Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

mercredi 30 août 2023

Les Basilischi - I basilischi, Lina Wertmüller (1963)

Fils du notaire d’une petite ville du sud de l’Italie, Antonio, 20 ans, passe ses journées à s’ennuyer avec ses amis Francesco et Sergio. Les semaines et les mois s’écoulent, interminablement semblables, meublés des mêmes discussions et de la même absence d’activité. Pour satisfaire à la tradition familiale, Antonio poursuit des études de notaire à Bari, mais le jeune homme rêve d’ailleurs…

Les Basilischi est la première réalisation d’une Lina Wertmüller encore loin du génial style agressif, baroque et grotesque qui fera le sel de ses chefs d’œuvre à venir durant les années 70 : Mimi métalloblessé dans son honneur (1972), Film d'amour et d'anarchie (1973), Chacunà son poste et rien ne va (1974), Vers un destin insolite sur les flots bleus de l'été (1974) ou encore Pasqualino (1979). Les Basilischi semble avant tout être sous influence de Federico Fellini dont elle fut l’assistante sur 8 ½ (1963). Plus précisément, le film de Lina Wertmüller, avec ce récit de l’ennui et du dépit d’une jeunesse masculine dans une petite ville du sud de l’Italie, semble offrir une variation de Les Vitelloni (1953), un des premiers coups d’éclat de Fellini.

Les Basilischi pourrait être ainsi qualifié d’œuvre néoréaliste tardive, voire de néoréalisme rose avec ses accents de comédie, sa description des mœurs archaïques, moralisatrices et étouffante de ce village. La réalisatrice s’émancipe cependant de ce passif par une vision se délestant à la fois du côté cru et « documentaire » du néoréalisme, mais aussi du pittoresque du néoréalisme rose façon Pain, amour et fantaisie (1953). Il plane ici une mélancolie, une distance, mais aussi un regard acéré qui évoque plutôt le Pietro Germi de Divorce à l’italienne (1961), Séduite et abandonnée (1964) et Ces messieurs-dames (1966). Malgré un effet de loupe plus appuyé sur certains personnages, il s’agit d’un film choral posant un regard résigné sur une région, un lieu, une communauté et ses individus. La scène d’ouverture traversant les logis et exposant les familles et protagonistes que nous allons suivre, par son ironie désabusée, expose la fatalité médiocre de leur destin par de lents travelling amorçant le motif circulaire du récit.

Les plans d’ensembles et les vues en hauteur du village sont omniscients, mais dès qu’il s’agit d’adopter le point de vue d’un personnage, l’horizon est inexistant à l’image de leur avenir. Une grande partie du film réside dans l’errance où les jeunes garçons font le tour du village à pied, font une halte aux lieux de réunions habituels et rien d’autres. La mentalité timorée, la crainte du regard extérieur et inquisiteur d’un aîné vient tuer dans l’œuf le moindre risque d’heureux incident dans cette monotonie. C’est le cas lorsque Francesco (Stefano Satta Flores) décide après mille précautions et cérémonies d’aborder une jeune fille qui n’en demandait pas tant, mais qu’un simple rendez-vous galant se verra inlassablement reporté par prudence.

Lina Wertmüller étend ce schéma à toutes les strates de la vie des jeunes gens du village. Un projet de coopérative agricole est tué dans l’œuf par l’immobilisme et l’égoïsme local, échec amorcé implicitement quand le démarchage des participants suit le trajet et la boucle circulaire des habituelles marches de l’ennui. Il y a comme un conditionnement et une résignation à cette stagnation, à cet échec programmé où nos protagonistes se rebellent mollement et suivent les préceptes signant l’archaïsme du village – d’un côté le mariage arrangé et intéressé d’un fils aîné, de l’autre un grand frère autoritaire envers sa jeune sœur. 

La réalisatrice évacue cependant subtilement tout aspect de prison au sein de ce village et ses habitants. Un électron libre « extérieur » est capable de s’en extirper avec cette citadine mal mariée à un comte local et qui ne supportera pas la sinistrose ambiante. Mais pour ceux nés en ces lieux, le village tient de la geôle rassurante leur évitant d’affronter le monde extérieur, sa modernité, ces incertitudes et ces dangers – dont on se prémunit en ne bougeant pas, ou alors en revenant sur ses pas pour éternellement rêver de l’ailleurs. Une discussion politique perce à jour les penchants demeurés fascistes de certains, l’ignorance crasse d’autres quant au passé révolté de la région, traduisant un cloisonnement psychique et social plutôt que le déterminisme. Aucun jugement cependant dans le regard de Wertmüller puisque c'est précisément la corruption et les maux rencontrés hors de ce cocon qui constitueront les bases de la trilogie formée par Mimi métallo blessé dans son honneur, Film d'amour et d'anarchie et Chacun à son poste et rien ne va. Le spleen de la dernière scène et le retour de la voix-off traduit par le commentaire cette boucle de la monotonie tandis que la caméra reprend de la hauteur. Le panorama comme ceux qu’il abrite n’ont pas vocation à évoluer. 

Sorti en bluray français chez Carlotta

dimanche 27 août 2023

Le Ventre de l'architecte - The Belly of an Architect, Peter Greenaway (1987)


 Un architecte américain est invité à Rome pour réaliser une exposition sur une de ses idoles, l'architecte visionnaire français Etienne-Louis Boullée. Stourley Kracklite arrive avec sa charmante épouse Louisa. Obsédé par son travail, il souffre de maux de ventre et devient paranoïaque tandis que sa femme se tourne vers un jeune architecte italien.

Le Ventre de l’architecte est un des films les plus accessibles de Peter Greenaway, et suit directement Zoo (1985) qui à l’inverse fut à l’inverse fut une de ses œuvres les plus radicales. Peter Greenaway mêle souvent partis pris formels originaux et exigeants autour d’un défi esthétique avec une facette plus humaine, sociale et existentielle. Dans le très hermétique Zoo l’aspect expérimental prenait le pas même si l’émotion était là pour qui savait se laisser porter par la proposition, tandis que Meurtre dans un jardin anglais (1982) et Le Cuisinier, le voleur, la femme et son amant (1989) trouvent un point d’équilibre qui en font les films les plus satisfaisants pour les néophytes et les aficionados du réalisateur.

Le Ventre de l’architecte a ceci d’étonnant d’être réellement limpide, de ne pas chercher à désarçonner le spectateur et de justement mettre le curseur de l’émotion avant celui de l’expérimentation et de l’exercice de style. Sur le papier, le postulat n’est pas si éloigné de Meurtre dans un jardin anglais avec un héros artiste réalisant un grand projet sous lequel il ne voit pas s’amorcer une destinée tragique pour lui. Mais quand le film de 1982 adoptait le regard arrogant de son protagoniste avant de révéler ses intentions sous forme de whodunit, Le Ventre de l’architecte avec son héros mûr et las nous plonge tout de suite dans une mélancolie sourde. Stourley Kracklite (Brian Dennehy) architecte américain, arrive à Rome en compagnie de son épouse Louisa (Chloé Webb), pour réaliser le rêve d’une vie : réaliser une exposition sur l’architecte français Etienne-Louis Boullée. Progressivement son destin professionnel et intime va lui échapper à travers Caspasian Speckler (Lambert Wilson), jeune et séduisant architecte italien qui complote pour lui voler la responsabilité de l’exposition, et cherche à séduire son épouse.

Peter Greenaway trace le destin tragique de Kracklite en le liant à l’environnement esthétique et culturel romain dans lequel il évolue, à la figure culturelle d’Etienne-Louis Boullée qu’il souhaite célébrer, et à quelque chose de plus organique et intime quand sa détresse se manifeste par de terribles maux de ventre. L’histoire romaine et plus particulièrement la légende sur la mort de l’empereur Auguste empoisonné par son épouse Livie fait naître chez lui la suspicion envers Chloé, et une obsession sur les ventres, nombrils, des nombreuses sculptures antiques qu’il observe dans la ville. Parallèlement l’esprit de Boullée imprègne le film dans le fond et la forme. Boullée (1728-1799) fut un architecte qui traversa le temps et influença davantage sa discipline pour ses théories que pour ses réalisations, l’audace des premières rendant difficile la concrétisation des secondes. 

On ressent peu à peu un effet miroir entre Boullée et Kracklite, ce dernier voyant son projet et sa vision lui échapper au profit d’un opportuniste y visant un simple marchepied social. Peter Greenaway choisit de faire évoluer Kracklite dans des environnements dont le design est sous influence des idées de Boullée, notamment en reconstituant à différentes échelles certains des projets les plus mégalomanes et non-réalisés de celui-ci comme son projet de Cénotaphe en hommage à Isaac Newton. Les maux conjugaux de Kracklite l’incitent à s’enfermer dans la paranoïa et la solitude, exprimée par cette obsession de Boullée dont il dissèque les plans, imagine des connexions imaginaires avec sa propre vie, et surtout transforme en confident fantasmé avec lequel il entretient une correspondance à sens unique. 

Le formalisme géométrique si typique de Greenaway déploie un mimétisme avec Boullée dans les compositions de plan et la confection des décors studios, et phagocyte l’imagerie habituelle de divers monuments romain pour les calquer à l’obsession et psychose de Kracklite. Comme toujours dans ses meilleurs films, Greenaway parvient à faire ressentir tout cela même sans le bagage culturel (qui est un véhicule du drame mais pas son moteur), en fonctionnant de manière sensorielle et émotionnelle. On est ainsi davantage touché par la détresse de Kracklite écrasé par les monuments romains, étouffé dans les portails circulaires, voyant le passé de ces lieux comme une manifestation de son désespoir du présent. Les doutes, la vieillesse, le sentiment du temps qui passe et de la trace que l’on va laisser se confondent entre les murs chargés d’Histoire et sa propre histoire qui lui échappe pour Kracklite.

Brian Dennehy davantage connu dans un registre musclé et virile est assez impressionnant de vulnérabilité, et contribue par sa seule prestation à une grande part de la mélancolie qui traverse le film. C’est vraiment un de ses meilleurs rôles, lui permettant de montrer une autre facette de son talent. Michael Nyman n’est pas de la partie cette fois pour la bande-originale et la musique de Wim Mertens n’a pas ce côté thématique fusionnelle et hypnotique aux images. On retrouve les boucles répétitives réclamées par Greenaway, mais davantage pour appuyer l’errance et la lassitude de Kracklite alors que Nyman semblait davantage dans un contrepoint annonçant avant les images certains évènements funestes. Le film se partage entre l’atmosphère estivale finissante des extérieurs et la stylisation plus torturée et cérébrale des intérieurs (Kracklite observant les ébats de Chloé et Speckler par le trou d’une porte) grâce à la photo de Sacha Vierny, les compositions de plan n’ayant de cesse de souligner la distance entre les individus – aussi proche soient-ils physiquement. 

Le côté mélodramatique très frontal surprend pour du Greenaway et bouleverse plus d’une fois, notamment la scène d’amour avec la sœur Speckler (Stefania Casini) ou encore le moment délicat où le médecin annoncera son diagnostic à Kracklite. Le grand moment reste cependant la conclusion voyant toutes les strates formelles, thématiques et dramatique magnifiquement s’agencer entre la fuite en avant de Kracklite, l’artificialité de l’interprétation Boullée à l’ouverture de l’exposition, et le gigantisme de l’espace urbain romain qui a vu passer bien d’autres tragédies. Un superbe film et une vraie belle porte d’entrée au cinéma de Peter Greenaway. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Bac Films et en bluray anglais chez BFI

vendredi 25 août 2023

Dream Lovers - Mung chung yan, Tony Au (1986)


 Deux amants tragiques d'un passé lointain, se rencontrent de nouveau à l'époque contemporaine.

Les amours tragiques entre passé et présent teintée de réincarnation sont un thème récurrent du mélodrame hongkongais des années 80. On trouve dans cette veine sur une période rapprochée plusieurs adaptations des romans de Lilian Lee dont le célèbre Rouge de Stanley Kwan, The Reincarnation of Golden Lotus de Clara Law (1989) ou encore The Terracota Warrior de Ching Siu-tung (1989). Le film de Ching Siu-tung justement participe en plus à une fascination et un imaginaire stimulé par la découverte archéologique majeure que fut en Chine l'Armée de terre cuite en 1974. Ces statues datant de de la fin du IIIe siècle av. J.-C. et où figuraient des soldats comme des civils suscitaient par leur nombre, taille et allure un mystère propre à alimenter la fiction. Si Terracota Warrior est le plus connu des films à utiliser cette figure, Dream Lovers est le premier à le faire.

Par ce côté précurseur, Dream Lovers se déleste des "clichés" des autres films de réincarnation de l'époque. D'habitude, on a une introduction du récit dans le passé montrant le drame amoureux initial (et prétexte à l'opulence du film en costume) pour ensuite basculer dans le présent avec des retrouvailles et un jeu de redite avec ce passé. C'est l'inverse ici lorsque Song Yu (Chow Yun-Fat) et Yuet-Heung (Lin Ching Hsia) sont dans à l'époque contemporaine assaillis dans leur rêve de visions romantiques et sensuelles où ils sont amants. Troublés chacun de leur côté par ces "souvenirs" palpables, ils vont se rencontrer par hasard alors que cette expérience les incite justement à visiter au même moment une exposition de l'armée en terre cuite. Tony Au parvient à instaurer une atmosphère mystique et sensuelle renforcée par son couple de stars particulièrement habité, excellant à exprimer la surprise et l'irrépressible attrait qui les lie. Le premier face à face est assez frappant à ce titre, la gêne, l'étonnement mais l'impossibilité de se soustraire à cette attirance se jouant dans une pantomime où ils s'observent, se fuient puis se rejoignent en pleine rue.

La construction est similaire lorsqu’ils vont coucher ensemble, l'intimité est immédiate mais le recul et la gêne de céder si vite l'un à l'autre les ralentis brièvement avant qu'ils ne se laissent aller à une étreinte torride. L'imagerie diaphane et cotonneuse de la photo de Bill Wong soulignée par la magnifique bande-originale de Wing-Fai Law (soulignant bien le romantisme et la dimension funeste de l'histoire) contribuent à poser une ambiance étrange où les rêves du passé se confondent à la réalité du présent. L'artificialité et la stylisation des scènes de rêves s'entremêle à la beauté plus naturelle des décors du présent. Song Yu et Yuet-Heung partagent les bribes des images de songes dont ils se souviennent pour reconstituer les raisons de leur tragique séparation deux mille ans auparavant, Tony Au jouant la confusion dans son montage où une réplique du présent trouve sa réponse en flashback et inversement, les niveaux rêvés et réels coexistant comme une chose naturelle par la force des sentiments du couple. Le contexte hongkongais féru de ces questionnements bouddhiques autour de la réincarnation et la destinée aide grandement à l'acceptation des personnages de cette expérience (la rencontre avec la grand-mère extralucide), cette part de leur culture s'opposant à une éducation que l'on devine à occidentale. 

Le film fait ainsi montre d'une grande intensité dramatique reposant sur quelque chose d'impalpable. On comprendra peu à peu que dans le passé, le contexte politique a joué dans leur funeste séparation. Dans le présent, ce seront les conséquences de leurs retrouvailles avec le très beau personnage de Wah-Lei (Cher Yeung), la fiancée éconduite qui ne peut se résoudre à accepter la rupture pour un motif si intangible (la très belle réplique "2000 ans ou 8 ans de relation, cela reste de l'amour") et l'actrice exprime avec force ce désespoir. On a donc là un grand mélo à la tonalité feutrée, porté par un Chow-Yun Fat merveilleux de vulnérabilité et une Ling Ching Hsia délestée de sa persona androgyne et ici tout en lâcher-prise poignant - la magnifique scène de funérailles et de sacrifice dans le passé. A signaler que Stanley Kwan fut assistant réalisateur sur ce film qui l'a sans doute influencé pour Rouge qui lancera magistralement sa carrière de réalisateur l'année suivante.


 Sorti en bluray hongkongais doté de sous-titres anglais

 

mercredi 23 août 2023

Chaque soir à neuf heures - Our Mother's House, Jack Clayton (1967)


 Près de Londres, sept enfants de 4 à 13 ans vivent avec leur mère alors que leur père a quitté la maison depuis des années. Quand celle-ci meurt, les enfants décident de continuer à vivre comme si de rien n'était afin de ne pas être envoyés à l'orphelinat. Chaque soir à neuf heures précise, ils se recueillent sur la tombe de leur mère cachée au fond du jardin dans la cabane. Un jour, leur père réapparait sans prévenir et les enfants vont s'efforcer de lui cacher la vérité...

L’enfance tentée, tourmentée et oppressée par le Mal est un thème récurrent dans l’œuvre de Jack Clayton qui l’a abordé dans Les Innocents (1961) d’après Henry James et La Foire des ténèbres (1983) d’après Ray Bradbury. On comprend ainsi aisément l’intérêt de Clayton pour le roman Our Mother's House de Julian Gloag publié en 1963, et qui constitue une fascinante approche du sujet. Comme dans les deux films évoqués plus haut, le mal s’inscrit dans un récit d’apprentissage et de corruption pour les enfants. L’ambiguïté réside ici dans le questionnement sur l’adulte représentant l’apprentissage, et celui symbolisant la corruption.

La fratrie des sept enfants Hook perd brusquement sa mère dès la scène d’ouverture, même s’ils ont appris à vivre dans une certaine autonomie à cause de la longue maladie de cette dernière. Le peu que l’on sait de ce personnage sur cette présence furtive se matérialisera durant le reste du film où sa personnalité trouble hantera littéralement les enfants. La bigoterie de la défunte détermine tout le quotidien des enfants ayant décidé de cacher sa mort afin de ne pas être séparés. Prière exaltée avant chaque repas, vocabulaire religieux omniprésent dans leur langage, sentiment de culpabilité et inquisiteur précoce (la benjamine Gerty (Phoebe Nicholls) punie pour avoir sympathisé avec un motard), ainsi que mysticisme malsain dénote dans le comportement des enfants. Ils ont en effet érigé un autel dédié à leur mère dans le jardin où ils l’ont incinéré, et l’invoquent par le biais de Diana (Pamela Franklin qui retrouve Clayton après Les Innocents pour un autre rôle trouble juvénile) dans des rituels flirtant avec le fantastique mais traduisant surtout l’emprise de l’éducation malsaine de cette mère.

La peur d’être séparé et surtout celle du monde extérieur, en particulier les hommes, déterminent le subterfuge des enfants. La mère est décédée faute de soins car refusant le contact d’un médecin (et une sœur manquera de subir le même sort) et le titre original Our mother’s house fait de ce foyer un sanctuaire à préserver pour l’aînée Elsa (Margaret Leclere) ou une prison psychique et physique pour le cadet Hubert (Louis Sheldon Williams) qui va essayer de contacter un père qu’ils n’ont jamais connu. L’arrivé de celui-ci (Dirk Bogarde) fait basculer le récit. L’atmosphère oppressante et hantée sous l’innocence devient progressivement joviale et lumineuse tout en masquant un sous-texte tentateur. Charlie, le père, est une ouverture pour le meilleur et pour le pire sur ce monde extérieur tant redouté. Ses rires, son attention, ses facéties avec les enfants rendent palpable une présence parentale dont ils ont été si longtemps privés, même du vivant de leur mère immobilisée et souffrante. Tout comme la bigoterie maternelle altérait le jugement des enfants, il en ira de même avec la fantaisie du père qui dissimule un escroc chargé de vices divers, comme les femmes et le jeu.

