Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 30 novembre 2020

A Confucian Confusion - Du li shi dai, Edward Yang (1994)


 Le film se déroule dans la ville de Taipei à l'époque contemporaine. Le film suit un groupe d'hommes et de femmes de milieux aisés confrontés à la vie quotidienne frénétique de la mégalopole.

Edward Yang avait avec Taipei Story (1985) et The Terrorizers (1986) une Taipei en phase de transition, tant sociologiquement que dans son urbanité, entre la tradition de l''héritage chinois et la modernité occidentale et capitaliste. Après saut dans le passé de A Brighter Summer Day (1991), A Confucian Confusion renoue donc avec cette thématique et son cadre contemporain. Le film à travers son récit choral reprend les questionnements intimes et existentiels de Taipei Story et The Terrorizers tout en en changeant les perspectives. La mutation a eu lieu, on oscille plus entre cadre prolétaire et nanti, entre tradition et modernité, tous les personnages que l'on suit évoluent dans les hautes sphères des affaires et de la culture taïwanaise. Du coup le dilemme des personnages ne vient plus d'une hésitation à endosser cette modernité, mais plutôt d'y conserver ou totalement abandonner leur humanité. 

Comme pour endosser le rythme de vie plus alerte de ces jeunes gens pressés, Edward Yang abandonne l'approche austère et le rythme lent de Taipei Story et The Terrorizers, et s'éloigne aussi grandement de la sorte d'état de grâce contemplatif de A Brighter Summer Day. Les dialogues cinglants fusent, le rythme se fait trépidant et surtout les personnages individualistes et caractériels font monter en épingle nombre de situations hautes couleur. On a sentiment de cynisme constant où l'ambition détermine toutes les interactions entre les héros. Les fiançailles de Molly (Ni Suk Kwan) et Akeem (Wang Bosen) ne tiennent qu'au support financier du premier à l'entreprise de la seconde, l'auteur à succès narcissique Birdy (Wang Yeming) vise plus la notoriété que l'art... Les amitiés se font et se défont au rythme de ce que l'on peut obtenir de l'autre (Ming détestant sa belle-mère mais qui la soutient lorsqu'elle proposera un poste intéressant à sa fiancée).

Une certaine émotion finit malgré tout par émerger tant la froideur de chacun semble marquer une profonde solitude. Toute l'inconséquence des personnages repose sur cette détresse enfouie comme Molly séduit, invective ou ignore tous ceux ayant le malheur de croiser sa route au mauvais moment. Edward Yang témoigne aussi de la disparition de l'individu, que ce soit au service des autres pour Qiqi (Chen Shiang-chyi) ou d'une ascète intellectuelle pour l'autre figure d'écrivain mais sans succès. Ils se sont chacun éloignés de la course à la réussite à laquelle tout leur environnement les pousse et vont se rapprocher. On retrouve ce travail sur la lumière et le huis-clos pour illustrer un rapprochement, mais Yang privilégiera toujours le chaos, la confusion et le conflit dès que semble s'amorcer une veine plus sentimentale. Qiqui et l'écrivain se quitte après une séquence grotesque avec un taxi, Molly et Ming s'affrontent après une nuit d'amour (alors que là aussi une très belle scène filmée de loin dans la pénombre d'une ruelle amorce le contact). Cette impossibilité au bonheur, cette impasse semble une interprétation erronée des individus des préceptes de Confucius qui nous laisse sans perspective une fois atteint l'objectif de la réussite matérielle.

Tout dans cette urgence urbaine, cette course à la réussite, interdit le moindre sentiment sincère même si les dernières scènes (cette amitié renouée au petit matin) entrouvrent la porte à autre chose. Ce tumulte constant (Woody Allen n'est pas loin dans les moments les plus drôle) ouvre une nouvelle voie dans l'approche d'Edward Yang mais n'est pas totalement aboutie malgré tout. On s'ennuie parfois et malgré une mise en place limpide où l’on n’est jamais perdu dans la multiplicité des personnages, l'intérêt pour chacun est très inégal. Cela fonctionnera mieux dans le suivant Mahjong (1996) où Yang reprendra cette frénésie urbaine et ces figures désabusées mais du côté des bas-fonds de Taipei dont il dépeindra la transformation aussi, avec un optimisme plus marqué.

