King of Chess est une des œuvres les plus méconnues produites au sein de la Film Workshop, la fameuse maison de production de Tsui Hark. Le film ne s'inscrit pas dans le cinéma de genre, terreau habituel de la Film Workshop et s'avère un pur film d'auteur. Tsui Hark recrute pour ce film Yim Ho, réalisateur qui initia à durant la même période que lui la Nouvelle Vague hongkongaise à la fin des années 70, signant même avec The Happenings (1980) un film jumeau dans ses thèmes à son brûlot L'Enfer des armes (1980). Tsui Hark estime que Yim Ho est le candidat idéal pour réaliser King of Chess, ce dernier à travers des films les magnifiques Homecoming (1984) et Red Dust (1990) étant parvenu à manier récit intimiste mais aussi fresque historique questionnant l'identité chinoise.
Le scénario du film est l'adaptation croisée de deux romans à succès ayant le jeu d'échec comme moteur de leur intrigue, The Chess Master de l'auteur chinois Ah Cheng publié en 1984 et Chess King de l'americano-taiwanais Chang Shi Kuo publié en 1978. The Chess Master s'inscrit au sein de la "trilogie des rois" pour Ah Cheng avec la nouvelle Le Roi des enfants (adapté en 1987 par Chen Kaige) et le roman Le Roi des Arbres, série d'œuvres où l'auteur bénéficie d'un relâchement du régime (tout comme Chen Kaige et Zhang Yimou au cinéma quand ils signent des films ouvertement critiques) pour s'interroger sur l'héritage et les méfaits de la Révolution Culturelle. Chess King est davantage un récit fantastique dans lequel s'immisce une réflexion sociale. C'est Tsui Hark qui a l'idée judicieuse de mélanger les deux livres, d'autant que The Chess Master a déjà bénéficié d'une adaptation fidèle trois ans plus tôt avec Chess King (on s'y perd ) de Teng Wenji (1988), donc autant envisager une proposition différente. Le fil rouge intéressant du scénario est de confronter de façon croisée deux prodiges aux maux socio-politiques de leurs temps. L'histoire démarre à Taïwan à l'époque contemporaine et la découverte d'un petit garçon génie des échecs découle d'une pure logique individualiste et capitaliste. Jade (Diana Yang Lin), une présentatrice tv à relancer son programme et à l'aide de son ami publiciste Ching Ling (John Sham) va utiliser le don d'un garçonnet espiègle pour le mettre en scène à la télévision. Cela évoque à Ching Ling le souvenir de sa propre enfance où il croisa le chemin de Wong Ya Sun (Tony Leung Ka-fai) génie des échecs dont au contraire le talent se trouve étouffé en pleine Révolution Culturelle étouffant tout individualité au profit de l'idéologie. La narration met ainsi en parallèle l'exploitation mercantile des dons du garçonnet (qui s'avère au-delà des échecs relever de la prescience) au présent, alors que Wong Yat Sun doit se battre pour les affirmer dans le passé, face aux obstacles de sa condition sociale et de l'idéologie politique. Il s'avère que Yim Ho durant son enfance fut amené à rendre visite à ses frères et sœurs en Chine continentale, et pose donc grâce à cette expérience un regard vrai et juste sur cette ère de la Révolution Culturelle. Cela se ressent lorsqu'on observe comment sous couvert de lutte des classe les gardes rouges (et plus précisément ici un groupe de femmes) deviennent les nouveaux oppresseurs revanchards envers Wong Yat Sun, mais aussi Lanky Ngai (Chin Shih-chieh), oncle de Ching Li d'ancienne ascendance bourgeoise. Les artefacts à la fois familiaux et sociaux de cet ancien statut (un jeu d'échec sculpté, un pendentif chrétien) sont des souvenirs dont il ne parvient pas à se séparer, mais aussi les possibles cause de sa perte s'il venait à être découverts. Yim Ho dénonce l'hypocrisie de l'idéologie dont finalement personne n'est dupe, à travers les traits d'humour dont Wong Yat Sun, Lanky Ngai et d'autres travailleurs mobilisés sont capables dans différentes scènes pleines d'ironie. Plus que dans l'idéologie aveugle c'est là que se ressent l'entraide et la solidarité dans la manière dont le groupe va pousser Wong Yat Sun à participer à un tournoi d'échecs organisé par le Parti Communiste. Tout au long du film, des images d'archives extatique de propagande montrant les bains de foule extatiques de Mao Zedong s'illustrent en parallèle de la réalité bien différente des individus.La partie au présent s'avère tout aussi poignante et cinglante, en voyant l'usage forcément financier et spéculatif qui sera fait de l'innocent petit garçon qui paie peu à peu physiquement de l'exploitation de ses capacités Le montage parvient avec brio à dresser des ponts visuels et thématiques entre les deux temporalités du film, même si en coulisse cela fut bien plus problématique. Le passif intime de Yim Ho fit que son intérêt se porta avant tout sur le segment du passé dont il filma l'essentiel, tandis que son intérêt était bien moindre pour la partie contemporaine qu'il renâclait à tourner. Cette partie au présent tenait cependant à cœur à Tsui Hark car lorsqu'il vécut aux Etats-Unis, il y fut confronté aux contradictions de son militantisme prochinois (typique de l'expatrié entretenant plus fortement encore le lien à ses racines, d'autant plus lui né au Vietnam de parents chinois) juvénile et la réalité filtrant peu à peu du régime. Tout ce questionnement sur l'identité chinoise parcoure sa filmographie et le schisme du personnage de Ching Ling entre son expérience d'enfant et sa situation adulte reflète cela. Dans l'interventionnisme qui caractérise sa vision de producteur, Tsui Hark réalisa donc toute la partie contemporaine qui s'avère indispensable pour renvoyer dos à dos le collectivisme tyrannique de la Révolution Culturelle, et la tyrannie individualiste du présent capitaliste. Le choix de placer l'intrigue à Taïwan plaque boursière majeure de l'Asie de l'est et terre de "chinois" exilés et vivants un questionnement identitaire encore différente des hongkongais, ne doit d'ailleurs rien au hasard. Le double climax montrant dans les deux régimes narratifs la partie d'échec finale de ses deux héros est à ce titre haletante, à travers ses joueurs s'extirpant par leur génie de chacun des systèmes qui cherchait à les oppresser, l'un par l'effacement de son individualité (Wong Yat Sun au passé) et l'autre par l'exploitation de son être (le petit garçon au présent), mais au prix d'un triste sacrifice. Le film a une tenue formelle et thématique étonnamment cohérente au vu de sa confection complexe, et s'avère une fresque aussi émouvante que poignante.Sorti en dvd hongkongais chez Fortune Star
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire