L’ouvrage d’Arnaud Lanuque vient enfin réparer une anomalie
de l’édition cinéphile française, en étant le premier consacré à Tsui
Hark dans la langue de Molière. On le doit à Arnaud Lanuque, spécialiste du
cinéma hongkongais et chinois qui avait déjà signé un ouvrage de référence avec
Police vs Syndicat du crime consacré au polar hongkongais, et que l’on
retrouve régulièrement sur différents médias (youtube, bonus vidéo) pour
présenter artistes et œuvres méconnues du cinéma hongkongais d’hier et d’aujourd’hui.
Tsui Hark, la théorie du chaos est la somme d’années de visionnages,
documentation, recoupements et entretiens avec Tsui Hark et une part énorme des
différents collaborateurs l’ayant côtoyé tout au long de sa tumultueuse
carrière. Le résultat est aussi captivant que foisonnant, et si l’aspect
informatif et témoignages prime sur l’analyse cinématographique pure, celle-ci
est néanmoins bien présente et permet à l’auteur d’exprimer plusieurs opinions
tranchées – les réserves sur l’illustration virevoltante et fantaisiste du kung-fu
dans
Il était une fois en Chine (1991) et ses suites – ainsi que son net
penchant pour la filmographie des années 80/90 du réalisateur plutôt que ses œuvres
de la période plus récente.
Hormis l’introduction sur l’enfance et les études de Tsui
Hark, fondamentales pour comprendre la suite - naissance au Vietnam de parents
chinois, ce qui renforce à la fois son attachement et sens critique envers la
Chine, l’importance de sa compagne Nansun Shi dans tous ses accomplissements – l’ouvrage
s’attache à scruter la personnalité de Tsui Hark dans le contexte de travail et
création en suivant de manière chronologique toute sa filmographie. Chaque œuvre
sera décortiquée dans tous les pans de sa création allant du développement, l’écriture,
la production, en passant par son accueil au box-office hongkongais.
Un produit puis un moteur de son époque
Le livre se veut, par le prisme de Tsui Hark, une
illustration à la fois de la production cinématographique, mais aussi de la
mentalité hongkongaise avant, pendant et après la rétrocession à la Chine en
1997. Tsui Hark se distingue ainsi à ses débuts, non pas par son parcours assez
semblable aux autres ténors de la Nouvelle Vague hongkongaise (Ann Hui, Patrick
Tam, Yim Ho…) -avec des études à l’étranger, des débuts à la télévision, une
volonté de revisiter les genres – mais bien par une ébullition créative et un
sens formel qui le fait repérer dès ses travaux télévisés à la TVB. C’est dans
ce contexte qu’il a l’opportunité de se lancer avec Butterfly Murders
(1979), tentative de wu xia pian à mystère dans une esthétique plus réaliste.
Arnaud Lanuque dépeint le contexte de production chaotique qui sera sa marque
de fabrique, et le va-et-vient entre innovations encore incomprises et
tentative de s’inscrire dans une approche populaire qui marqueront ses
premières années de réalisateur – L’Enfer des armes (1980), Zu, les
guerriers de la montagne magique (1983). L’auteur évoque le contexte
cinématographique local, ses forces en présence dont la compagnie Cinema City
dans laquelle Tsui Hark fait ses armes dans des œuvres mineures (All the
Wrong Clues (1983), Mad mission 3 (1984)) mais marquées d’éléments
fondamentaux pour la suite comme son goût pour la comédie. C’est une manière d’observer
le mode de production collégial et impersonnel d’un certain cinéma populaire,
et ce qu’en retiendra (la multiplication
des équipes de tournage, le comique cantonais à gros trait de certains films)
ou rejettera (le choix de l’originalité, le processus soumis à sa seule vision
par opposition) lors de la création de sa société Film Workshop.
Arnaud Lanuque montre comment le réalisateur parvient tour à
tour à s’imprégner de l’environnement local et plus globalement
cinématographique pour capturer et orienter le goût du public, mais aussi
initier les modes en se nourrissant de ses expériences. On est ainsi marqué par
le fait que son attrait des personnages féminins fort lui vienne de la rancœur de
Sylvia Chang quant à sa désinvolture initiale sur ce point dans Shanghai Blues (1984), ou que la force de l’amitié irriguant Le Syndicat du crime de
John Woo (1986) vienne de la volonté de ce dernier à traduire justement le lien
profond l’unissant à Tsui Hark.
