Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 31 décembre 2015

Le Locataire - Roman Polanski (1976)

Trelkovsky, un homme timide et réservé, visite un appartement vacant pour le louer. Lors de la visite, la concierge lui apprend que Simone Choule, l'ancienne locataire, a voulu se suicider sans raison apparente, en se jetant de la fenêtre de l'appartement. Après le décès de l'ancienne locataire, il emménage. Les divers habitants tiennent particulièrement au calme et à la respectabilité de l'immeuble. Il devient peu à peu paranoïaque, et se met à imaginer que tous ses voisins le poussent au suicide.

La paranoïa, l’isolation et le complot sont des thèmes qui courent tout au long de la filmographie de Roman Polanski mais qui se concentrent plus précisément dans la trilogie que constitue Répulsion (1965), Rosemary’s Baby (1968) et donc Le Locataire. Chacun de ces films montrera un personnage perdre pied avec le réel, sombrant dans la folie au sein du cadre confiné d’un appartement. Les trois films ne sont cependant pas une simple variation sur le même thème mais possèdent chacun leur identité propre. C’est le motif de l’inhibition sexuelle qui guide la schizophrénie avérée et meurtrière de Catherine Deneuve dans Répulsion, son oppressant huis-clos se déroulant dans un Londres de cauchemar. Ce sont à nouveaux les angoisses féminines cette fois liées à la grossesse qui tourmenteront Mia Farrow dans Rosemary’s Baby, avec cette fois une possible ambiguïté entre le fantastique (l’héroïne portant peut-être l’enfant du Diable) et la vraie folie dans le New York bariolé des 60’s. 

Polanski adapte là le roman Le Locataire chimérique de Roland Topor, projet longtemps caressé et que le succès de Chinatown (1974) permettra avec un budget confortable alloué par la Paramount. La différence fondamentale avec le roman sera l’ambiguïté qu’instaure à nouveau Polanski au récit quand Topor choisit ouvertement la thèse du complot quant aux tourments de son héros Trelkovsky. Emménageant dans un appartement dont l’ancienne locataire, Simone Choule, s’est défenestrée, Trelkovsky voit lentement sa santé mentale vaciller. La possible machination dont est peut être victime le héros ne repose sur aucun motif (fut-il surnaturel comme Rosemary’s Baby) tandis que sa réalité se fait de plus en plus hostile. Polanski exprime à travers Trelkovsky des peurs très personnelles. 

Les réminiscences de son enfance atroce dans un ghetto de Varsovie où guette la peur de la déportation exprime le rapport craintif de ses personnages à leur environnement. Ce sentiment d’être l’étranger, de ne pas être à sa place et de se le faire rappeler à la moindre incartade, Polanski (né à Paris de parent polonais mais naturalisé français) le ressentit également lorsqu’il habitait Paris avant la notoriété. Le réalisateur conjugue ses deux angoisses tout au long du film, d’abord exprimées par la nature intimidante et les menaces de ses interlocuteurs (le propriétaire incarné par Melvyn Douglas, les voisins récalcitrants au moindre bruit) ne manquant jamais, après avoir entendu son nom, de lui rappeler qu’il n’est pas français. Renvoyé à une certaine insécurité par ce déni de son statut d’individu, Trelkovsky est incapable de se défendre et voit ses peurs se concrétiser en mettant à mal sa santé mentale.

Polanski tout en développant cette thématique développe un malaise progressif qui suggère autant la malveillance extérieure que la folie avérée de Trelkovsky. L’atmosphère de dénonciation et d’harcèlement se dessine ainsi par le rationnel (les pétitions contre une voisine supposée bruyante) et l’imaginaire de plus en plus perturbé de Trelkovsky, apercevant ses voisins le guetter depuis l’immeuble d’en face, osant à peine respirer chez lui face aux accusations de bruit nocturnes et des coups aux plafonds.  

Polanski exprime l’isolement du personnage en retrouvant la veine claustrophobe de Répulsion, l’étrangeté de Rosemary’s Baby à travers les visions oniriques des intérieurs (la spirale mentale que déploient les escaliers) et de la façade de l’immeuble (première utilisation de la grue Louma qui arpente d'un regard incertain cette façade) mais aussi la description d’un Paris sinistre perdant la silhouette de Trelkovsky dans sa désolation grisâtre - sans parler du score glaçant de Philippe Sarde. La fuite en avant du personnage se manifestera par la perte de son identité, le faisant confondre ses peurs avec celles de la disparue Simone Choule. Le scénario sème habilement les indices qui aboutiront au travestissement (une robe retrouvée dans une armoire, Melvyn Douglas suggérant de mettre des chaussons après 22h pour faire moins de bruit et des chaussons féminins que l’on repère plus tard dans l’appartement, les voisins et les commerçant qui lui attribuent les même habitude) progressif de Trelkovsky. 

La perte d’identité est donc aussi sexuelle, le manque de confiance en lui plus qu’une homosexualité latente guidant sa transformation. Le personnage de Stella (Isabelle Adjani) réellement attirée par lui pourrait lui rendre ces atours fragiles mais elle est rattachée au cercle de celle dont il cherche à se dérober, la morte mais omniprésente Simone Choule. Roman Polanski, le phrasé hésitant, l’allure voutée et le regard perdu excelle à exprimer la déliquescence de Trelkovsky. 

Le seul moyen de regagner ce qu’on cherche à lui arracher sera l’autodestruction (Je ne suis pas Simone Choule !) avec une conclusion brutale et cauchemardesque. Pourtant la redite suicidaire de l’échappatoire de Trelkovsky nous prépare à un final implacable en forme de boucle infernale qui hante longtemps après la vision. Un des sommets de Polanski (qui n’ira plus jamais aussi loin dans le malaise filmique) pourtant accueilli fraîchement à sa sortie mais qui gagnera ses galons de classiques de l’angoisse au fil des ans. 

Sortie en dvd zone 2 français chez Paramount 

 

mardi 29 décembre 2015

La Jeunesse de la bête - Yajū no seishun, Seijun Suzuki (1963)

Pour s'introduire au sein de l'organisation criminelle responsable de la mort d'un collègue, le détective Tajima adopte une conduite de brute épaisse et monte les gangsters les uns contre les autres.

Seijun Suzuki aura le temps d’une remarquable série de film se sortir des différentes contraintes au sein du studio Nikkatsu (sujet limité et scénario imposés dans des genres codifié comme le yakuza-eiga, budget minuscule et tournage n’excédant pas les trois semaines) pour profiter des libertés accordées aux metteur en scènes tant que ces conditions étaient respectées. Détective Bureau 2-3 (1963) avait été une des œuvres permettant à Suzuki d’imposer sa marque. Il y abordait le genre du yakuza-eiga (film de yakuza) dans une intrigue archétypale mais qu’il détournait en brisant la dimension chevaleresque habituellement associée aux yakuzas dans ces films (pour en faire des brutes épaisses assoiffées de violence) et surtout en l’éclaboussant de son esthétique pop et ses expérimentations filmiques. 

La Jeunesse de la bête sort à peine trois mois après Détective Bureau 2-3, et s’affirme comme une sorte de variation sur le même thème avec un même postulat où l’imprévisible Jô Shishido s’infiltre dans un clan yakuza pour y semer la discorde. Alors que dans Détective Bureau 2-3 Joe Shishido incarnait un être flamboyant, élégant et indestructible n’agissant que pour le panache, il en va tout autrement ici. Le héros a ici un motif personnel, cherchant à venger un ancien collègue policier dont l’assassinat a été maquillé en suicide. Seijun Suzuki semble au départ auréoler Shishido de la même aura irrésistible que dans le film précédent à travers les coups d’éclats qu’il réalise pour attirer puis intégrer les clans yakuzas. 

Pour ce faire il déploie une véritable maestria visuelle où le décor studio constitue un véritable outil pour pousser les situations à leur paroxysme dans sa mise en scène. On pense à cette confrontation dans le restaurant où un mouvement de caméra passe d’une vue en contre-plongée à travers un sol de verre pour le suivre ensuite en compagnie de deux sbires faire face aux pontes de l’organisation. Auparavant on aura apprécié dans le même décor la stylisation de ce mur de plexiglass insonorisant la salle de restaurant et celle de réunion des malfrats. 