Encore inédit en dvd français mais le film se trouve en VO sous-titrée anglais sur youtube pour les curieux

samedi 28 novembre 2020

Petite Fille - Sébastien Lifshitz (2020)

Sasha, né garçon, se vit comme une petite fille depuis l’âge de 3 ans. Le film suit sa vie au quotidien, le questionnement de ses parents, de ses frères et sœur, tout comme le combat incessant que sa famille doit mener pour faire comprendre sa différence. Courageuse et intraitable, Karine, la mère de Sasha, mène une lutte sans relâche portée par un amour inconditionnel pour son enfant.

Sébastien Lifshitz signe un très beau documentaire sur le thème de la dysphorie de genre, soit l’inadéquation entre le sexe de son corps biologique et l’identité sexuelle telle que ressentie par l’individu. Le réalisateur a suivi durant un an la jeune Sasha né garçon mais se sentant fille, ainsi que sa famille dans leur démarche pour « normaliser » le statut de l’enfant dans son contexte quotidien. Cela passe par une acceptation des institutions scolaire d’accueillir Sasha en tant que fille, mais aussi pour l’enfant de vivre son genre au grand jour sans crainte du regard des autres.

Le film navigue donc entre confessions face caméra, démarches administrative et médicales régulière, et une observation très pudique et sensible de Sasha. Hormis une séquence en fin de documentaire, le ressenti de Sasha ne s’expose jamais à nu face à la caméra du réalisateur, mais toujours dans un contexte intime où elle échange avec sa mère ou sa psychologue. Il se noue dans ces moments-là un écrin très intime où se devine la détresse de l’enfant mais aussi sa conviction et détermination quant à son genre. La caméra fixe sur Sasha dont la retenue s’effrite et les yeux s’embuent de larmes au fil de la discussion avec la psychologue est un de ces beaux moments que Lifshitz capture à la dérobée, tout en plaçant l’enfant sous la bienveillance médicale et maternelle. Cette distance importe aussi sur les autres membres de la famille, la fratrie encore jeune qui accepte la nature de fille de Sasha mais doivent parfois en répondre face au monde extérieur. Là encore Lishfitz préfère les filmer dans la banalité de leur quotidien et jeu, n’autorisant l’échange direct qu’avec la sœur aînée adolescente et déjà affirmée (dans sa volonté de protéger Sasha), tandis qu’un frère plus jeune partagera son point de vue dans le cadre du cabinet de la psychologue. 

On sent une bienveillance et la volonté de saisir une vérité tout en respectant profondément ce cocon familial. On devine les innombrables heures de rushes pour parvenir à cet équilibre et le vrai fil rouge repose sur la volonté et compréhension de cette mère prête à tout pour l’épanouissement de son enfant. C’est très touchant dans la culpabilité qu’elle ressent quant à la situation (elle a fortement désiré une fille durant sa grossesse), mais très inspirant dans son acceptation naturelle, tant dans son discours (désignant spontanément Sasha en tant que « elle ») que sa proximité constante avec Sasha. La forme reste très cinématographique avec une belle photo et des moments suspendus ne reposant que sur l’image qui sont tout autant révélateurs. Ainsi si avec l’évolution des mœurs la notion de genre est moins stéréotypée dans l’éducation actuelle, le genre tel qu’on le vit quand il nous est refusé se réfugie dans ces stéréotypes. 

