Sur ces problématiques LGBT, il y a une part d’intime et d’universel pour Araki, rattaché au contexte particulier des Etats-Unis durant les années 80 et 90. Dans une société majoritairement homophobe, la communauté gay se place à la marge sociale et culturelle, rattachée à certains clichés qu’elle contribue parfois aussi à démocratiser et dont Araki se déleste grandement dans ses films – les attitudes et adjectifs féminins associés aux hommes gays. Les homosexuels sont les grands sacrifiés des premières années de propagation de l’épidémie du sida (avant que le gouvernement Reagan se décide enfin à légiférer tardivement en 1987), la maladie leur étant directement associée avant que les hétérosexuels constituent un pan important des contaminés. Il y a donc un nihilisme, une absence de perspectives et une noirceur particulièrement prononcée dans les premiers essais de Greg Araki, allant des très obscurs Three Bewildered People in the Night (1987), The Long Weekend (O'Despair) (1989) à The Living End (1992). Ce désespoir se rattache à la condition gay, à la colère qui anime Araki sur le monde qui l’entoure, mais est aussi symptomatique du dépit plus général de la jeunesse d’alors, la Génération X et toute la culture émergente qui l’entoure – la musique grunge et le groupe Nirvana par exemple.
Fabien Demangeot ne s’attarde pas particulièrement – Araki ne semblant de toute façon pas très disert sur ce sujet en interview – sur la biographie du réalisateur hormis son parcours scolaire et ses études de cinéma. L’auteur sème tout de même quelques pistes (le paradoxe de ce réalisateur nippo-américain ne filmant jamais de protagonistes asiatiques) qui permettent d’aborder l’étonnante dualité des films d’Araki à partir du moment où il va initier sa fameuse trilogie de l’apocalypse : Totally F***ed Up (1993), The Doom Generation (1995) et Nowhere (1997). La forme aride des premiers films se fait désormais plus colorée, stylisée et en adéquation avec son temps, notamment toute l’esthétique MTV. Fabien Demangeot souligne les influences d’Araki, allant de l’âge d’or hollywoodien (Vincente Minnelli, Douglas Sirk chez lesquels percent des éléments camps) aux expérimentations de la Nouvelle Vague, sans oublier de grands auteurs européens comme Rainer Werner Fassbinder lui aussi à mi-chemin entre classicisme et dimension queer. Araki dissémine dans nombre de ses films des éléments référentiels au détour de situations, dialogues, expérimentations formelles (les fulgurances façon Kenneth Anger de Scorpio Rising (1964) vues dans The Doom Generation et Nowhere) et même certaines intrigues en forme de remake comme Splendor (1999) offrant une sorte de relecture du Sérénade à trois d’Ernst Lubitsch (1933).
L’auteur démontre ainsi la façon dont Araki reprend et perverti les codes esthétiques de son temps, en y maintenant un classicisme narratif tout travaillant un excès et une outrance animé des angoisses existentielles d’alors. Le cadre, les intrigues et une grande part des castings (Shannen Doherty, Christina Applegate, Ryan Philippe…) s’inspirent de tous les teens dramas triomphant alors à la télévision (la série Beverly Hills en tête), mais dans lesquels les protagonistes gays sont absents. Araki dynamite donc une imagerie familière de l’Amérique, encapsulée dans une outrance pop art, sublimée par des protagonistes à la beauté irréelle, mais où s’insèrent la dimension gay dans une volonté hédoniste et nihiliste. Le plaisir et la jouissance doivent être immédiats pour les éphèbes dont le temps est compté, le spectre de l’apocalypse imminente planant sur eux. Le discours nihiliste et/ou la quête désespérée d’amour des personnages d’Araki les condamne à une jeunesse éternelle, les périls bien réels (violences homophobes, épidémie du sida) métaphorisés par des menaces extravagantes (invasion extraterrestre) ne les destinant pas à vieillir – ou alors dans une certaine déchéance comme l’acteur James Duvall héros de la trilogie et représentant cette grâce perdue dans ses autres rôles chez Araki.
Fabien Demangeot observe la mue de Gregg Araki dans les années 2000, dont la forme et les provocations s’apaisent sans dénaturer ses thématiques. L’invention et la subtilité du mélodrame Mysterious Skin (2004) constituent un sommet de sa filmographie, l’ouverture des schémas sexuels et sentimentaux dépassent le strict cadre homosexuel dans Splendor tandis que Smiley Face (2007) est une hilarante incursion dans le burlesque. Cela entre en corrélation avec le moment où les codes LGBT imprègnent désormais plus explicitement la pop culture, et ne nécessitant plus l’approche rageuse d’antan. Kaboom (2010) apparaît ainsi comme une superbe synthèse, tandis que White Bird (2014), dernier long-métrage d’Araki à ce jour est même une sorte de réconciliation générationnelle, post-mortem certes. L’auteur souligne le revers de la médaille pour un Araki ayant de plus en plus de mal à financer ses films, la récupération mercantile d’une esthétique qu’il a contribué à créer. La marge qu’il défendait n’en est plus tout à fait une, les situations osées d’autrefois sont devenues le commun (même si aseptisées) de la moindre série adolescente Netflix (l’auteur cite 13 Reason Why dont Araki a même réalisé quelques épisodes) et Araki est devenu une sorte de trademark se recyclant dans des spots publicitaires ou cachetonnant dans des fictions qu’il a inspirées superficiellement (en plus de 13 Reason Why, l’auteur évoque également Riverdale). Néanmoins Demangeot met en lumière aussi l’héritage positif, de séries novatrices comme Euphoria à l’émergence d’auteurs comme Xavier Dolan, largement redevables à Gregg Araki. Un ouvrage très intéressant donc, riche de plusieurs citations d’études universitaires parfaitement intégrées à l’analyse, et très didactique pour le néophyte sur tout le champs lexical et codes inhérents à la culture queer.
Publié aux éditions Playlist Society
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