La perfection dans laquelle est figée la mère nuit à l’équilibre mental des enfants, et l’imperfection manifeste du père viendra les briser définitivement. Pourtant les révélations progressives empêchent de blâmer de façon manichéenne un parent plus que l’autre, les enfants expiant post-mortem la culpabilité d’une mère pas aussi pure qu’ils le pensent, et ne pouvant accepter l’humanité et les contradictions de leur père. Jack Clayton signe là son premier film en couleur et sait habilement en jouer pour exprimer la confusion des sentiments de son jeune casting. La photo de Larry Pizer pose une tonalité gothique, étouffante et ténébreuse durant la première partie où domine l’influence de la mère, puis éclairée, colorée et ouverte dans la seconde où domine la personnalité du père. 

Dans les deux cas, cela illustre la candeur et le manque de repères des enfants, auxquels ont a imposé trop de barrières avant de les exposer sans prévention. Clayton va d’ailleurs loin sur ce point en montrant un complexe d’Œdipe intégré de façon très perturbante par Diana, une scène de jeu se dotant d’une surprenante tension sexuelle puis plus tard la fillette exprimant une jalousie malsaine envers une aventure de Charlie. Le jeune casting est épatant (plusieurs d’entre eux feront carrière par la suite), notamment dans une des premières scènes où chacun exprime une gamme d’émotions aussi variées qu’expressives et réalistes pour réagir tous très différemment à l’annonce de la mort de leur mère.

Tout comme dans Les Innocents, Clayton parvient imprégner à l’ensemble un malaise certain (renforcé par le beau score de Georges Delerue) et explorer des thèmes dérangeants par la suggestion subtile, la direction d’acteur et une mise en scène habile. Un des meilleurs films du réalisateur même s’il sera malheureusement un échec commercial à sa sortie. 

Sorti en dvd zone 1 américain chez Warner

lundi 21 août 2023

Zoo - A Zed and Two Noughts, Peter Greenaway (1985)


 Les épouses de Oswald et Oliver Deuce, deux frère jumeaux zoologues, meurent d'un accident de voiture dont Alba Bewick, la conductrice, est la seule survivante. Fous de douleurs et inquiets de la dégradation physique des corps de leurs belles, les deux frères se lancent dans une expérimentation sur le pourrissement qui les va les aider à faire leur deuil.

Meurtre dans un jardin anglais (1982), premier film de Peter Greenaway, avait rencontré un succès critique mais surtout commercial très inattendu. Refusant de s’appuyer sur cet acquis et l’attente suscitée par son essai suivant, Greenaway ose un second film radical mais passionnant. Les cadrages millimétrés de Meurtre dans un jardin anglais l’avaient prouvé, la symétrie est une obsession à la fois formelle et thématique pour le réalisateur, l’intérêt venant de l’insidieuse anomalie qui vient troubler cet ensemble.

La mort qui vient frapper de manière inattendue les jumeaux Oliver (Eric Deacon) et Oswald (Brian Deacon) avec la disaprition de leurs épouses sert de grain de sable initial. Le drame est aussi absurde que tragique puisque causé par la chute d’un cygne ayant provoqué l’incident de voiture fatal à leurs compagnes. Les frères développent ainsi une folie douce où le déséquilibre soudain de leur existence va s’incarner physiquement à travers la seule survivante de l’accident, Alba Bewick (Andréa Ferréol). Celle-ci a dut être amputée d’une jambe, souffrant de cette mutilation puis des récriminations des frères venant désespérés l’invectiver régulièrement dans sa chambre d’hôpital. Pourtant cet asymétrie physique et mentale était déjà en germe pour Oliver et Oswald, comme nous le montreront les premières images du zoo où l’on découvre l’hérésie d’une mutilation animale (un gorille amputé) et au sens large une hérésie de l’ordre naturel des choses avec cette faune enfermée derrière des cages.

