Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 16 décembre 2025

L'Inspectrice des impôts - Marusa no onna, Juzo Itami (1987)

Ryōko Itakura, travaillant aux impôts, vérifie les comptes de plusieurs entreprises japonaises, s'occupant de revenus non déclarés et d'impôts non payés. Un jour, elle décide d'enquêter sur les comptes d'une compagnie de Love hotel dirigée par Hideki Gondo.

Avec ses deux premiers films, Juzo Itami avait posé un regard caustique et décalé sur deux pans de la société et la culture japonaise, que ce soient les funérailles avec The Funeral (1984) ou la cuisine dans Tampopo (1985). Avec L'Inspectrice des impôts, Itami entame désormais la phase plus incisive et politisée qui fera sa réputation, et provoquera sa fin tragique quand les yakuzas mettront en scène son "suicide" en 1997 après que ses fictions auront poussées trop loin la satire. 

Comme souvent, L'Inspectrice des impôts naît d'une expérience personnelle après qu'Itami ait subit un sévère contrôle fiscal suite à la manne financière amassée grâce à l'immense succès de The Funeral. Cela donne donc envie au réalisateur de s'intéresser à l'administration fiscale japonaise et aux cas auxquels elle peut être confronté. Le film sort en 1987, soit au pinacle de la bulle économique japonaise, période de féroce spéculation immobilière, d'enrichissement et de faillites, durant laquelle d'énorme sommes d'argent sont amenées à être blanchies et dissimulées par les yakuzas désormais reconvertis dans le monde des affaires.

La magistrale scène d'introduction nous montre d'ailleurs un rocambolesque circuit d'escroquerie, de rachats douteux et de blanchiment amenant l'homme d'affaire Hideki Gondo (Tsutomu Yamazaki) à faire fructifier son business de Love hotel. La séquence montre les différents protagonistes de cette chaîne dans toute leur vanité et impunité, avant que le générique n'affiche le titre et introduise celle qui va les faire tomber, Ryoko Itakura (Nobuko Miyamoto) inspectrice des impôts. Les premières scènes la caractérisent dans tout son zèle méticuleux, envahissant et crispant pour ses victimes, des petits commerçants plus ou moins scrupuleux épinglés par Ryoko dans leurs petits arrangements avec la loi. Ceux-ci fustigent d'ailleurs la fonctionnaire embêtant les petites gens mais laissant courir les gros poissons, en l'occurrence les yakuzas. 

Le reproche semble ébranler notre héroïne qui, presque par hasard, va tomber à deux reprises sur l'extravagant véhicule très "blingbling" d'Hideki Gondo et dès lors s'intéresser de plus près à ses affaires. Comme toujours chez Itami, l'excentricité et la comédie se disputent à la vraie rigueur documentaire, tant du côté des magouilles des fraudeurs que des investigations des inspecteurs des impôts. Cela se joue aussi dans la caractérisation des personnages, avec une Nobuko Miyamoto loin de son élégance coutumière et tout en look austère soulignant sa rigueur (même si une improbable coupe au bol amène une dimension facétieuse à son apparence rigide). Tsutomo Yamazaki s'affiche lui en jouisseur à l'élégance tape à l'œil typique des yakuzas, même si sa démarche claudicante lui confère une certaine humanité et vulnérabilité.

Le récit se construit en deux temps. Il y a d'abord une première investigation durant laquelle Riyoko se heurte à l'organisation implacable de Gondo et ses associés. Itami travaille cela en perdant Riyoko dans les environnements fastueux du monde Gondo, ses méthodes gentiment intrusives ne fonctionnant pas avec ces bandits de grands chemins et génies de l'évasion fiscale. Les antagonistes sont trop intimidants (un très menaçant chef yakuzas s'invitant même dans les bureaux des impôts), trop organisés, trop soutenus dans les hautes sphères financières corrompues (Itami dénonçant explicitement la complicité des banques) et le charme truculent de Gondo opérant une distraction trop grande - l'hilarante scène où il fait visiter à Riyoko les chambres à thèmes de son Love hotel. 

La fraude est devinable mais impossible à prouver et Riyoko va rencontrer son premier échec. Ce n'était cependant que le premier round de ce duel puisque Riyoko va passer du simple audit financier à la vraie fonction d'inspectrice des impôts au sein d'une équipe bien plus chevronnée et préparée à affrontement les criminels fiscaux de haut vol. Itami rend incroyablement ludique un sujet qui aurait pu être très austère. Filature urbaine à la French Connection, opérations de surveillance dignes des films d'espionnage (avec la technologie haut de gamme de l'époque) et stratagème façon Mission Impossible, c'est absolument captivant de bout en bout.

