Le succès public et critique de Le Pont de la rivière Kwaï (1957) amorce l’ère du gigantisme, de la fresque historique et romanesque pour tous les films à venir de David Lean. Lawrence d’Arabie, portrait à la fois épique et intimiste de T.E. Lawrence, confirme ce virage et demeure le film le plus célébré du réalisateur. T. E. Lawrence passa à la postérité pour ses hauts faits durant la grande révolte arabe de 1916-1918 où, agent de liaison britannique, il se lia aux différentes tribus et adopta leurs mœurs tout en étant partie prenante stratégique et sur le front des différentes batailles contre l’empire Ottoman turc. Devenu une véritable figure médiatique grâce aux reportages hagiographiques que lui consacrèrent les journalistes américains, Lawrence rédigea (d’abord sous une forme abrégée, une plus complète étant destinée à sortir 50 ans après sa mort) ses exploits et sa pensée dans Les Sept Piliers de la sagesse, grand succès littéraire à sa sortie.
Le cinéma s’intéresse très tôt à son destin, et ce du vivant même de Lawrence puisque le producteur Alexandre Korda (dans sa démarche de produire des fictions autour des grandes figures et exploits britanniques) le sollicite en vue de produire une biographie lui étant dédiée, mais se heurte au refus de l’intéressé. Korda tente de relancer le projet après la mort de Lawrence (en 1935), mais sera cette fois bloqué par le contexte politique puisqu’à la fin des années 30 la Turquie est un possible allié des Anglais pour la Deuxième Guerre Mondiale et rend donc difficile l’évocation nécessaire de l’empire Ottoman. Il faudra la fin des années 50 et un partenariat entre le producteur Sam Spiegel et le studio Columbia pour que le projet aboutisse, le ticket gagnant de Le Pont de la rivière Kwaï étant reconstitué lorsqu’ils convaincront David Lean d’accepter le projet. Ce dernier a désormais l’expérience d’un tournage rugueux et à grande logistique, ainsi que la vision pour porter le projet au plus haut niveau artistique. L’introduction sur la mort accidentelle de Lawrence (Peter O'Toole) puis les témoignages contrastés au sortir de son enterrement sèment le trouble sur sa personnalité. Végétant dans des besognes fastidieuses au Caire, il nous apparaît comme un excentrique s’insérant difficilement dans la discipline de l’armée. Sa connaissance du monde arabe va cependant lui permettre d’obtenir une mission « d’observation » qui lui servira de marchepied pour nourrir son tempérament rêveur. David Lean endosse pleinement dans la première partie tout le registre épique et mythologique visant à magnifier le geste de Lawrence. La célèbre transition passant de l’extinction du feu d’une allumette au lever du soleil au cœur du désert nous fait basculer de la réalité terne à un monde fantasmé et de tous les possibles. Le thème de Maurice Jarre éclate dans toute sa splendeur et les visions se font grandioses, avec ce plan d’ensemble où les silhouettes de Lawrence et son guide avancent à dos de dromadaire dans un panorama monumental. La rencontre avec les alliés relève presque du conte dans la sidération ressentie par les idées formelles de Lean (Cherif (Omar Sharif) surgissant lentement du fin fond de l’horizon désertique), ou du pur récit picaresque par la caractérisation pittoresque et attachante de Aouda Abou Tayi (Anthony Quinn à l’interprétation fantasque). La figure de Lawrence dessine progressivement les contours du héros, de l’élu et du prophète apte à concentrer les intérêts de chaque camp et à rassembler sur son nom les plus démunis à qui il offre un glorieux idéal. David Lean passe tout d’abord par la pure « anglicité » du personnage, dépourvu cependant d’esprit colonial. Lorsqu’il décide de trouver seul son chemin dans le désert après le meurtre de son guide, il fait confiance à ses aptitudes d’occidental symbolisées par sa boussole, et c’est en entonnant un chant paillard anglais renvoyé par l’écho d’un canyon qu’il retrouve les troupes en déroute du prince Fayçal ibn Hussein (Alec Guinness). C’est une méditation solitaire puis une épiphanie quasi religieuse dans le désert qui lui donne l’idée de l’attaque du port stratégique d’Aqaba. Même traitée en partie sous forme d’humour, le fait que les deux petites