Suzuki semble vouloir établir une vraie distance entre le monde réel et celui des yakuzas, que ce soit l’image plongée dans l’obscurité quand Shishido va à leur rencontre ou bien sûr l’ouverture en noir et blanc (si ce n’est deux fleur coloré dans un effet d’une grande poésie) quand on découvre le cadavre du policier. Le panache du héros est progressivement mis à mal, tout le côté classieux et omniscient du précédent film s’estompant. Jouant un double jeu à la façon du Yojimbo (1961) d’Akira Kurosawa, sa couverture est plus d’une fois mis à mal. Cela s’incarne dans le récit au fil de la découverte de son passé, comme si en s’humanisant il en devenait plus vulnérable au contraire de Détective 2-3. Dès lors les effets tapageurs de Suzuki serviront à illustrer son chemin de croix plutôt que son triomphe, tel ce passage à tabac dans une pièce plongée dans la pénombre si ce n’est un éclairage bariolé l’isolant au centre de cet espace. 

Cette outrance picturale servira au sens large à mettre en avant la nature veule et le climat délétère des clans yakuzas (largement ridiculisés tel ces collant au visages leur donnant un aspect grotesque ou l'amour aussi inattendu que grotesque d'un sbires pour une jeune femme à la fin) avec des idées folles comme ce chef battant sa femme avant de l’étreindre dans un extérieur studio imbibé d’un filtre jaune qu’on croirait échappé du Magicien d’Oz. Autre moment fou, une confrontation dans décor où est projeté un film en arrière-plan (un des films de Suzuki semble-t-il) et dont le déroulement influe sur la péripétie en cours avec un coup de feu dont on ne saisit plus la source. Cet art de placer un élément qui confère une étrangeté inattendue à la scène se retrouve également avec ses petits avions suspendu dans un appartement avant une fusillade brutale.

Il ne s’agit plus y de simplement déconstruire le yakuza-eiga mais aussi le surhomme machiste entrevu précédemment. Cela n’a rien de gratuit mais nous prépare au contraire à une révélation finale qui démontrera combien il a été balloté et dans l’erreur tout au long du récit. Le héros hard-boiled surdimensionné y est définitivement désarçonné et alors qu’on le quittait détaché et triomphant dans Détective Bureau 2-3, c’est le visage défait par les épreuves et baignant dans l’ombre que l’aventure s’achève. Toutes ces approches trouveraient leurs apogée (mais aussi la fin de l’indulgence de la Nikkatsu) quatre ans plus tard dans La Marque du tueur (1967) le chef d’œuvre de Suzuki. 

 Sorti en dvd zone 2 et bluray chez Elephant Films

lundi 28 décembre 2015

The Maggie - Alexander Mackendrick (1954)

The Maggie est un vieux bateau à vapeur tout juste bon pour la casse, dirigé par le Capitaine MacTaggart, un Ecossais endurci et (r)usé. Alors qu'il peine à honorer ses dettes et ses créances, MacTaggart entend parler d'un riche américain, Marshall, qui cherche un cargo pour acheminer une cargaison de valeur, et parvient à se faire passer pour l'homme de la situation. Très vite, Marshall se rend compte qu'il a été trompé sur la marchandise et tente de remettre la main sur ses biens. Mais le capitaine et son tas de ferraille sont plus coriaces qu'ils n'y paraissent.

The Maggie constitue pour Alexander Mackendrick un retour au cadre écossais de son merveilleux premier film, Whisky à gogo (1949). Mackendrick retrouve le ton caustique de ce galop d’essai tout en en prolongeant la thématique d’insoumission typique du Studio Ealing. La Ealing s’est en effet spécialisée dans les postulats de rébellion d’un petit groupe de personnages face à une figure tentaculaire d’autorité. Ce seront les insulaires écossais trafiquants d’alcool de Whisky à gogo, les chansonniers à boire de Champagne Charlie (1944), les locaux du quartier dans Passeport pour Pimplico et les villageois cherchant à préserver leur ligne de train dans Tortillard pourTitfield (1953). Sous la férule de T. E. B. Clarke, emblématique scénariste d’Ealing, cette opposition se fait souvent face un Etat symbolisant un monde moderne cherchant à souiller les valeurs anglaises, qu’elles soient culturelles ou sociales. Avec le très politisé et virulent Alexander Mackendrick, ce thème prend un tour nettement plus grinçant notamment le génial L’Homme au complet blanc (1951), brillante dénonciation du capitalisme où Alec Guinness joue un inventeur traqué par les pontes de l’industrie du textile après avoir inventé le tissu insalissable. Mackendrick a d’ailleurs l’art de dénoncer sans être manichéen tout en étant d’une vraie tendresse avec ses personnages comme The Maggie en fera de nouveau la preuve.

Le début pose un antagonisme typique d’Ealing. Le Capitaine MacTaggart (Alex Mackenzie) est le dernier dinosaure de l’activité portuaire locale dominée par les grandes compagnies, toujours à la barre de son vieux bateau à vapeur The Maggie. La fin semble proche cependant quand l’état d’usure lamentable du bateau lui interdit la navigation et qu’il n’a pas les moyens de le réparer. La solution s’impose avec Marshall (Paul Douglas), un riche américain dans l’urgence dont il se propose d’acheminer la cargaison sans bien sûr lui faire part de sa situation. Dès que l’américain découvrira la supercherie, une poursuite tordante puis une hilarante cohabitation s’ensuivra pour un vrai choc des cultures. Pusey (Hubert Gregg), secrétaire de Marshall et pure figure de snobisme anglais sera le plus ridiculisé dans quelques savoureuses séquences (l’entourloupe initiale, l’accusation de braconnage) alors que le regard se fait plus subtile concernant l’antagonisme entre l’américain et le Capitaine. 

La nonchalance et la roublardise du Capitaine fait merveille face au tempérament colérique mais tenace de l’homme d’affaire pressé. Mackendrick illustre cela par un hilarant jeu de dupe (repérant Marshall qui le suit en avion le Capitaine anticipe les entourloupes que son adversaire l’imagine faire pour garder le trajet le plus simple) et quelques gags à la montée en puissance grandiose comme cet effondrement de ponton. D’autres fois ce sera le montage qui exprimera avec drôlerie le rapport de force lorsque Marshall force le Capitaine à une marche vers un village voisin. Déterminé, autoritaire et le pas alerte Marshall avance en laissant au loin le Capitaine mais une ellipse nous montre la fin du trajet où les places s’inversent, le Capitaine goguenard attendant Marshall repu qui avance péniblement – gag réédité pour le trajet de retour. 

Tout cela semble bien schématique mais le capital sympathie n’est pas forcément où on le pense. Tout le génie du Capitaine réside dans cette malice mais il n’en demeure pas moins négligeant pour sa mission et dans l’entretien de son bateau, préférant siroter un chope de bière au pub. A l’inverse Marshall a la compétence (directeur d’une compagnie d’aviation), l’abnégation et la capacité de s’adapter et anticiper tous les coups tordus de ses compagnons. Seulement il lui manque cette bonhomie, cette humanité qu’il gagnera au fil du voyage. Forcé de se dérider le temps d’une fête d’anniversaire d’un centenaire local (là on est en plein dans l’ambiance alcoolisée et insulaire de Whisky à gogo), il est placé face à ses contradictions à travers l’angoisse latente de sa relation avec son épouse absente qui court tout au long du film. 

A vouloir s’enrichir toujours plus n’aurait-il pas manqué l’essentiel ? Sa relation au Capitaine et à son équipage, jusque-là régulé par sa puissance financière qu’il ne cesse de leur rappeler va ainsi évoluer. A l’inverse le Capitaine, aussi sympathique soit-il ne dérogera pas de sa fainéantise, compétences toutes relatives et de son ancrage dans les coutumes locales – que représente aussi l’attachant mais très buté personnage du jeune mousse. Au-delà même de Ealing, on pense au Michael Powell brillant anthropologue dans À l'angle du monde (1937), le magnifique A Canterbury Tale (1944) ou Je sais où je vais (1945) où il dénonçait autant l’arrogance citadine que l’immobilisme de ces communautés isolées tout en plaçant de possibles motifs de rapprochement. 

L’entente sera donc brève ici mais bien réelle (le Capitaine prêt à sacrifier son bateau pour la cargaison et inversement pour Marshall) tout en continuant de faire des étincelles avec un ultime échange achevant l’aventure dans un grand éclat de rire courroucé. Grande comédie portée par un sacré duo.

Ressort en salle en ce moment distribué par Tamasa, une sortie dvd doit suivre plus tard 

Extrait

samedi 26 décembre 2015

Scaramouche - George Sidney (1952)

Fin du 18ème siècle : André Moreau (Stewart Granger), séducteur impénitent, ne se soucie guère de la Révolution qui couve dans les rues parisiennes jusqu’au jour où il découvre que son frère adoptif, Philippe De Valmorin, se cache derrière le pseudonyme de Marcus Brutus. Cet écrivain, signataire de pamphlets révolutionnaires, est recherché par les autorités royales. Moreau décide de le protéger, et s’enfuit avec lui en province. Malgré leurs ruses, les deux hommes sont rattrapés par le marquis De Maynes (Mel Ferrer) et ses hommes de main. De Maynes provoque De Valmorin en duel et le tue. Moreau jure alors qu’il vengera son frère.

Le cinéma d'aventures hollywoodien, et plus particulièrement le film de cape et d'épée, fut marqué de l'empreinte de Rafael Sabatini. Plusieurs adaptation de ses romans marquèrent les sommets du genre avec à chaque fois l'avènement d'un acteur symbole du héros charismatique pour chaque génération. Captain Blood (1935) et L'Aigle des mers (1940) marquent ainsi la domination d'Errol Flynn, et Le Cygne Noir celle de Tyrone Power tandis que Scaramouche achève d'installer Stewart Granger à Hollywood après le succès de Les Mines du roi Salomon (1950). Scaramouche connu une première adaptation muette par Rex Ingram en 1923 dont George Sidney souhaite tirer un remake sous forme de comédie musicale. Problème les comédies musicales fonctionnent mieux en salle en jouant sur l'attente et la connaissance du public, c'est à dire en ayant d'abord une version scénique jouée à Broadway. Monter un spectacle pour en tirer ensuite un film prenant trop de temps, Sidney change d'idée pour en faire un pur film de cape et d'épée, genre où il s'était illustré en donnant la plus belle adaptation à ce jour des Trois Mousquetaires (1948).

Le choix de Gene Kelly en D'Artagnan et les acrobaties allant avec, la tonalité légère et sautillante ainsi que la sophistication esthétique avait amené George Sidney à importer certains codes de la comédie musicale (genre lui étant bien plus familier) dans le film de cape et d'épée. Scaramouche poursuit cette entreprise et la place même au cœur du récit, constant va et vient en théâtralité et réel à la fois dans le visuel et l'attitude des personnages. Tout au long de l'intrigue, le héros André Moreau (Stewart Granger) apparaît comme un être incomplet. Incomplet par ses origines inconnues, ses opinions politiques, ses amours incertaines et finalement son identité hésitante entre le bouffon scénique Scaramouche et André Moreau sérieux, ténébreux et assoiffé de vengeance.

Les évènements guident cette incertitude, nous présentant un jeune homme insouciant rattrapé par la découverte douloureuse de son passé et le contexte politique explosif qui verra l'assassinat de son meilleur ami Philippe de Valmorin (Richard Anderson). Dès lors il ne vivra que pour se venger de l'assassin, l'impitoyable bretteur Noël de Maynes (Mel Ferrer). Le caractère léger d'André n'existe plus désormais que de façon outré sous l'identité de Scaramouche et au contact de la belle et volcanique Léonore tandis que sa nature sincère et profonde s'exprime dans sa quête de vengeance mais aussi ses sentiments coupables pour Aline (Janet Leigh) qu'il pense être sa sœur. Le personnage ne pourra s'accomplir que quand il aura réussi à unir ces différents pans de sa personnalité.

Le ton instauré par George Sidney est ainsi à cette image instable. La comédie la plus débridée rythme la romance vacharde avec une sublime Eleanor Parker dont la rousseur enflamme le technicolor et le tempérament orageux donne des scènes d'amour hésitant toujours entre étreinte et empoignade. Le drame le plus tragique accompagne toujours la douce une Janet Leigh à la blondeur pâle et formidable de vulnérabilité. La question d'espace scénique questionne également la dualité du héros. Bondissant, rigolard et outrancier, il apparait irrésistible dès qu'il enfile le masque de Scaramouche avec une aisance croissante qui se devine au fil des théâtres de plus en plus prestigieux traversés, il y est le moteur et le metteur en scène de son destin.

En redevenant André Moreau le monde réel apparait bien plus incertain et fait de lui un acteur encore impuissant de ce qui lui arrive. George Sidney multiplie les amorces "scéniques" où la composition de plan, le cadrage ou le mouvement de caméra introduit cette théâtralité dans le réel et fait du héros un spectateur (Philippe de Valmorin sauvagement assassiné sous ses yeux) ou une victime des évènements (toutes les scènes d'entraînements introduite par un regard extérieur que ce soit un personnage ou le réalisateur). Trop agité par ses sentiments pour offrir un répondant crédible lors des deux premiers face à face avec Noël de Maynes, il s'avèrera ensuite trop dans la mise en scène dans les défis lancé à son ennemi à l'assemblée (avec là aussi une entrée théâtrale où il tire sa révérence comme un acteur à chaque retour victorieux de duel) ses deux amours lui évitant une dangereuse confrontation.

Tout se résoudra donc lors de l'extraordinaire duel final. Noël de Maynes s'invite cette fois dans ce monde du spectacle, permettant à André de l'affronter fort de ses deux visages qui n'en feront plus qu'un. Il s'élève de la scène vers les loge pour poursuivre son adversaire et tout le déroulement du combat le voit mêler froide détermination et "sens du show" (son costume, ses roulades et saut outrés, son attitude fanfaronne) qui le rende virevoltant et invincible. Dès lors inutile d'achever son ignoble adversaire, il l'a de toute manière vaincu et les spectateurs (du film et du théâtre) en ont eu pour leur argent.

On jubile ainsi à voir l'arrogance aristocratique de Mel Ferrer (formidable) se déliter, le tout au terme d'un long et virtuose morceau de bravoure (chorégraphié par Fred Cavens) clou idéal des autres excellentes scènes de combat qui précèdent. André peut donc non sans un serrement de cœur aller vers qui son amour le guide et le temps d'une dernière scène parfaite fusionne définitivement le grand héros romantique et le bouffon.

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner 

vendredi 25 décembre 2015

Au service secret de Sa Majesté - On Her Majesty's Secret Service, Peter Hunt (1969)

L'agent secret 007 est appelé à la rescousse pour mettre un terme aux malversations d’Ernst Stavro Blofeld, le chef du SPECTRE. Ce dernier tente de mettre au point un virus qui mettrait un terme à toute vie végétale sur la planète. Dans son enquête, James Bond tombe amoureux de Tracy, la fille d’un chef de réseau criminel qui peut lui fournir des informations. Entre un sentiment tout nouveau pour lui et la course poursuite qui s’engage contre le SPECTRE, Bond risque bien de perdre beaucoup plus que sa vie...

Sean Connery las d’être associé au personnage et au sortir du tournage marathon d’On ne vit que deux fois (1967) avait annoncé sa décision de ne plus interpréter le personnage. On y vit la fin obligatoire de la saga mais Cubby Broccoli et Harry Saltzman ne l’entendaient pas de cette oreille, James Bond pouvant survivre à cet emblématique interprète avec un nouvel acteur. La préparation pour l’opus suivant, le maintes fois reporté Au service secret de sa majesté (initialement prévu après Opération Tonnerre (1965) mais retardé à cause de la météo sur les sites montagnards où devaient se dérouler le tournage) est d’ailleurs déjà entamée avec Peter Hunt, monteur de tous les opus précédent qui gagne du galon en passant à la réalisation. La production en plein doute va faire son choix pour un inconnu sans expérience mais doté d’un atout des plus rassurant : il a un air de ressemblance avec Sean Connery. George Lazenby, mannequin australien exilé en Angleterre ne s’y trompe pas avant d’auditionner. Il se rend chez le même tailleur que Connery et fera réajuster à ses mesures un costume oublié là par la production et se rendra chez le coiffeur pour se faire faire la même coiffure. Fort de cette belle allure et après s’être montré particulièrement convaincant lors des essais de scènes d’actions (n’ayant jamais fait de cinéma, il ne retient pas ses coups et casse le nez d’un cascadeur !) il est définitivement choisit malgré son inexpérience car le tournage est imminent. Pour accompagner l’inconnu on installera un casting fort avec Diana Rigg en James Bond Girl, Telly Savalas reprenant le rôle de Blofeld.