Itami n'oublie cependant jamais l'humain dans sa démonstration. C'est notamment le cas dans le traitement de Gondo, nouveau riche délaissant son fils, ce dernier étant nostalgique du lien à son père plus attentionné avant sa réussite matérielle. C'est d'ailleurs l'occasion pour le réalisateur de montrer comme ce culte de la réussite et de la richesse contamine au plus jeune âge puisque l'adolescent sur les traces de son père a monté un lucratif business au sein de son établissement scolaire. 

Riyoko tout en voulant piéger Gondo éprouve ainsi une certaine empathie pour sa situation familiale, et il est largement sous-entendu qu'il y a une attirance latente entre eux notamment durant la belle scène finale. Ce sera un nouveau triomphe commercial pour Itami puisque L'Inspectrice des impôts remportera le Prix Mainichi du meilleur film en 1987, ainsi que neuf récompenses aux Japan Academy Prize de 1988. Riyoko Miyamoto va d'ailleurs devenir une véritable icône de la pop culture japonaise avec ce rôle, carrément héroïne d'un jeu vidéo adapté du film sur la Nintendo NES en 1989. Une suite sera produite l'année suivante avec L'Inspecteur des impôts 2.

Sorti en bluray américain chez Criterion

vendredi 12 décembre 2025

Totally F***ed Up - Gregg Araki (1993)

Le quotidien d'un groupe d'adolescents homosexuels à Los Angeles, entre ennui, rage, expérimentations sexuelles et peur du sida.

Totally Fucked Up est le film qui inaugure la célèbre trilogie de l’apocalypse de Gregg Araki, pièce maîtresse de son œuvre avec Mysterious Skin (2004). Il s’agit déjà du quatrième long-métrage du réalisateur, dont les précédentes œuvres (Three Bewildered People in the Night (1987), The Long Weekend (O'Despair) (1989) et The Living End (1992)) furent produites et exploitées dans l’économie de moyen du film de fin d’étude et du cinéma indépendant. Totally Fucked up fait donc le pont entre le Araki première manière et celui de la trilogie. Cette transition s’exprime à plusieurs niveaux, le plus évident étant esthétique. 

Dans The Doom Generation (1995) et Nowhere (1997), Araki vampirisait la pop culture de son temps en revisitant en mode punk et trash l’esthétique flashy de MTV, ainsi qu’en embauchant les jeunes stars teenage du moment qu’il entraînait dans des dérapages sexuels et langagiers bien loin des fictions proprettes qui les avait révélés. La principale rupture repose néanmoins sur le ton. Le désespoir et le nihilisme exprimé dans The Doom Generation (1995) et Nowhere (1997) s’exprimaient dans la provocation et la rupture de ton surréaliste (la conclusion hallucinée de The Doom Generation en tête) se fondant dans l’imagerie pop.

Cet enrobage pop est absent, ou du moins tout juste naissant dans Totally Fucked Up. Le film est l’expression sans artifices de la colère et l’amertume qui agitaient Gregg Araki au début des années 90, période encore baignée d’homophobie et marquée par les ravages de l’épidémie du sida. Ce sont ces peurs qui rongent le groupe d’adolescent au centre du récit. La structure emprunte en partie celle du Masculin Féminin de Jean-Luc Godard (1961), avec les témoignages face caméra des personnages filmés par Steven (Gilbert Luna), l’un d’entre eux étudiant en cinéma. 

Entre authenticité, posture et distance amusée, le procédé anticipe tout le dispositif de confessionnal qui constituera le pivot de la télé-réalité naissante et qui prendra le pas sur les programmes musicaux de MTV. Dans ces instantanés vidéos, certains revendiquent leur hédonisme comme Tommy (Roko Belic), à l’inverse leur nihilisme adolescent pour Andy (James Duval), leur aspiration à un bonheur familial encore réservé aux hétéros tel les lesbiennes Michele (Susan Behshid) et Patricia (Jenee Gill), où exposent les fragilités de leur couple supposé idéal avec Deric (Lance May) et Steven. Les doutes ou certitudes exprimés face caméra se confronte à la réalité dans le régime d’image plus classique du reste de la narration.