frappes Farraj (Michel Ray) et Daoud (John Dimech) renoncent à le dépouiller dans ce moment puis décident de le suivre participe à cette édification du mythe. Les dialogues confèrent ensuite à notre héros la ruse d’un Ulysse pour convaincre le cynique Aouda, et l’aura conjuguée du prophète et du messie conscient de sa destinée lorsqu’il retournera seul sauver un compagnon dans le désert. Tout cela contribue à le transformer dans l’habit, le port et l’impact sur autrui en Lawrence d’Arabie, être prescient et presque divin apte à rassembler sous son seul nom.La bascule se fait notamment par l’adoption de l’habit des bédouins. Dans la réalité l’intérêt de Lawrence pour le monde arabe lui fit avant même sa carrière militaire (il eut entre autres une carrière d’archéologue) connaître et adopter les mœurs du monde arabe, ce qui sera un atout au moment de ses exploits. Mais la construction subtile et évocatrice de Lean nous fait ressentir cela sans appuyer, et porte en germe tout ce qui perdra par la suite Lawrence. Peter O'Toole n’interprète pas du tout son personnage sur un registre imposant et viril, mais plutôt dans une incarnation habitée et mystique, accentuée par le contraste de son physique caucasien (cette blondeur et ces yeux bleus si frappants) et la présence immaculée de son habit blanc de bédouin. Il y a un narcissisme latent ressenti dans certaines situations et dialogues, comme lorsqu’il se compare à Moïse avant de traverser le Sinaï. Il y a une indéniable dimension gay dans la préciosité du jeu de Peter O’Toole, ce penchant refoulé se conjuguant à sa grandeur naissante et y jetant le trouble. Cela se ressent notamment à travers le personnage de Cherif, violemment hostile tout d’abord puis empreint d’une admiration, d’une amitié et peut-être plus souligné dans des situations ambiguës et la sensibilité du jeu d’Omar Sharif (qui préfigure son incarnation magnifique du Docteur Jivago (1965).En prenant au pied de la lettre l’idolâtrie dont il fait l’objet, Lawrence laisse de plus en plus visible cette part de refoulé. David Lean met habilement en parallèle ces deux facettes. Aux sautillements de ballerine sur le toit d’un train qu’il vient d’attaquer succède pour Lawrence le regard de défi envers un homme échouant à l’assassiner d’un coup de revolver. Notre héros se trouve exposé par ce possible penchant de plus en plus visible et son sentiment de toute puissance, ce qui le conduira à tomber enfin lorsqu’il sera emprisonné et subira les sévices des Turques dans une pure séquence masochiste. La seconde partie offre ainsi une lente déconstruction de toute la légende construite au départ. Lawrence est rattrapé par sa propre humanité, la peur et sa conscience d’être un homme ordinaire. C’est en s’extrayant des enjeux géopolitiques qu’il a construit son mythe et convaincu les foules, c’est en laissant le contexte et les décideurs reprendre leurs droits qu’il redescend de son piédestal. Les frères d’armes bédouins ne le suivent que quand leur intérêt matériel est en jeu, les politiques arabes comme anglaise se retirent une fois que Lawrence à avancé pour eux leur pion, et les suiveurs les plus fidèles décèdent de façon tragique dans un douloureux retour à la réalité. La beauté du geste glorieux laisse place à la sanglante et sans panache prise de Damas. Dans les années qui suivirent ses exploits, Lawrence n’eut de cesse que d’enterrer son mythe, endossant des pseudos (J.H. Ross, Shaw) lors d’autres missions assignées par l’armée, et s’engageant dans des domaines très éloignés de ses compétences connues (le sauvetage aérien par exemple) comme pour fuir l’alter-ego écrasant qu’il s’était façonné. David Lean sème quelques pistes tout au long du film (le couple illégitime de ses parents faisant de son nom un poids, cette possible homosexualité refoulée) sans jamais rien affirmer et rend par ce choix Lawrence d’autant plus fascinant et opaque. Il fallait bien près de quatre heures pour capturer tous les pans de la personnalité de cet homme insaisissable, David Lean offrant là une fresque dont le souffle s’avère toujours aussi puissant, dans son film le plus admiré.Sorti en bluray français chez Sony
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