West, publié en 1939, soit au même moment que les évènements de l’histoire. Romancier et satiriste, Nathanael West fut, durant ses années de vaches maigres, scénariste à Hollywood au sein du studio Columbia. Il put donc observer de près les ambitions contrariées de tous les aspirants à la gloire gravitant autour de l’industrie du spectacle, la frontalité et crudité des situations apportant ainsi une vraie authenticité à l’immersion et à l’étude de caractères – totalement respectées dans le film. A cela s’ajoute le recul du regard de l’étranger, en l’occurrence l’anglais John Schlesinger incisif et sans concession quant à son traitement de sa terre (et industrie) d’accueil - notamment dans sa vision au vitriol de la religion, un "spectacle" et business comme un autre.

La comparaison avec Le Jour du fléau fut souvent faite au moment de la sortie Babylon de Damien Chazelle (2022), dépeignant lui aussi l’envers du décor hollywoodien. Cependant le film de Chazelle est une sorte de conte contrarié, passant de l’émerveillement au profond désespoir et désenchantement. Ce mouvement graduel, Schlesinger ne l’effectue pratiquement pas. Le récit choral nous esquisse assez vite la face sombre de l’ensemble des personnages, estompant peu à peu les motifs d’attachement et d’identification. 

Tod (William Atherton) aspirant dessinateur, va ainsi, frustré par le rejet de sa voisine Faye (Karen Black), dévoiler peu à peu une condescendance de classe, un machisme larvé sous sa candeur initiale. Faye rêvant d’une carrière d’actrice est un monstre d’égoïsme attendant l’opportunité de carrière mais surtout maritale de s’élever, manipulant les hommes entretemps. Tous les protagonistes semblent porter un voire plusieurs masques en société comme dans l’intimité, au gré de leurs ambitions, et semblent en perpétuelle représentation à la manière de Harry (Burgess Meredith) père de Faye et clown ne cessant de ressasser sa gloire manquée. Même le protagoniste le plus innocent, le modeste comptable Homer (Donald Sutherland) affiche un masque non pas d’égo, mais de bienveillance soumise tristement foulé au pied par Faye profitant de ses largesses.

Les personnages sont néanmoins en partie à un système les poussant à cet individualisme forcené. Schlesinger se déleste de l’euphorie créatrice de Babylon (et donc d’un des rares pans lumineux de l’usine à rêves), et s’immisce dans le monde des studios uniquement pour en démontrer à l’échelle d’un monde ce qu’il a dénoncé crûment chez les protagonistes. Un terrible accident entraînant les blessures de toute une équipe technique par négligence entraîne un damage-control narquois et désintéressé des hautes sphères, à mettre en parallèle avec le chaos qui a précédé – et à celui cathartique qui va conclure le récit. 

Cette absence d’identification possible rend le film particulièrement oppressant, la brutalité larvée, la cruauté et les séquences-chocs baignant dans un clinquant dont Schlesinger ôte tout soupçon de glamour. La photo de Conrad L. Hall baigne le film dans des ténèbres reflétant l’âme tourmentée des personnages, orne les scènes de jour d’une teinte terreuse étouffant la luminosité californienne. La texture même de l’image renvoie à cette idée de surface factice masquant une forme de démence, de pourriture qui culminera lors de la scène finale.

L’évènement le plus fastueux de ce monde d’apparence, une première de film, bascule dans l’horreur et la folie collective tout en maintenant durant une bonne partie de la scène sa dimension de « spectacle » commenté par un speaker exalté. C’est un pur moment d’apocalypse où la frustration, rage et autres bas-instincts larvés tout au long du film sont autorisés à se libérer, entraîné l’élan destructeur d’une foule en furie. Ne reste que les stigmates morales et physiques, les destins brisés et les regrets.

Sorti en dvd zone 2 français chez Paramount 

jeudi 16 octobre 2025

Dr. Wai - Mo him wong, Ching Siu-tung (1996)


Un écrivain de pulp transpose ses problèmes relationnels dans la nouvelle œuvre qu'il écrit. Celle-ci raconte l'histoire du Dr Wai, chargé de retrouver un parchemin magique capable d'influencer l'avenir de l'humanité.