Andy entrevoit l’espoir d’une romance sincère avant d’être trahi, Tommy se heurte à l’intolérance de ses parents quand ils découvrent son homosexualité, la tentation de l’infidélité fragilise le couple Deric/Steven… La fragilité de leurs situations intimes se répercute dans un environnement socio-médiatique hostile par le choix d’Araki d’entrecouper le récit d’extraits télévisés de campagne de prévention contre le sida, ou encore de diatribes télévisées homophobes de personnalités politiques conservatrices. Une grande partie du film choisit néanmoins de montrer un quotidien solidaire et joyeux de ce groupe de marginaux, refusant de les réduire à une facette uniforme de victimes. C’est dans ces instants que les prémices du Araki pop se dévoile, dans des compositions de plan capturant le collectif dans son indolence tranquille, par cette bande-son prolongeant leur énergie et caractère rêveur telle cette belle scène d’amour sur le Vapor Trail du groupe shoegaze anglais Ride. 

L’aspect iconique et fantasmatique de la ville de Los Angeles, prégnant dans les films suivants, se ressent déjà ici lors des déambulations urbaines durant lesquels les logos et enseignes emblématiques dominent l’image au détriment des personnages réduits à des silhouettes ou des voix-off. Cette veine plus brute, née en partie du budget modeste, est une expression à vif d’une émotion que Gregg Araki dévoilera dans un vernis plus chatoyant et explosif dans les volets suivants de la trilogie. Loin d’être un brouillon, Totally Fucked Up une poignante mise à nu où Araki se dévoile sous son jour le plus authentique.

Sorti en bluray français chez Capricci 

mercredi 10 décembre 2025

Resurrection - Kuangye shidai, Bi Gan (2025)

 Dans un monde où les humains ne savent plus rêver, un être pas comme les autres perd pied et n’arrive plus à distinguer l’illusion de la réalité. Seule une femme voit clair en lui. Elle parvient à pénétrer ses rêves, en quête de la vérité…

Le motif du rêve est indissociable du cinéma de Bi Gan. C’est l’espace par lequel, à sa travers son exercice fétiche du plan-séquence, s’exerce le point de bascule de récits qui laissent alors se déployer par le souvenir, l’allégorie et les visions surréalistes, l’âme profonde des personnages. Dans Kaili Blues (2015) et Un Grand voyage vers la nuit (2019), cette rupture intervenait à un certain stade de l’histoire et se manifestait dans un espace mental et topographique (le village Kaili cadre de Kaili Blues et Un Grand voyage vers la nuit) soumis à l’expérience de vie des protagonistes.

Resurrection fonctionne de la même manière mais étend le champ des possibles de manière vertigineuse. Dans un futur incertain au sein duquel le choix doit se faire entre maintenir l’aptitude à rêver et celle d’accéder à l’immortalité, les rêveurs sacrifient l’éternité du réel pour choisir l’éphémère du songe. Paradoxalement, la nature suspendue du songe offre un temps long et une infinité d’expériences, de vies et d’incarnations plus vaste que la possible langueur de l’immortalité. Ces rêveurs permanent, appelés Rêvoleurs, accède à un état qui peut leur être envié, et une femme (Shu Qi) va s’insérer dans l’errance de l’un d’entre eux (Jackson Yee) à travers « un long voyage vers la nuit » se déployant sur un siècle.

Les vingt premières minutes introduisant ce postulat provoquent d’emblée une sidération intense. Le cinéma constitue l’ultime matérialisation et vestige de la capacité des humains à rêver et, lorsque Shu Qi décide de capturer le Rêvoleur afin d’observer son odyssée, c’est par les leitmotivs esthétiques du cinéma muet que le processus se met en place. Le Rêvoleur apparaît vêtu comme le Nosferatu de Murnau (1922), on traverse la foule d’une pièce bondée par un mouvement de travelling reprenant celui, stupéfiant, de Les Ailes de William A. Wellman (1927), l’antre de la jeune femme convoque les visions expressionnistes de Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1920).  L’ensemble de ces visions se manifestent sur la bande-originale composée par Bernard Herrmann pour le film-rêve par excellence, Vertigo d’Alfred Hitchcock (1959).