Considéré comme le plus abouti, Au service secret de sa majesté fut le premier roman écrit par Ian Fleming après le début de la saga cinématographique. Du coup il y tint compte des caractéristiques de Sean Connery en ajoutant des origines écossaises à Bond et en faisant de nombreux clins d’œil aux films dans son intrigue. On retrouve cela dans l’adaptation, que ce soit furtif (ce balayeur qui sifflote le thème de Goldfinger (1963)) ou plus explicite avec le générique constitué d’images des films précédents ou cette scène où Bond vide son bureau des objets de ses anciennes mission avec la légère ponctuation musicale des thèmes qui y sont associés. Ces autoréférences servent une introspection destinée à revenir à un Bond plus humain et vulnérable que dans ses dernières aventures. Peter Hunt estimant que la trame du roman est suffisamment y restera très fidèle, excluant ce qui faisait l’extravagance des plus récents volets. 

 Les délires SF d’On ne vit que deux fois, les désormais très envahissants gadgets, l’exotisme, tout cela est mis de côté pour une approche plus réaliste tant dans la trame que dans le traitement de Bond héroïque en retrouvant la débrouillardise et la présence physique des premiers films. Le pré-générique donne le ton, avec une introduction du nouveau Bond dans l’esprit de celle de Sean Connery dans Dr No (1962), dissimulant longtemps le visage de Lazenby pour mieux le mythifier en Bond par ses attitudes, les objets (le fusil de Goldfinger dans la boite à gant de l’Aston Martin) qui l’entourent et le faire accepter dans l’action (le sauvetage de Tracy suicidaire et la bagarre avec les hommes de main) encore sous forme de silhouette. Une fois le légendaire My name is Bond, James Bond asséné et le clin d’œil à son glorieux prédécesseur lancé (This never happened to the other fellow), la transition se fait et l’on accepte George Lazenby en tant que nouveau James Bond.

 Lazenby amène des nuances inattendues au personnage. Toute la panoplie de la création de Sean Connery est bien là avec ce mélange de séduction, machisme et de présence physique. Lazenby loin de singer Connery est volontairement un ton en dessous de toutes les caractéristiques bondiennes classiques. Il dégageant une vulnérabilité surprenante, une présence plus humaine, y compris dans les scènes d’actions où tout en donnant bien plus de sa personne que Connery semble finalement avoir plus à se démener pour vaincre que le mâle alpha tout puissant incarné par la star écossaise. Tout Bond qu’il est, l’adrénaline de la mission ne suffit plus, il est inaccompli. C’est l’amour pour Tracy (Diana Rigg) qui constituera le hiatus (l’intermède amoureux où il abandonne pour un temps la traque de Blofeld), l’aide inattendue, la motivation puis le drame de cet épisode. Jeune femme instable et suicidaire, elle va trouver une raison d’être dans l’amour protecteur de Bond tandis que ce dernier voit en elle un ailleurs, une autre manière d’être que le glacial 007. Diana Rigg est sans conteste la plus inoubliable des James Bond Girl, vraie complément et partenaire de James Bond. 

Contrairement aux tentatives récentes qui se sentent obligées de déconstruire le personnage pour le fouiller, Au service secret de sa majesté en conserve l’essence pour mieux la confronter au sentiment amoureux qui gagne l’agent secret. Toujours aussi coureur et désinvolte (voir le savoureux moment où il séduit plusieurs jeunes femmes avenantes de l’institut d’allergie), il n’en sera pas moins dépassé et impuissant, sauvé par l’amour. On peut ainsi comparer la scène où Sean Connery seul et traqué en plein carnaval dans Opération Tonnerre s’en sort avec panache, et ce moment voisin d’Au service secret de sa majesté où la peur et le danger se ressentent bien plus pour Lazenby qui à cours de solution s’assoit sur un banc. Et là surgit telle une apparition céleste Tracy venue chercher son homme et qui va l’aider à s’échapper.  La présence physique bien plus intimidante de Telly Savalas en Blofeld (comparé à Donald Pleasence et de manière générale tous les grands méchants de l’ère Connery) participe également de cette volonté d’illustrer la faillibilité, la mise en difficulté de Bond.