Dr Wai est inventif et agréable film d’aventures mettant Jet Li en vedette et lui permettant d’explorer une autre facette de son jeu. Sa persona filmique est à ce stade totalement associée à sa mythique interprétation de Wong Fei-hung dans la saga Il était une fois en Chine. Son double rôle dans Dr Wai lui offre un terrain de jeu plus vaste que le stoïque maître d’art martiaux. D’un côté il y a le « roi des aventuriers », rieur, bondissant et sans peur face au danger, en pendant assumé de Tintin et Indiana Jones. De l’autre, il y a l’écrivain maladroit empêtré dans les problèmes sentimentaux, et totalement dépassé par les évènements. Ce registre loufoque méconnu de l’acteur (avec quelques exceptions comme Tai Chi Master de Yuen Woo-ping) lui sied à merveille et participe à l’inventivité du récit offrant une variante hongkongaise de Le Magnifique de Philippe de Broca (1973) avec son film dans le film et sa veine méta.

Les soubresauts de l’histoire ne sont pas circonscrits au seul Jet Li, mais aussi à son entourage, l’intrusion et les propres chassés-croisés amoureux de ses assistants (joué par Takeshi Kaneshiro et la délicieuse Charlie Young) faisant vriller la narration à travers leurs interventions dans le roman. Si les vas et vient entre réel et fiction ne sont pas si nombreux, les graines disséminées contaminent joyeusement le film d’aventures à plusieurs niveaux. Les désagréments du réel font basculer la personnalité des personnages de fiction, telle une Rosamund Kwan tour à tour amoureuse transie puis manipulatrice diabolique au gré de la relation avec son époux Jet Li. 

L’aspect décousu et les ruptures de ton que l’on peut parfois ressentir dans les films hongkongais sont totalement intégrés à la narration, que ce soit par les réactions incongrues, les répliques décalées, les scènes d’actions décomplexées. Les grands enjeux d’espionnage, de politique et de mystique (avec la recherche d’un artefact bouddhique aux pouvoirs surnaturels) du récit de fiction ne servent qu’à opposer et/ou réconcilier les déchirements conjugaux du réel dans un ensemble équilibré. Cela se ressent lorsque les deux niveaux de récit se croisent de façon plus inattendue comme lorsqu’une réaction ou dialogue d’un personnage de fiction fait explicitement référence à son alter-ego « réel » (Jet Li appelant son Rosamund Kwan « Monica », soit le prénom de l’épouse de l’écrivain).

Pour Ching Siu-tung, c’est l’occasion de s’émanciper de la tutelle de Tsui Hark tout en s’appuyant sur son héritage. L’alchimie Jet Li/Rosamund Kwan rappelle le meilleur du romanesque et vaudeville d’Il était une fois en Chine, l’espièglerie de Charlie Young ravive le souvenir de ses interprétations dans The Lovers (1994) et Dans la nuit des temps (1995), tandis que la relation mentor/élève de Jet Li et Takeshi Kaneshiro ravive les éclats de rires d’Il était une fois en Chine de nouveau. La dimension méta permet au réalisateur d’améliorer la copie de sa précédente incursion dans l’aventure pulp, la production FilmWorshop The Raid (1991), plaisante mais chaotique. 

La comédie s’entremêle au film d’action inventif et décomplexé durant quelques morceaux de bravoures mémorables : la destruction d’un décor par le déraillement d’une locomotive, les combats délirants voyant Jet Li la jouer Jackie Chan facétieux. Dr Wai est donc un excellent divertissement, en particulier dans son montage hongkongais reposant sur ce double niveau de lecture. L’accueil mitigé du film amènera les producteurs à en livrer un montage international éliminant les scènes contemporaines pour privilégier le film d’aventure classique sous lequel Jet Li retrouve sa stature classique de héros stoïque. Les deux versions ont leurs défenseurs, mais pour notre part le montage d’origine offre le récit le plus frais et cohérent – ruptures de ton font moins sens dans un film plus classique. 


 Sorti en bluray français chez HK Vidéo

mardi 14 octobre 2025

Théorème - Teorema, Pier Paolo Pasolini (1968)

Un mystérieux personnage connu uniquement sous le nom du "Visiteur" fait son apparition dans la vie d'une famille milanaise bourgeoise typique. Très beau, très séduisant et très énigmatique, il va bouleverser l'existence de cette famille. Chacun s'éprend de lui à sa manière et, grâce à lui, va assouvir ses désirs sexuels les plus secrets et ainsi, prendre conscience de ce qu'il est réellement. L'annonce de son départ va contraindre, chaque membre de la famille à affronter ce qui était jusqu'alors dissimulé par les artifices de la vie bourgeoise.