Producteur et tyran de génie
Un des aspects les plus captivant du livre et la description
en profondeur de toutes les réalisations et productions de Tsui Hark durant l’âge
d’or des années 80 et 90. On connaissait sa réputation de producteur
interventionniste, la vérité s’avère encore pire. Il est coréalisateur à des
degré divers d’un pan majoritaire des films produits par la Film Workshop
durant cette période, et après avoir voulu en faire un espace de liberté pour
les créateurs au début, devient un producteur omnipotent dont il s’agit de
suivre toutes les directives. L’auteur recueille une somme considérable de
témoignages sans langue de bois qui soulignent le comportement discutable voire
détestable de Tsui Hark (reconnu par l’intéressé avec le recul), tout en
reconnaissant que presque toutes ses intrusions tiraient systématiquement les
films vers le haut – les exemples des productions dantesques de The Big Heat
(1988), Swordsman (1991) et ses suites, King of Chess (1991),
mais aussi les collaborateurs stimulés, puisque certains ne seront jamais aussi
bons qu’au sein de son giron autoritaire – Ching Siu Tung à la carrière
anecdotique hors Film Workshop et constamment ramené à Tsui Hark.
On est impressionné par la flamme animant Tsui Hark à cette
époque qui, tout en mettant « officiellement » entre parenthèse sa
carrière de réalisateur, s’avère le maître d’œuvre de plusieurs
bouleversements majeurs du cinéma hongkongais : le polar héroïque des
années 80, la romance fantasy de Histoires de fantômes chinois (1987),
le néo wu xia pian du début des années 90 grâce à Swordsman 2 (1992).
Défenseur et critique de l’identité chinoise
Adolescent et jeune adulte dans le Hong Kong agité des
années 60 (les émeutes de 1967), Tsui Hark nourrit un idéal et fantasme à la
fois social, culturel et plus spécifiquement cinématographique de l’identité
chinoise. Militant politique et défenseur du régime chinois durant ses années d’études
aux Etats-Unis, il finit par être rattrapé par la réalité de celui-ci quand les
évènements et informations filtrantes viennent contredire cette Chine rêvée. Le
blason en est donc redoré en revisitant le patrimoine culturel sous un jour
folklorique et cinéphile en adaptant des contes traditionnels (Green Snake
(1993), The Lovers (1994)) ou en redéfinissant ses grands héros comme
Wong Fei Hung dans la saga Il était une fois en Chine. Arnaud Lanuque
explique bien comment certains drames imprègnent son regard critique, notamment
dans le compte à rebours fébrile menant à la rétrocession. Histoires de
fantômes chinois 2 (1989) est marqué par les évènements de la Place de Tian
An Men, toute la saga Il était une fois en Chine oscille entre la méfiance des
occidentaux et la nécessité d’une ouverture de la Chine à l’extérieur. La
manière de réinventer, sublimer, parfois pervertir les récits et genres traditionnels
correspond à cette ambivalence de Tsui Hark renversant la table pour The Blade (1995) ou rentrant en partie dans les clous idéologiques sur
certaines de ses œuvres réalisées dans le nouveau et lucratif contexte production
chinois des années 2000/2010 – la trilogie Detective Dee (2010, 2013 ,
2018) La Bataille de la montagne du tigre (2015), La Bataille du lac
Changjin (2021, 2022) - les descriptions d'un pouvoir chinois divisé et erratique d'antan cèdent au roman héroïque national de propagande.
Arnaud Lanuque signe là ce qui est amené à devenir l’ouvrage
de référence sur Tsui Hark, ne laissant aucun détail au hasard (l’excellente
initiative de mettre les chiffres du box-office ce qui réserve quelques
surprises comme l’accueil tiède de Green Snake, ou L’Enfer des armes
pas du tout l’échec commercial souvent évoqué) et auquel on pardonnera aisément
les petites fautes grammaticales passées au travers de la relecture.
Publié aux éditions Omaké Books