Etudiant en médecine
formé aux méthodes hollandaises et promis à un poste à la cour, le jeune
Yasumoto se retrouve dans un dispensaire pour ce qu’il croit être une simple
visite. C’est pourtant là qu’il poursuivra sa formation, guidé par Barberousse,
un médecin idéaliste luttant contre la misère et l’ignorance.
Barberousse est un
film pensé par Akira Kurosawa comme une œuvre somme de sa vision du monde. Le
film constitue son ultime incursion dans le jidai-geki avant longtemps (avec Kagemusha quinze ans plus tard), et
marque la fin d’un cycle avec un dernier projet pharaonique pour la Toho et la
fin de sa collaboration avec Toshiro Mifune. Barberousse s’inscrit dans un cycle de la misère initié par L’Ange ivre (1948), Les Bas-fonds (1957) et qui se poursuivra avec Dode’s Kaden (1970). Kurosawa adapte pour la seconde fois (après Sanjuro (1962)) Shūgorō Yamamoto avec
son roman Akahige shinryotan paru en 1958. Le récit évoque donc le quotidien d’un
vrai dispensaire pour pauvre ayant existé durant l’ère Edo. Des moyens pharaonique,
un tournage de près de deux ans et une reconstitution historique maniaque de
Kurosawa (reproduction à l’identique du dispensaire, de l’agencement de ses
pièces et du rangement de ses médicaments, construction d’un quartier entier de
la ville) seront paradoxalement au service d’un film profondément intimiste. On
suivra le cheminement du jeune médecin Yasumoto (Yūzō Kayama) au contact de l’expérimenté
Barberousse (Toshiro Mifune).
Le propos de Kurosawa n’est pas de nous apprendre à voir la
pauvreté, mais de voir les destinées tragiques et les être qui s’illustrent
sous le vernis misérable. La scène d’ouverture où Yasumoto visite contraint le
dispensaire est parfaitement à propos, le personnage ne voyant que crasse,
odeurs nauséabondes et conditions insalubres plutôt que ceux qui les subissent.
Tout le parcours initiatique de Yasumoto consistera à surmonter ses propres fêlures
(une ambition contrariée et une déception amoureuse) pour la mettre au service
des pauvres dont la douleur finira enfin par éveiller son empathie humaine, et
donc sa vocation de médecin. Kurosawa expose le personnage sacrificiel de
Sahachi (Tsutomu Yamazaki), mourant au service des autres justement pour
dépasser la tragédie de son existence qui se révèlera en flashback. L’expression
de ces maux passe par les mots et se ressentent à travers le regard changeant
de Yasumoto.
La misère se raconte par ceux qui la vivent et Kurosawa orchestre
tour à tour un flashback crépusculaire narré en voix-off par Sahachi, le
silence étouffé d’un vieillard mourant et le récit bouleversant de sa fille.
Kurosawa alterne le mélodrame ample et marqué par le destin pour le flashback
(le tremblement de terre qui scelle le bonheur du couple), le cauchemar
claustrophobe pour le dernier râle du vieillard et une mise en scène très
étudiée alterne gros plan et plan d’ensemble pour les confessions de la fille.
Ainsi s’affirme l’expression d’une misère dont la nature dépasse la simple
dégradation physique ou le manque d’hygiène, et la mise en scène appuie
constamment le regard de plus en plus impliqué de Yasumoto. Ce n’est donc qu’au
bout d’une heure et demie que le disciple semble prêt à apprendre du maître
(Kurosawa contrairement à L’Ange ivre
endosse d’ailleurs le regard du disciple plutôt que le mentor) et endosse l’uniforme
du dispensaire.
Barberousse est un passeur, un pivot et un idéal de dévotion
suscitant l’admiration de Yasumoto. Ce personnage trop parfait sera la source
de la rupture entre Kurosawa et Mifune en plus de bisbille financières puisque
Mifune endetté ne peut rien tourner d’autre sur le tournage marathon et ne
pouvant raser sa barbe. Le scénario a beau conférer à Barberousse quelques
failles et actes répréhensibles (toujours pour la bonne cause malgré tout), l’interprétation
bougonne mais toujours stoïque de l’acteur en fait une figure héroïque inaccessible.
Cela donne cependant quelques moments jubilatoire quand Mifune nous rappelle
son passif martial quand il corrigera une dizaine de voyous pour extirper une
fillette d’une maison close. La tirade qui précède la mémorable raclée (Je suis docteur. Je ne vais pas vous tuer.
Mais je risque de briser quelques os.) nous ramène à la truculence de
Sanjuro tandis que la séquence magnifie la puissance de Mifune par la caméra en
mouvement et le bruitage décuplé des os brisés. La bonté innée de Barberousse
lui confère une hauteur moins immédiatement touchante que les autres
protagonistes même si le charisme de Toshiro Mifune en fait une de ses interprétations
les plus mémorables. L’émotion naîtra toujours de cette transformation des
fêlures en énergie à consacrer aux autres, notamment celui de la jeune Otoyo (Terumi
Niki) arrachée aux maltraitances d’une mère maquerelle.
La fillette est tout d’abord
un mur que Barberousse et Yasumoto amadouent avec patience et à nouveau son
éveil nait de cette alternance entre ampleur et intimisme de Kurosawa. L’intime
naît d’une belle idée formelle (le regard d’Otoyo brillant dans l’obscurité comme
une humanité retrouvée), du quotidien et de la proximité (le montage jouant du
contact visuel craintif puis complice) quand elle sera au chevet de Yasumoto
malade. Cette conscience se mettra à son tour au service du monde qui l’entoure
et Kurosawa endosse la pauvreté au-delà des murs du dispensaire quand Otoyo se
liera d’amitié avec le garçonnet pauvre Petit rat. Cette bienveillance
contagieuse concerne l’ensemble des personnages secondaires pour des instants
très attachants (les servantes remplissant pudiquement l’assiette d’Otoyo car
sachant que les restes iront à son ami) et s’incarne dans ce cri final dans le
puits, une supplique à l’univers pour moins de souffrance dans ce monde. Akira
Kurosawa signe tout simplement là un chef d’œuvre d’humanisme.
Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Wild Side