L’onirisme le plus enivrant et insaisissable s’exprime dans cette entrée en matière, avant que chaque rêve s’inscrive dans une ligne temporelle, une incarnation et une émotion différente. Le Rêvoleur est à la fois observateur et acteur des rêves, affrontant les maux de son « personnage » ou participant à aider ceux qu’il rencontre à surmonter les leurs. Chaque songe est un tour de force narratif et formel, dont l’émotion constante empêche l’ensemble de n’être qu’un simple exercice de style. Le mysticisme bouddhique et l’introspection tarkovskienne sont convoqués dans la confrontation entre le Rêvoleur et « le dieu de l’amertume » dans un monastère désert durant la Révolution Culturelle. L’épure fantomatique du décor, l’artifice et le surréalisme enneigé masque la douleur d’un deuil et d’un remord qui sera transcendé par une renaissance « canine ». Il est de nouveau question d’absence et de deuil dans les pérégrinations ludiques d’un duo d’arnaqueurs formé par le Rêvoleur et une fillette attendant le retour de son père. De nouveau le spectre hollywoodien se profile en faisant penser à La Barbe à papa de Peter Bogdanovich dont Bi Gan troque le noir et blanc pour les teintes orangées et chaleureuses de la photo de Dong Jinsong. La porosité entre surnaturel et supposé réalisme constitue la clé de chaque accomplissement intime dans le rêve, notamment dans ce segment où « l’arnaque » de prescience aide un père à entendre les derniers mots de sa fille disparue par le spiritisme épistolaire d’une lettre brulée.

Le sommet du film est atteint lors du morceau de bravoure d’un long plan-séquence durant lequel Bi Gan convoque enfin une influence cinéphile chinoise, à savoir le Suzhou River de Lou Ye (2000) dont on retrouve le mystère, l’urgence et le romantisme noir. L’intrigue se déroule à une période voisine, le soir du passage à l’an 2000 (dont le « bug » doit être celui qui libèrera les personnages de leur prison intime) et dépeint la rencontre entre le Rêvoleur et une jeune femme (Li Gengxi) piégée dans le quartier des plaisirs avoisinant le fleuve. La caméra virevoltante accompagne la poursuite des deux amoureux dans les ruelles poisseuses, se figeant ou leur tournant autour au fil du jeu de séduction. La sincérité du lien les rapprochant se noue dans le mouvement et en contrepoint des relations plus artificielles et tarifées s’exposant autour d’eux, sous un tourbillon d’éclairages de néons et le tumulte d’une tonitruante musique de nouvel an – un interlude de karaoké faisant écho par le morceau choisi à la situation du couple. Un fois de plus la réalité sordide est transcendée par l’intrusion du fantastique, cette fois par la notion de vampirisme dont la malédiction est défiée lors d’une sublime scène de lever du jour – la métaphore de l’écran de cinéma n’étant jamais loin dans la manière dont se dessine l’apparition du soleil dans l’horizon via une vitre de bateau.

Tout au long du film, l’argument extraordinaire aura permit de résoudre les failles et regrets bien terre à terre des incarnations et rencontres du Rêvoleur, faisant de Resurrection une improbable variation chinoise de Code Quantum. Ce sera désormais son tour de faire face à son passé alors que sa ligne temporelle rejoint le futur après avoir traversé un siècle d’Histoire, de vies et d’instants par le prisme des souvenirs d’autrui. C’est par le cinéma qu’est ravivé la flamme (c’est littéralement l’extinction d’une bougie qui forme la transition entre chaque segment) de la capacité des êtres au songe, c’est par lui que le voyage s’achève, dans une solennité mystique et religieuse célébrant la plus belle des machines à rêve, l’immensité de l’écran d’une salle de cinéma face auquel les spectateurs sont des âmes communiantes et éphémères. THE END. 

En salle

lundi 8 décembre 2025

The Funeral - Osōshiki, Juzo Itami (1984)

Shinkichi Amamiya, homme difficile à vivre, meurt subitement à l'âge de 69 ans. Il incombe à sa fille, Chizuko, et à son gendre, Wabisuke Inoue, d'organiser les funérailles dans la maison.