Pier Paolo Pasolini signe une de ses œuvres les plus fascinantes et provocatrices avec ce Théorème. Pasolini rédige en mars de cette même année 1968 le roman éponyme avant d’en proposer la version filmée en septembre, sélectionnée à la Mostra de Venise où elle fera des remous. Le réalisateur y parvient à un fascinant équilibre entre allégorie, mysticisme et critique sociale. Le film marque l’évolution de regard du réalisateur, quittant la veine néoréaliste de certains partis-pris de ses premiers films en filmant une classe sociale plus élevée que les démunis de Accattone (1961) ou Mamma Roma (1962). Les maux des personnages de ces œuvres se jouaient à un niveau plus profond et existentiel que le seul dénuement matériel, et il en ira de même dans sa description de la déliquescence d’une famille bourgeoise milanaise.

Le choix de la ville de Milan n’est pas anodin, participant à la froideur qu’on associe à cette cité industrielle du nord de l’Italie. Les émotions n’y peuvent qu’y être figées, les sentiments refoulés, ce qu’exprime Pasolini par la teinte sépia baignant les premières minutes du film, avant que la couleur s’installe progressivement avec l’introduction du « visiteur » (Terence Stamp) au sein de la famille. L’évolution du regard de Pasolini est logique, lui qui observé les mues du pays passant du sinistre d’après-guerre au boom économique du début des années 60. Passée la simple survie, il est désormais question de s’interroger sur nos aspirations, le sens à donner à sa vie, et pour cela il faut transcender les archétypes, les codes sociaux auxquels l’on a été assigné. Quoi de mieux pour cela que de faire imploser la cellule familiale ?

Chaque personnage dans ses manques ou obsession représente justement un archétype, une fonction. Le visiteur va les démanteler un par un, par sa seule présence servant de véritable révélateur de la nature profonde de chacun. Lucia (Silvana Mangano) étouffe dans son rôle de matriarche et est frustrée sexuellement. Sa fille Odetta (Anne Wiazemsky) est figée dans une candeur enfantine la voyant idolâtrer de façon suspecte son père Paolo (Massimo Girotti). Ce dernier, accaparé par sa réussite financière à travers son usine, voit son corps affaibli le trahir peu à peu. Le fils Pietro (Andrés José Cruz Soublette) dissimule aussi un refoulé homosexuel qu’il compense par la dévotion à ses études. Il est également question de dévotion pour la servante Emilia (Laura Betti), n’existant que par sa nature subalterne et sa foi religieuse.

Le visiteur est un être à l’allure angélique, de passage, sans passé ni future. Le génie de Pasolini est de l’incarner à travers une beauté, une perfection qui fait perdre l’esprit à ceux qui le côtoient. C’est un miroir déformant qui les renvoie à leurs propres imperfections, aux contradictions et compromissions qui ont jusque-là dictées leurs existences. Il est à la fois le déclencheur de cette crise, mais aussi sa source d’apaisement éphémère. Pasolini installe certes des stimuli parfois très explicites (Emilia scrutant avec insistance l’entrejambe du visiteur), mais la frustration sexuelle n’est pas le cœur du mal-être de cette famille. C’est l’apaisement apporté par le visiteur qui repose sur ce leitmotiv, son regard doux, ses caresses et sa bienveillance passant par une proximité physique qui apaise. La métaphore christique est explicite, appuyée par la beauté immaculée de Terence Stamp.

Le visiteur a rendu conscient et palpable le mal-être, a forcé les êtres à admettre leur part d’ombre, mais tel le Christ doit repartir vers les cieux après avoir délivré son message. Pasolini capture ainsi l’enlisement de protagonistes ne pouvant retourner à l’illusion satisfaite de leurs existences, et multiplie les visions chocs. Tous les tabous, religieux, sexuels, exhibitionnistes, sont exposés, oscillant entre un mystique tangible, la folie et un irrépressible désespoir. Ces émotions contrastées contribueront à l’accueil surprenant du film, déclenchant notamment à la fois l’ire de l’église catholique, mais aussi l’éloge de sa branche plus progressiste qui lui décernera le prix OCIC (Office catholique international du cinéma). Pasolini, à travers l’observation des maux de ses contemporains, avait suffisamment touché juste pour susciter l’admiration, la reconnaissance et le rejet.