C’est très intéressant de voir la mère dire à Sasha que « les filles portent du bleu aussi » quand celle-ci s’accroche à ce genre qu’on lui refuse en ne voulant porter que du rose, ou en ayant un pull marqué « je suis une fille ». A la fin du film, alors qu’une forme de décloisonnement a en partie eu lieu (Sasha autorisée à aller à l’école en fille) on ressent même une forme de subtile transformation physique. Durant tout le film Sasha a une forme de présence androgyne qui fait que (hormis lorsqu’elle porte une robe) on pourrait autant la prendre pour une fille qu’un garçon, la dernière partie où une partie du problème est réglé efface cette ambiguïté. L’extérieur l’accepte et Sasha épanouit endosse pleinement, même physiquement son genre féminin. Du chemin reste à faire comme le montre quelques anecdotes cruelles mais la mue (dont les tenants plus médicaux sont d’ailleurs très bien expliqués comme la possibilité de bloquer la puberté masculine) est en marche. Captivant et bienveillant de bout en bout.

Disponible gratuitement en replay sur le site d'Arte

jeudi 26 novembre 2020

Steaming - Joseph Losey (1985)


 Les conversations intimes et les problèmes quotidiens d'un groupe de femmes fréquentant régulièrement un bain turc dans un quartier populaire de Londres.

Steaming est le dernier film de Joseph Losey, sorti à titre posthume en 1985. Il s'agit de l'adaptation de la pièce éponyme de Nell Dunn jouée en 1981. Losey conclut sa carrière sur un veine lumineuse étonnante, donnant un pendant positif au motif du huis-clos si oppressant avec lui dans The Servant (1963) ou encore Cérémonie secrète (1968). C'est également la possibilité de poser une forme de regard féministe qui là aussi court dans certaines œuvres précédentes comme Le Messager (1971) ou Une Anglaise romantique (1975). Steaming est une sorte de variation contemporaine du Femmes de George Cukor (1939) dont il reprend le principe d'un casting entièrement féminin. Nous suivons les rencontres quotidiennes d'un groupe de femmes fréquentant régulièrement un bain turc londonien. La scène d'ouverture où une jeune femme s'y replie après avoir été battu et quitté par son homme définit d'emblée le lieu comme refuge et sanctuaire des âmes blessées.

Le film n'a pas de ligne narrative définie (si ce n'est le fil rouge où ses pensionnaires essaieront d'empêcher sa fermeture) et avance au rythme des rencontres entre trois personnages qui représentent chacun une impasse existentielle de la femme. Nancy (Vanessa Redgrave) est une mère de famille issue d'un milieu nanti, fraîchement quitté par son mari, et perdue après avoir consacré voué son existence à son foyer. Sarah (Sarah Miles) quant à elle mène une brillante carrière d'avocate tout en savourant son célibat et sa liberté tandis que Josie (Patti Love) est d'extraction plus modeste et végète entre amours tumultueuses et boulots minables. Le récit enchaîne les saynètes où toutes trois se retrouvent au fil des semaines ou mois et son confient les unes aux autres sur l'état de leur vie. 

Les conversations varient entre leur rapport aux hommes, le sexe abordé crûment, les bienfaits, le poids ou le manque d'un foyer et d'enfants dans leur vie. Joseph Losey évite le piège du théâtre filmé dans la manière spontanée et inventive dont il orchestre chaque retrouvaille. On oscille ainsi entre naturel confondant où la nudité est exposée sans fard (des seconds rôles aux stars comme Vanessa Redgrave ou Sarah Miles qui donne de sa personne en full frontal) où la caméra de Losey se promène avec fluidité des bains au sauna, en passant par des compositions de plans où se devine pleinement l'inspiration picturale impressionniste notamment. Les transitions se font à travers des idées magnifiques également comme ce fond de piscine qui se confond avec un jet d'eau par un habile fondu enchaîné.