The Funeral inaugure la carrière de réalisateur de Juzo Itami, jusque-là acteur très populaire du cinéma japonais. On trouve dans ce premier film tout ce qui fera les caractéristique et le sel de son œuvre à venir, un savant mélange de tendresse, de regard entomologiste et de satire corrosive. Cela s’articule souvent sur certaines spécificités sociales, voire sociétale, de la culture japonaise. Tampopo (1985), son film le plus populaire à l’international, est ainsi une ode à la cuisine japonaise, L’Inspectrice des impôts (1987) se penche sur le rapport des locaux à l’argent en pleine bulle économique et certaines œuvres comme Minbo ou l'art subtil de l'extorsion (1992) lui vaudront de sérieux et tragiques ennuis avec les yakuzas qu’il y mettait en boite. Sur certains points, on peut effectuer des rapprochements stylistiques et thématiques entre Itami et Yoshimitsu Morita, Itami jouera d’ailleurs dans le premier grand succès de ce dernier The Family Game (1983). Mais là où le Morita des débuts peut pousser sa satire jusqu’à un humour noir et nihilisme terminal, Juzo Itami témoigne malgré tout d’une forme de tendresse, dénonçant davantage un système que les individus.

Dans The Funeral, Itami s’attache donc à livrer une immersion authentique dans le processus de funérailles au sein d’une famille japonaise. Le soin descriptif pose les bases de l’approche rigoureuse dont il va faire montre dans tous les cercles et milieu sociaux qu’il dépeindra dans ses films suivants. Ce parti-pris lui vient sans doute de la carrière parallèle à celle d’acteur qu’il mena durant les années 70, lorsqu’il fut producteur, présentateur voire reporter de documentaire à la télévision. Ce mélange de douceur et de distance se ressent durant la scène d’ouverture voyant le décès du patriarche de la famille Amamiya. 

Une voix-off dépeint sommairement le quotidien du défunt et son caractère qu’on devine difficile, une certaine mélancolie accompagne sa soudaine faillite physique (lorsqu’il pense que regarder le paysage va apaiser l’attaque cardiaque dont il est victime) tandis que sa mort est évacuée par une ellipse. Dès lors vient l’organisation des funérailles, à la charge du beau-fils Wabisouke (Tsutomu Yamazaki) et de Chizuko (Nobuko Miyamoto) la fille du disparu. Il y a un vrai miroir au réel puisque l’inspiration de Juzo Itami vient des vraies funérailles de son beau-père, père de sa femme et actrice Nobuko Miyamoto. Celle-ci joue donc presque son propre rôle tandis que Tsutomo Yamazaki fait figure de double en chef de famille improvisé et dépassé par les évènements.

Le déroulement des funérailles, sur trois jours, semblera sans doute moins exotique aujourd’hui qu’à la sortie du film pour un spectateur occidental entretenant davantage de proximité avec la culture japonaise grâce aux mangas ou aux animés – ce qui est en partie le cas aussi pour Tampopo. Néanmoins, Itami en capture certaines spécificités dans les rituels ou encore l’étude de caractère, qu’il marie à une dimension plus universelle sur nos petites bassesses, les grains de sable dans l’organisation de l’évènement. Le réalisateur témoigne d’un hilarant sens du détail lorsque la longue posture assise des invités leur donne des fourmis dans les jambes, et les empêche de se tenir debout une fois la cérémonie funéraire terminée. 

Les éternels pique-assiettes s’attardant trop longuement après le copieux repas et encouragés par le mari au grand dam des femmes harassées aux fourneaux constitue un instantané tordant du rapport homme/femme et des tâches domestiques. Des éléments plus triviaux et témoignant d’un éternel recommencement s’illustrent aussi par l’infidélité du mari marchant sur les traces de son beau-père. La scène d’ouverture voyait la belle-mère moquer ce passé de coureur de jupon face à l’intéressé encore vivant, là on devine l’aveuglement consenti par Chizuko malgré les signes évidents.

Itami grippe ainsi toujours la mécanique descriptive faussement neutre par des ruptures de ton bienvenues. Le moment de l’incinération est ainsi l’occasion d’un dialogue surréaliste avec l’employé expliquant son métier dans le plus grand détachement, notamment le fait de devoir diminuer la puissance du four lorsqu’il incinère un bébé à la condition trop fragile pour qu’il reste des os à sa famille. En sortant de la raideur attendue par ce type d’évènements, Itami humanise ses protagonistes en les saisissant dans leurs petites imperfections, et rend l’évidente tristesse, les larmes et la dignité de tous bien plus touchants. Le discours final de la veuve et matriarche (Kin Sugai) ne souffre ainsi d’aucune des interférences caustiques précédemment mises en place par Itami, qui capture les adieux de la vieillarde à son époux par un beau travelling avant s’arrêtant en gros plan sur son visage ému. Le film sera un véritable succès public et critique qui lancera pour de bon la carrière de réalisateur de Juzo Itami. 