Sorti en bluray français chez Sidonis

dimanche 12 octobre 2025

Lumière pâle sur les collines - Tôi yama-nami no hikari, Kei Ishikawa (2025)

Royaume-Uni, 1982. Une jeune anglo-japonaise entreprend d’écrire un livre sur la vie de sa mère, Etsuko, marquée par les années d’après-guerre à Nagasaki et hantée par le suicide de sa fille aînée. Etsuko commence le récit de ses souvenirs trente ans plus tôt, lors de sa première grossesse, quand elle se lia d’amitié avec la plus solitaire de ses voisines, Sachiko, une jeune veuve qui élevait seule sa fille. Au fil des discussions, l’écrivaine remarque une certaine discordance dans les souvenirs de sa mère…

Les adaptations cinématographiques des romans de Kazuo Ishiguro sont rares mais souvent synonymes de chefs d’œuvre, les deux existantes ayant fortement marqué les esprits avec les superbes Les Vestiges du jour de James Ivory (1993) et le plus méconnu Never Let Me Go de Mark Romanek (2010) d’après Auprès de moi toujours. Lumière pâle sur les collines, premier roman de Kazuo Ishiguro, était un des rares romans dans son œuvre se déroulant au sein de son Japon natal – avec également Un artiste du monde flottant publié en 1987. L’auteur né en 1954 à Nagasaki migra en effet en Angleterre avec ses parents en 1960 et l’identité associée à son œuvre – en particulier avec l’immense succès des Vestiges du jour et Auprès de moi toujours – relève plutôt de cette culture britannique dont il obtiendra la citoyenneté en 1987.

Lumière pâle sur les collines, tout en plaçant une légère distance par le choix d’une héroïne, semble pourtant être l’un des romans les plus personnels d’Ishiguro. Les deux identités de l’auteur se partagent dans un récit qui se déroule entre le Nagasaki de 1952 et l’Angleterre de 1982 avec Miki (Camilla Aiko), jeune femme cherchant à enregistrer les souvenirs de sa mère Etsuko (Yoh Yoshida) sur ce passé japonais. L’association entre l’auteur jeune adulte en 1982 et le personnage de Miki est donc aisé, notamment dans cette notion de quête d’identité intime et culturelle. Les deux temporalités du récit reposent sur la question du secret, du non-dit, à l’échelle individuelle et collective. La disparition prématurée de la sœur aînée Keiko a installé un climat de rancœur entre la mère et la fille, dont les origines se trouvent peut-être dans le passé. 

La construction par fragments passés d’une personnalité opaque était déjà au cœur du film précédent de Kei Ishikawa, A Man (2024). Le réalisateur amène une dimension plus ample et ambitieuse ici à cette approche. Il questionne la construction passée d’Etsuko (jouée jeune par Suzu Hirose) de jeune mariée meurtrie par les épreuves de la guerre et plus spécifiquement les bombardements de Nagasaki, à la femme mature et taiseuse étouffant son passé. Ishikawa instaure deux régimes d’images aux intentions complémentaires. L’espace de la maison en 1982 fonctionne en jeux d’ombres bleutés et subtils nourrissant cette atmosphère de secret, ceux-ci se révélant progressivement par les biens (les vieux cartons dont les photos, les lettres et objets font sens) montrés et à l’inverse les pièces cachées (la chambre de l’éternelle absente Keiko). 

Au contraire, le Nagasaki de 1952 dévoile en apparence un Japon lumineux et solaire dans sa phase de reconstruction. L’espoir de renouveau de 1952 se teinte d’un trouble sous-jacent par les stigmates qu’il cache dans le décor (Etsuko soulignant face à un panorama somptueux que les quartiers les plus touchés par les bombardements sont camouflés), les corps abîmés des personnages (les traces d’irradiations sur le bras de la petite Mariko) et leur situation économique (pour Sachiko (Fumi Nikaido) rêvant de migration à l’étranger) comme sentimentale (Etsuko et son époux immature) insatisfaisante. 

Ainsi le film célèbre ce renouveau par la sororité et l’acceptation des fautes passées à l’échelle intimiste et collective, les sacrifices nécessaires de 1952 ayant malgré eux semé des miettes dans les maux de 1982. La reconstitution est somptueuse et si léchée qu’elle verse dans l’onirisme pour les scènes de 1952, quand la partie contemporaine est plus austère, réaliste mais tout aussi poétique dans sa signification – le jardin japonais entretenu par la mère et la fille dans la vieille maison. Ce jeu avec la temporalité et la symbolique installe une tonalité romanesque typique des écrits d’Ishiguro, à la fois feutrée et emphatique. On regrettera juste que le film pousse trop loin les explications alors que tout se devinait largement par le non-dit – on saluera la prouesse de Mark Romanek qui n’avait pas altéré le récit papier avec pourtant ce même choix d’expliciter l’implicite dans Never Let Me Go. Lumière pâle sur les collines n’en reste pas moins un très beau film qui poursuit le sans faute de Kazuo Ishiguro au cinéma. 

En salle le 15 octobre 

jeudi 9 octobre 2025

9 semaines ½ - Nine ½ Weeks, Adrian Lyne (1986)

 Elizabeth, divorcée, travaille à la Spring Street Gallery, une galerie d'art de New York. C'est en faisant ses courses chez un épicier chinois qu'un homme la remarque et provoque chez elle un certain émoi. Ce mystérieux inconnu ne tarde pas à l'aborder et l'invite à déjeuner dans un restaurant italien.

Le temps d’une scène de danse lascive de Kim Basinger sous un éclairage tamisé, accompagné du You Can Leave Your Hat On de Joe Cocker, et les bases de l’érotisme soft hollywoodien étaient posées. 9 semaines ½ souffrira ainsi d’un malentendu multiple quant à ses intentions, ses initiateurs et sa descendance. A l’origine, il y le roman Le corps étranger d'Elizabeth McNeill, récit bien plus sombre dépeignant une relation toxique sans le vernis chatoyant de sa version filmée. Adrian Lyne et sa star Mickey Rourke très impliquée envisagent le projet dans cet esprit, avec dans l’idée d’offrir un pendant 80’s de Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci (1972) – une manière pour Rourke de valider son statut d’alors de nouveau Marlon Brando. Le film, tourné en 1984 mais resté dans les tiroirs jusqu’à sa sortie tardive en 1986, semblait donc creuser ce sillon dans ses premiers montages, mais des projections-test catastrophique et un studio refroidi par la portée sulfureuse de l’ensemble en décideront autrement. 9 semaines ½ sera un échec à sa sortie aux Etats-Unis, mais rencontrera un vrai succès en Europe dans un montage révisé par Adrian Lyne.

Sans en être véritablement un, 9 semaines ½ installe les codes et les ambiguïtés du thriller érotique dont Lyne sera un des chantres. Ce sous-genre, sous la provocation, pu parfois masquer un certain retour à l’ordre moral sous l’Amérique reaganienne avec une œuvre comme Liaison Fatale (1987). De même, la célébration de femmes fortes se conjugue à une exploitation assumée de leur plastique avantageuse, tel le Basic Instinct (1991) de Paul Verhoeven (qui y manie certes l’ironie en jouant sur les codes du film noir qui avait la même problématique pour les femmes fatales). 

Adrian Lyne est au centre de ces contradictions, en membre émérite du clan décrié des « pubards » anglais à succès durant les années 80 avec Ridley Scott, Hugh Hudson ou Alan Parker. Chacune de ses œuvres culte oscille, dans un équilibre ténu, entre des postulats exprimant véritable regard social voire sociétal, et des éléments plus putassiers et/ou discutables dans l’esthétique tape à l’œil et la tournure des récits : Flashdance (1983), Liaison Fatale évoqué plus haut, Proposition indécente (1992). Cela n’est pas toujours de son fait (la nouvelle fin voulue par le studio accentuant la dimension moralisatrice de Liaison Fatale), notamment sur 9 semaines ½.