 Losey évite de faire de son film un long fleuve tranquille et les différences entre les héroïnes font montre de heurts féroces. Elles s'envient l'une l'autre ce qui lui manque, le confort financier de Nancy pour Josie et la liberté d'être soi-même dans l'autre sens alors que l'insouciance de Sarah est une façade masquant sa profonde solitude. C'est l'occasion du pic émotionnel du film, lorsque Josie prise de haut par Sarah et Nancy pique une colère mémorable (Patti Love est une vraie révélation) où elle crache tout son vécu prolo et douloureux aux deux bourgeoises arrogantes. 

Un aspect intéressant aussi est la dimension intemporelle que confère cet espace des bains turcs au film (si ce n'est la bande-son et la coiffure de Sarah Miles bien marqués 80's) et qui rend les problématiques des héroïnes universelles encore aujourd'hui. Pas le plus grand Losey certes mais un beau point final.

Sorti en dvd zone 2 anglais chez Sony et doté de sous-titres anglais

mercredi 25 novembre 2020

Never Fear - Ida Lupino (1950)

Carol Williams (Sally Forrest) danse en duo avec Guy Richards (Keefe Brasselle), son petit ami et le chorégraphe officieux de leur binôme. Lorsqu’elle contracte la poliomyélite et se voit soumise à un processus en hôpital de rééducation, leur union, tant sur le plan professionnel que sentimental, se trouve violemment remise en question... Par Carol elle-même, qui ne peut pas se voir comme l’amante d’un homme moins incapacité qu'elle. Par Guy, qui ayant perdu sa partenaire envisage d’abandonner la danse pour se reconvertir en agent immobilier.

Never Fear est la seconde réalisation d’Ida Lupino après l’inaugural Not Wanted (1949) qui par un concours de circonstances marqua ses débuts derrière la caméra. Le film réunit le même couple de héros que Not wanted avec Sally Forrest et Keefe Brasselle mais surtout brasse un postulat commun de ses trois premières réalisations. Il s’agira à chaque fois d’une jeune femme traversant une épreuve terrible dont elle devra se relever. C’est une forme de marginalisation sociale pour l’héroïne de Not wanted ou le traumatisme d’un viol pour celle d’Outrage (1950). Ici nous suivons Carol (Sally Forrest) danseuse professionnelle en pleine ascension au côté de son compagnon Guy, et fauchée dans son élan par une crise de polio qui la rendra infirme. 

Si la place de la rééducation et de la description du cadre hospitalier bienveillant est importante dans le récit, c’est véritablement la solidité du couple soumis à cette épreuve qui intéresse Ida Lupino. Tout comme ce sera le cas dans Outrage, Carol ne se sent plus « femme » aux yeux de son fiancé et le rejette plutôt qu’être vu par lui en position de faiblesse. La prévenance de Guy est une blessure supplémentaire où paradoxalement chaque rechute de Carol survient après une de ses visites. Ida Lupino use notamment de la voix-off pour illustrer l’esprit tourmenté de Carol qui s’enfonce dans le désespoir ou accélère en vain sa rééducation. C’est assez conventionnel tant dans la manière dont Carol vit les choses que pour Guy, mais l’interprétation à fleur de peau et l’intensité qu’instaure Lupino à chacune de leur retrouvailles. Le découpage vise constamment à les séparer à l’écran (notamment la sortie en voiture), les rencontres constituant toujours des confrontations o chacun est inaccompli malgré son amour.

Guy renonce un temps à sa carrière de danseur pour Carol pour qui la culpabilité s’ajoute à la honte. La scène où elle s’épanouit dans un bal dansant malgré son fauteuil jusqu’à l’arrivée de Guy est donc un moment clé et douloureux. Malgré l’émotion et le vrai intérêt de l’ensemble, on ne peut malgré tout s’empêcher (comme dans Outrage à nouveau) de ne faire que du couple le pivot du redressement de l’héroïne. 