Peter Greenaway entrecroise donc le mal-être intime de ses personnages avec une souffrance tenant de la préoccupation écologique. Oliver et Owald développent une fascination morbide pour le pourrissement, la putréfaction des corps, dans laquelle il pense trouver une réponse au malheur qui les a frappés. Alba est le facteur de leur pulsion de vie en devenant leur amante respective, mais aggrave aussi leur pulsion de mort en leur renvoyant par son corps meurtri et déséquilibré le miroir de leur existence amputée. Greenaway impose ainsi les cadrages parfaits dont il a le secret dans les scènes où les jumeaux, chacun d’un côté du lit d’Alba (en visiteurs, amis puis amants) retrouvent le temps de ces instants, l’équilibre de leurs émotions. Il y a pourtant ce fameux grain de sable qu’est la jambe manquante d’Alba qui brise la symétrie formelle de l’image, et mentale de leurs psychés. Parallèlement, le réalisateur multiplie les inserts d’images en accéléré montrant le pourrissement de différentes sortes d’animaux. Les personnages ont le choix de se libérer de cette dictature de l’équilibre, notamment en délivrant et lâchant dans la ville les animaux qu’ils ont si longtemps tenu enfermés.

Il s’agit de la première collaboration entre Peter Greenaway et le directeur photo Sacha Verny (que Greenaway admirait pour ses travaux chez Alain Resnais et d’autres ténors de la Nouvelle Vague), et chaque espace du film a une couleur, une teinte plus ou moins subtile qui traduit les thèmes et émotions du film. La pulsion de mort passe par tout l’environnement rattaché au zoo, véritable caverne charbonneuse dont le surgissement d’une teinte étrange dans les ténèbres confère au lieu des airs de laboratoire d’alchimiste. La chambre d’Alba les ressurgir les couleurs claires et vives, allant de la chevelure rousse d’Andréa Ferréol aux différentes strates de sa chemise de nuit, de son couvre-lit, des ornements de sa chambre. Ce ying et ce yang se manifestent aussi par la dualité noir et le blanc, exprimé par les allusions récurrentes à la figure du zèbre ou du tigre (du chien dalmatien et son sort funeste), de façon plus triviale par les sous-vêtements féminins, et plus globalement par tout un travail sur l'expression de cette symétrie par les lignes de fuites à l'image comme les barreaux de cage du zoo.

Comme souvent, l’influence de Greenaway est picturale et ici ce sera celle de Vermeer. C’est significatif dans l’esthétique du film, mais aussi dans sa réflexion. La maîtrise absolue de la lumière qui caractérise les œuvres maîtresses de Vermeer participe aux atmosphères du film, mais aussi ce questionnement sur l’équilibre. En effet, Greenaway fait prendre au médecin et âme damnée du récit le patronyme de Van Meegeren (Gerard Thoolen) soit dans la réalité celui d’un des plus fameux faussaires du 20e siècle, qui s’enrichit en faisant circuler des tableaux « disparus » de Vermeer. Dans le film Van Meegeren voit à son tour dans la mutilation d’Alba la silhouette parfaite pour reproduire les compositions de Vermeer dans ses propres tableaux – la poussant à se laisser couper l’autre jambe. Alba est ainsi la proie des jumeaux voulant rétablir une balance « existentielle », et celle du médecin en quête de perfection artistique.

Alba n’est pourtant pas la cause de leurs maux, l’asymétrie remonte à bien plus loin que l’accident, les jumeaux étant à l’origine des frères siamois que l’on a séparés. Ils souffrent d’un mal-être bien plus profond que les évènements ont ravivés. L’asymétrie ne peut être surmontée en poussant la pulsion de vie, mais être transcendée par la pulsion de mort (plus ils s'approchent de leur fin plus les jumeaux entretiennent leur mimétisme physique alors qu'on pouvait jusque-là les dissocier) tout en capturant sur le vif le pourrissement et la putréfaction. Il en va de même pour Alba qui sous couvert d’ironie ne semble pas plus décidée à vivre avec ce corps dénué de son équilibre originel. C’est une approche cérébrale et émotionnelle plus hermétique que Meurtre dans un jardin anglais ou plus tard Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989), mais assez captivante notamment par sa dernière scène en forme de pied de nez morbide.

Sorti en dvd zone 2 français chez Mk2