En accompagnant les émois érotiques et sentimentaux de Elizabeth (Kim Basinger), une trentenaire new-yorkaise fraîchement divorcée, le film adopte un point de vue résolument féminin. La manière de la fondre dans la foule durant la scène d’ouverture, et tout le début la montrant esseulée, uniquement accrochée à son métier au sein d’une galerie d’art, dessine une figure indépendante mais profondément solitaire. Cela s’appuie, notamment par le contrepoint avec sa colocataire à la libido décomplexée, sur une vie sentimentale morne. Adrian Lyne introduit John (Mickey Rourke), comme une véritable émanation de l’inconscient frustré d’Elizabeth. Sa première apparition où il se substitue à un autre client dans la file d’une épicerie en témoigne, et le voit se volatiliser immédiatement. 

Tout au long du film, John restera invisible de l’entourage d’Elizabeth, ils ne se rencontreront que dans des lieux isolés, ou du moins dans lesquels ils n’auront aucune interaction avec le monde qui les entoure. Sans remettre en question l’existence concrète de John dans la réalité d’Elizabeth, ce dernier est un fantasme avec tout ce que cela comporte d’ambiguïté. On retrouve là cet aspect questionnable chez Lyne montrant l’assouvissement du fantasme (filmé comme tel à force d’artifices formels) et le retour de bâton qui en découle. John n’existe que pour provoquer et dominer Elizabeth, la testant verbalement (la première entrevue sur le bateau où il lui explique quelle est à sa merci), moralement et physiquement avant de la placer sous le joug de ses exigences érotiques.

Adrian Lyne capture la perplexité et la curiosité initiale d’une Elizabeth revenant toujours dans les bras de cet homme qui la bouscule et la malmène, avant d’équilibrer la relation lorsqu’elle va se prêter au jeu. Le brio filmique de Lyne fait que même les situations les plus ringardes avec le recul fonctionnent, tant dans leur érotisme soft que par la dynamique qu’elles expriment dans la relation du couple – le passage de glaçon sur le corps d’Elizabeth les yeux bandés. Au-delà des scènes sensuelles attendues dont le fameux strip-tease (qui constitue le moment le plus iconique mais pas forcément le plus « chaud » du film, ce titre revenant à une étreinte sous la pluie en pleine rue), c’est lorsque cette complicité s’équilibre dans une subversion des codes sociaux que le film est le plus original. 

On pense à ce moment très queer durant lequel Elizabeth s’immisce déguisée en homme dans un club masculin de yuppies, dans une transgression à la fois de genre et sociale. Cependant, le danger du fantasme, c’est de se heurter à sa vérité douloureuse après l’avoir réalisé. Lyne altère l’environnement et le plie à la furie érotique du couple lorsque celui-ci est en communion. L’éclairage de l’appartement durant la séquence de strip-tease n’a aucune logique rationnelle si ce n’est sa dimension scénographique et clippesque, et l’étreinte sur le toit d’un immeuble associe par le montage les mouvements de bassin et le mécanisme d’une horloge.

Lorsque les effets s’estompent, ne reste que la relation dominant/dominée où John reste opaque dans l’expression de ses sentiments, et toujours à l’initiative parfois brutale des jeux érotiques. Même s’il s’égare parfois dans l’excès et les effets faciles, 9 semaines ½ tient encore puissamment le coup grâce à son couple vedette. Les deux sont au sommet de leur photogénie et incarne bien l’image du couple sensuel, tourmenté, vénéneux. Mickey Rourke a juste ce qu’il faut de finesse pour dessiner le trouble entre la pure masculinité toxique et une vraie vulnérabilité. 

Quant à Kim Basinger, elle porte tout le poids émotionnel du film par son alternance entre abandon lascif et vulnérabilité écorchée. Tout tient finalement dans cette scène de séparation finale où la relation déséquilibrée empêche la réconciliation, John compte en attendant qu’Elizabeth lui revienne penaude, et que cette dernière le quitte tout en espérant secrètement qu’il la rattrape. 9 semaines ½ est une œuvre qui est, pour le meilleur et pour le pire, ancrée dans son époque mais dont les qualités n’ont pas trouvé de résonance dans le cinéma contemporain – la saga Fifty Shades of Gray (Kim Basinger jouant d’ailleurs dans le deuxième volet Cinquante nuances plus sombres (2017)) en étant un bien piètre descendant. 

Sorti en bluray français chez LCJ édition