La dernière partie semble prendre un chemin plus aventureux lorsque Guy semble reprendre son propre destin en main, mais la dernière scène (très belle et touchante au demeurant) parachève ce côté mélo plus conventionnel. Le film est donc au final plus le récit d’une reconstruction de couple que celui de sa figure féminine. D’ailleurs pour échapper à cette étiquette féministe (que le sujet des trois premiers films et son statut rare de femme réalisatrice dans le Hollywood d’alors ravive forcément), Ida Lupino s’essaiera à un autre registre avec le glaçant film noir Le Voyage de la peur (1953). 

En salle (après le confinement !)

mardi 24 novembre 2020

A Brighter Summer Day - Gu ling jie shao nian sha ren shi jian, Edward Yang (1991)

Taïwan, début des années 1960. Le jeune Xiao Si'r entre au lycée aux cours du soir, au grand dam de son père qui espérait que son fils intègre un établissement plus prestigieux. Il se lie d'amitié avec Cat, Airplane et Tiger, avec qui il fait les quatre cents coups. Autour d'eux s'affrontent deux bandes, Mais Xiao Si'r se tient éloigné de leurs agissements, jusqu'au jour où il fait la connaissance de Ming, dont il tombe amoureux. Or celle-ci est la petite amie de Honey, leader d'un des deux gangs...

Après avoir observé les mues contemporaines de Taïwan dans Tapei Story (1985) et The Terrorizers (1986), Edward Yang recule dans le temps avec son quatrième film A Brighter Summer Day qui se déroule au début des années 60. C’est une période charnière à la fois de façon intime pour le réalisateur mais aussi dans l’histoire de Taïwan. En 1949, Tchang Kaï-chek, premier président de la « République de Chine » s’exile à Taïwan après la prise de pouvoir des communistes menés par Mao Zedong. Une diaspora de chinois prendra le même chemin dont la famille d’Edward Yang qui, né en 1947, est donc adolescent au moment où il situe ce récit en partie autobiographique. Le point d’ancrage du récit est un vrai fait divers survenu à cette époque qui vit un adolescent condamné à mort pour meurtre et qui était un camarade de classe d’Edward Yang. L’histoire dépeint ainsi le cheminement qui mène à ce drame tout en dressant une fresque romanesque scrutant le contexte socio-politique du Taïwan de l’époque. 

Nous suivons le jeune Xiao Sir (Chang Chen) venant d’entrer au lycée. Lui est sa famille sont le symbole des clivages qui agite alors Taïwan. Il est le fils de migrants chinois de deuxième génération, des fonctionnaires lettrés qui ont du mal à se faire à leurs nouvelles conditions de vie modeste. Les infrastructures limitées l’obligent à suivre des cours le soir, ce qui l’expose notamment aux mauvaises fréquentations que constituent les gangs. Les schismes sociaux règnent aussi dans cette guerre des gangs où le groupe des « 217 » représente les Chinois installés à Taïwan avant 1949 et les « Garçons du Petit Parc » ceux arrivés après la prise de pouvoir des communistes. L’histoire s’enclenche sur un évènement plus trivial, Xiao Sir lors d’une expédition punitive aperçoit une jeune fille des 217 flirtant avec un « Garçon du parc », ce qui qui réenclenche les hostilités. Par la suite il va faire connaissance avec Ming (Lisa Yang), petite amie de Honey, chef des « Garçon du parc » porté disparu.

Edward Yang met en parallèle la pression de cet environnement pour les adolescents et les adultes. Taïwan vit alors sous le régime totalitaire de la « terreur blanche », soumettant les lycéens à une discipline rigoureuse et les adultes à une pression constante. Le défilé quotidien de tanks ou la présence d’un militaire gradé au lycée sont les signes les plus visibles mais toutes les actions des personnages sont déterminées par ce cadre. Le père de Xiao Sir (Zhang Guozhu), encore drapé dans sa droiture et fierté de fonctionnaire chinois, peine à faire les concessions et renoncements qui pourraient le faire monter quand sa mère (Elaine Jin) semble plus pragmatique. La fratrie de Xiao Sir cherche une respiration dans les aspirations futures pour sa sœur aînée (Wang Juan) voulant poursuivre ses études aux Etats-Unis, l’apaisement de la religion pour sa sœur cadette (Jiang Xiuqiong) ou flirter dangereusement avec les jeux d’argent pour son frère aîné (Han Chang). 