L’intrigue se divise donc clairement en deux parties, l’une calme entremêlant l’enjeu amoureux et la mission puis une seconde synonyme de déluge d’action. Peter Hunt optera ainsi pour Peter Lamont plutôt que les extravagances de Ken Adam au décor, la démesure Bondienne s’exprimant là aussi dans un environnement réaliste, un décor naturel avec cette impressionnante forteresse montagnarde du Piz Gloria. La mise en scène percutante conjuguée au montage dynamique de Peter Hunt avait donné un nouveau souffle au cinéma d’action dans les premiers épisodes. Ces expérimentations de montage sont poussées à leur extrême ici par John Glen lors des scènes de combats presque subliminale (on voit le départ des coups et l'impact, pas le mouvement), chaque émotion traversée par Bond dans l’action bénéficiant d’un traitement psychédélique (les éclairages violets lors des scènes d’hypnose, le réveil d’un Bond prisonnier tout en zoom et dézoom pour traduire sa confusion, l’ambiance très flower power de l’institut), la simplicité n’ayant cours que lors des scènes intimistes avec Tracy. 

Seules les longues poursuites à ski semblent limpides dans leur déroulement, tout en innovant avec ce mélange d’incrustation et de vraies cascades casse-cou (effectuée entre autres par des skieurs olympiques) dont le clou est atteint avec une avalanche apocalyptique et bien réelle en ces heures d’avant le numérique. Les autres morceaux de bravoures à l’inverse déploieront un impressionnant et virtuose chaos (du Paul Greengrass avant l’heure et en bien meilleur), notamment une incursion dans une course de stock-car à l’énergie démentielle qui en remontre à n’importe quel production récente.

Le climax final autorise enfin Bond à retrouver ses atours de surhomme, désormais franc-tireur (première fois dans la saga qu’il se rebelle contre les ordres de sa hiérarchie préférant négocier avec Blofeld) car l’enjeu est de sauver son aimée plutôt que le monde. Le souffle épique de l’assaut final égale celui d’On ne vit que deux fois, à la fois par les dialogues brillants (la joute poétique entre Tracy et Blofeld) et le déchaînement d’action. Lazenby multiplie les poses héroïques grandioses, que ce soit celle où il mitraille des assaillants tout en glissant sur le sol gelé et l’incroyable poursuite finale en bobsleigh. Là encore la conjugaison de talent donne une force prodigieuse à la séquence : la témérité des cascadeurs avec une caméra embarquée trahissant les vitesses vertigineuses, le montage à la fois heurté et ample de John Glen (qui alterne vue resserrée et plan d’ensemble de la piste pour un impact plus fort) et les idées folles ponctuant le long mano à Mano Bond/Blofeld (Bond trainé par le bobsleigh ou voyant sa tête frotter la piste).

Enfin il faut saluer une fois de plus le score de John Barry, un de ses plus mémorables pour la saga. Le compositeur se déleste des tonalités jazzy et/ou exotiques des volets précédents pour faire entrer Bond dans l’ère du rock psyché. Il innove avec une des premières utilisations du synthétiseur qui appuie de ses notes futuristes le thème héroïque On her majesty’s secret service, rend le James Bond Theme plus menaçant par sa réorchestration et dote certains moments de suspense d’un minimalisme magistral (Bond explorant le coffre d’un sbire). A cela s’ajoute toute son instrumentation grandiloquente et agressive mais c’est par la délicatesse de ses thèmes romantiques que Barry touche au sublime avec toutes les variations de la chanson We have all the time in the world qu’interprète avec émotion Louis Armstrong. 

George Lazenby mal conseillé et immature se montrera imbuvable durant le tournage et, persuadé que James Bond est fini (avec l’arrivée du Nouvel Hollywood et ses Easy Riders) annonce avant la sortie du film qu’il ne réinterprètera plus Bond. Une décision déplorable tant au vu de sa carrière (qui ne décollera pas alors qu’il avait signé pour trois Bond), de la gestion promotionnelle pour les producteurs (car semant la confusion chez les spectateurs pour un nouveau Bond qui n’est déjà plus Bond) que de la continuité de la saga. Le dramatique final aurait dû constituer le pré-générique du volet suivant pour un diptyque passionnant. 

Du coup le film sans être un bide loin de là rencontrera tout de même un succès moindre que celui exponentiel des précédents. Exit les innovations et prises de risques avec le suivant Les diamants sont éternels (1971) et le retour au bercail d’un Sean Connery peu concerné. La série ne montera plus aussi haut et ne se montrera désormais plus aussi inventive (même si L’Espion qui m’aimait (1977), Permis de tuer (1988), Casino Royale (2006) ou Skyfall (2012) s’en approcheront) que ce pur diamant noir qu’est Au service secret de sa majesté, le seul chef d’œuvre de James Bond.

Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Sony