Sorti en bluray chez Criterion 

samedi 6 décembre 2025

Un Samouraï perdu dans le temps - Samurai Taimu Surippā, Jun’ichi Yasuda (2024)

 Un samouraï de l’époque Edo, frappé par la foudre en plein Kyoto, se réveille dans le Japon contemporain. Pris à tort pour un figurant, il se retrouve propulsé sur le plateau d’un drame historique. Sa diction archaïque et sa démarche authentique fascinent, jusqu’à faire de lui le cascadeur vedette d’une troupe ébahie.

Un Samouraï perdu dans le temps est une très plaisante comédie abordant le postulat bien connu du protagoniste venu du passé projeté par accident dans notre monde contemporain. Cadre japonais oblige, la figure de samouraï incarné par Makiya Yamaguchi passe des affrontements de l’ère Edo au vingt-et-unième siècle par un curieux phénomène provoqué par la foudre. Yasuda Jun’ichi ne va pas particulièrement jouer sur le décalage de son héros confronté au présent, mais plutôt sur celui reposant sur le contraste avec vision du passé inspiré par la fiction. Notre héros Shinzaemon reprend en effet ses esprits sur un plateau de tournage filmant un jidaigeki, et la comédie naît tout d’abord de cette illusion de sa réalité passée le laissant circonspect par les attitudes outrées et les clichés en tout genre exprimés par les acteurs.

Si l’hilarité est de mise durant ces moments-là, le réalisateur n’en fait pas le moteur de son récit. La nostalgie de Shinzaemon pour sa vie passée se conjugue à celle des artistes qu’il va côtoyer pour le genre désormais en déclin du jidaigeki. Son passif et son allure en fait le figurant idéal et le rire se dispute la tendresse en le voyant dans un premier temps vivre avec une grande intensité les joutes fictives dans lesquelles il doit jouer. L’originalité du scénario est de paradoxalement fait du véritable samouraï l’être en apprentissage dans un environnement qu’il est supposé maitriser. Il doit désormais faire semblant, apprendre à simuler les gestes, situations et émotions que nous lui avons vus subir dans sa véritable époque, et passer du samouraï guerrier au samouraï artiste.

Makiya Yamaguchi excelle par son mélange de raideur stoïque et d’innocence, rendant immédiatement attachant le personnage. Néanmoins, Un samouraï perdu dans le temps transcende son parti-pris déjà sympathique de feel-good movie pour atteindre une vraie profondeur dans sa dernière partie. Les conflits idéologiques et moraux du passé rattrapent Shinzaemon qui va devoir choisir entre le ressentiment belliqueux d’antan et la nouvelle existence qui s’offre à lui. La mélancolie et une vraie tension dramatique s’invitent alors dans la comédie, pour offrir un épilogue très poignant. On pensait voir une sorte de pendant amusant de Les Visiteurs (1993), et l’on se trouve en définitive sur une belle réflexion sur l’art, l’histoire du Japon et une injonction à regarder de l’avant sans négliger le passé. 

Découvert au festival du cinéma japonais Kinotayo

jeudi 4 décembre 2025

Electra Glide in Blue - James William Guercio (1973)

John Wintergreen, motard à la droiture exemplaire, patrouille sur les routes d'Arizona et rêve de devenir un jour détective au sein de la brigade criminelle. Premier agent présent sur les lieux du suicide apparent d'un vieil homme, il refuse de se rendre à l'évidence. D'accord avec ses conclusions, l'inspecteur Poole lui permet d'enquêter à ses côtés offrant ainsi à John l'opportunité de travailler aux côtés d'un officier chevronné...

Electra Glide in Blue est une œuvre culte témoignant du désenchantement de la société américaine durant les années 70. Ce désenchantement est double, reposant à la fois sur la facette mythologique, iconique et en définitive traditionnaliste du pays, mais aussi sur les espoirs déçus de la contre-culture. Dans les deux cas, ce sont les attentes envers l’idéal du rêve américains qui faillissent. John Wintergreen (Robert Blake), le héros, aspire à s’inscrire dans cette dimension iconique et droite par ses rêves et ses attentes. Policier à moto sillonnant les routes d’Arizona, il souhaite devenir un « vrai » flic résolvant des affaires criminelles sur le terrain plutôt que de traquer les infractions de la route.