Les espaces restreints dans lesquels évoluent les protagonistes (le lycée, le foyer, la salle de billard et les rues) témoignent de cet horizon limité mais l’attitude de chacun diffère pour l’étendre. Edward Yang fait cohabiter par la fluidité de sa mise en scène et de son montage une dizaine de personnage (qu’il sait rendre mémorable voir Honey débordant de charisme pour 10 minutes de présence) sans perdre le spectateur. Les situations se répondent (le père de Xiao Sir révolté contre l’administration par une punition injustifiée pour son fils, puis plus tard penaud quand celui-ci sera vraiment en faute) et tisse des lignes thématiques et narratives plus vaste et ambitieuses que ce que ce cadre modeste laissait supposer. Ainsi l’amitié/romance entre Xiao Sir et Ming sert à la fois cet arrière-plan de guerre des gangs, mais aussi la candeur de la romance adolescente avant qu’un final brutal en fasse le symbole de tout le mal-être latent de cette île de Taïwan.

 Le récit est si dense qu’il y a même des strates à ressortir pour certains personnages, comme la finalement énigmatique Ming. C’est la graine de discorde initiale, l’idéal romantique, mais aussi un symbole tragique et déjà cynique de l’instinct de survie nécessaire par ces temps troubles. Le dénuement matériel de Ming est donc plusieurs fois montré tandis que les moyens de s’en sortir discutables sont largement sous-entendus (se place sous la protection de Honey, la possible liaison avec le jeune médecin, l’hébergement par la famille de Ma) mais avec toujours cette zone d’ombre qui crée le mystère – et finalement la tragédie – autour de l’adolescente. 

Tout le film se déploie autour du souffle romanesque lumineux des espoirs juvéniles, et de la réalité ténébreuse de Taïwan qui va bientôt rattraper chacun. Tout se joue finalement dès le début du film où Xiao Sir et un camarade, caché dans l’obscurité d’un grenier d’un studio de cinéma, observent le clinquant d’un tournage. Les rencontres entre Xiao Sir et Ming oscillent de la même manière entre l’éclat des premiers amours dont le frisson se ressent au grand jour (l’échappée au champ de tir), et les doute et rancœurs qui ressurgissent la nuit venue (la sortie d’école où rivaux amoureux et gangs ennemis les scrutent, le final). 

Une scène de vendetta longue et sauvage travaille cette notion de ténèbres profonde pour faire surgir la violence brute, tout comme l’abstraction et l’onirisme de la séquence d’interrogatoire du père de Xiao Sir où le monde extérieur s’estompe pour ne plus faire ressentir que la torture psychologique. Taïwan dont la population est alors soumise quotidiennement à des coupures de courant intempestives est véritablement la métaphore de cela. Xiao Sir navigue constamment entre cette lumière et ces ténèbres, dans son rapport aux autres et à l’institution, aspirant à un idéal qu’il ne peut trouver ni réaliser. 