James William Guercio est à l’origine un célèbre producteur musical qui eut là l’occasion de réaliser son premier et unique film. Ayant grandit en découvrant les classiques du western américain de l’âge d’or, il en reprend l’imagerie glorieuse dans un cinémascope somptueux capturant les paysages d’Arizona. C’est espace est un prolongement de la pensée de Wintergreen, s’imaginant en sorte de shérif glorieux sur deux roues, rendant la justice avec sagesse et honneur. La première scène montrant la méticuleuse et presque fétichiste manière dont il endosse son uniforme de policier, sortant de chez lui dans un grand éclat de soleil saluant l’honneur de sa fonction. Une affaire de suicide dont il réussira à deviner la réelle nature criminelle l’amène à momentanément intégrer la cour des grands, en accompagnant le plus chevronné inspecteur Poole (Mitch Ryan) dans l’enquête. Ce dernier, à coup de posture bravache et de discours viriliste va se faire fort de faire de Wintergreen un vrai policier, un « homme » en somme.

Cette veine initiatique qui fonctionne si bien dans le western classique n’a plus cours dans le monde moderne. Guercio avait déjà écorné l’aura que se prêtait son héros durant une des premières scènes, soulignant sa petite taille en comparaison de ses collègues alors qu’ils sont tous alignés devant leur officier supérieur. Cependant Wintergreen tout à son idéalisme naïf n’en fait pas un complexe, et en alimentant même sa fascination pour les icônes américaines lorsqu’il se compare à Alan Ladd en draguant deux jeunes femmes. Poole au contraire se prend très au sérieux dans son rôle de mâle alpha et est dans un premier temps filmé comme tel, à travers notamment des cadres en contre-plongée soulignant son imposante silhouette. La manière de montrer cette aura n’a rien de juste, et n’est qu’un prolongement d’un pan républicain, nostalgique et réactionnaire de l’ancienne génération dépassée et vénérant Nixon. La scène durant laquelle Poole malmène des hippies sera un premier point de rupture quant à la légitimité de sa fonction, avant qu’une humiliation révélant son impuissance sexuelle remette aussi en question sa masculinité supposée toute puissante.

Si Guercino filme les extérieurs dans toute leur emphase westernienne avant de pervertir ce parti-pris, les intérieurs tout en clair-obscur nuancé souligne l’ambivalence du propos et des individus, la photo de Conrad Hall étant à la fois à contre-courant et totalement dans la tendance de l’esthétique du Nouvel Hollywood. Cela est parfaitement en phase avec l’angle de Guercino qui questionne tout autant l’héritage désormais bafoué de la contre-culture. La guerre du Vietnam, le Watergate et d’autres désillusions sont passées par là tandis que les mouvements hippies, étudiants, ont basculés dans le nihilisme et l’autodestruction. Les clins d’œil explicites à Easy Rider de Dennis Hopper dévoient le message de ce dernier, que ce soit à travers le regard des figures d’autorité (l’exercice de tir sur un poster d’Easy Rider), mais aussi l’image montrée des hippies, au mieux apathiques, au pire délinquants en puissance.

Guercino installe un rythme envoutant et hypnotique, tout en se reposant sur le charisme de Robert Blake. Ce dernier avait symbolisé cette jeunesse criminelle à la dérive quelques années plus tôt dans De Sang froid de Richard Brooks (1967), avant d’être l’incarnation même du policier cool dans la série télévisée Baretta qui fera de lui une star dans les années 70. Si l’on y ajoute la figure spectrale et terrifiante qu’il sera chez David Lynch dans Lost Highway (1997) et sa réelle implication criminelle dans un fait divers sordide, Blake représente tous les visages, ambiguïtés, zones d’ombres et contradictions de la société américaine. 

Dans Electra Glide in Blue, Wintergreen finit tout de même à exposer toutes les failles du système avec une posture d’homme juste au-delà des institutions et idéologies. Mais l’uniforme qu’il porte, bien qu’il en ait renié les oripeaux les plus factices, sera l’instrument de sa perte par ce qu’il continue de représenter aux yeux des autres. On peut vraiment regretter que ce soit la seule réalisation de Guercino, tant la profondeur thématique et la beauté formelle sont au rendez-vous, y compris quand il s’agit d’embrasser l’action comme le montrera une impressionnante scène de poursuite. Electra Glide in Glue demeure en tout cas une vraie œuvre culte, un des joyaux méconnus des seventies.

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side