Rien n’est surligné et tout se déploie avec ampleur dans un rythme hypnotique dans ce film fleuve, un vrai film monde qui nous happe durant ses quatre heures. Edward Yang y fait cohabiter passé vif et douloureux des anciens (les reliques de l’occupation japonaise que sont les armes traînant dans les greniers) et le futur forcément idéalisé des jeunes avec l’invasion de la culture anglo-saxonne dont le rock’n’roll rythme les bals, et dont ce texte de la chanson Are you lonesome tonight d’Elvis Presley donne son titre international au film. Une œuvre magistrale, parmi les meilleures d’Edward Yang et qui marquera le début de sa reconnaissance internationale. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Carlotta

samedi 21 novembre 2020

Melinda - On A Clear Day You Can See Forever, Vincente Minnelli (1970)

Aux États-Unis, Daisy Gamble, jeune femme fantasque, doit accompagner bientôt son fiancé Warren Pratt à un important dîner d'affaires, mais sa forte dépendance à la cigarette risque de le compromettre. Elle fait alors irruption dans un cours à l'université, donné par le docteur Marc Chabot, psychiatre utilisant l'hypnose. Celui-ci l'accepte comme cliente et dès la première séance, alors qu'elle est endormie afin de lui auto-suggérer l'abandon progressif du tabac, Daisy révèle sa personnalité dans une vie antérieure, celle d'une aristocrate anglaise du XIXe siècle, Melinda Tentrees...

Melinda est l'avant-dernier film de Vincente Minnelli et arrive cinq ans après Le Chevalier des sables, plus long écart entre deux films pour le réalisateur qi prendra encore plus de temps pour signer l'ultime Nina (1976). Cela témoigne, à la manière d'autres maîtres de l'âge d'or hollywoodiens à la même période, d'une carrière finissante et que montre un peu ce Melinda anachronique. Le film s'inscrit parmi les superproductions dépassées d'une industrie à cours d'idée en attendant l'émergence du Nouvel Hollywood même si pour certaines l'accueil mitigé et l'échec commercial fut très injuste (Darling Lili de Blake Edwards La Fille de Ryan de David Lean). Le film est l'adaptation de la comédie musicale succès On a Clear Day You Can See Forever jouée à Broadway en 1965, et elle-même adaptée de la pièce Berkeley Square de John L. Balderston écrite en 1926. Alan Jay Lerner comme souvent pour Minnelli (Un Américain à Paris (1951), Brigadoon (1954), Gigi (1958)) et d'autres (My Fair Lady de George Cukor (1964)) transpose donc la comédie musicale à l'écran après avoir déjà signé le passage de la pièce à la comédie musicale. Malheureusement Lerner est un peu aussi un des symboles de ce Hollywood dépassé puisqu'à l'écriture de certaines de ces comédies musicales dispendieuses (Camelot (1967) et La Kermesse de l'ouest (1969) de Joshua Logan).

Melinda malgré ces scories n'en demeure pas moins un œuvre intéressante de Vincente Minnelli. On y retrouve notamment cette notion de monde alternatif et onirique prolongeant la psyché des personnages à travers les motifs de la comédie musicale mais ici c'est un élément littéral. Le psychiatre et professeur Marc Chabot (Yves Montand) tombe par un concours de circonstances sur Daisy Gamble (Barbra Streisand), étudiante particulièrement sensible à l'hypnose dont il va déceler une seconde personnalité lors d'une séance. Cela va servir de révélateur pour les deux personnages. Chabot froid et rationnel voit ces certitudes mises à mal par sa patiente extralucide, mais aussi ses sentiments lorsqu'il va tomber amoureux de l'autre incarnation fantasque de Daisy, Melinda, aristocrate et courtisane du 19e siècle. 

Daisy quant à elle, complexée et soumise aux conventions par son fiancé Warren (Larry Blyden) manque de confiance elle malgré ses dons et une présence lumineuse qui ne demande qu'à s'épanouir. La tonalité enjouée du début de film est très plaisante grâce au jeu pince sans rire de Montand et de l'excentricité de Streisand, ainsi le postulat est amené de façon très astucieuse. L'équilibre entre la modernité du campus puis les visions de la vie antérieure de Daisy fonctionne est assez inégal. Le cadre contemporain fonctionne mieux quand il en reste à l'arrière-plan (les tenues vestimentaires, coiffure, l'espace du campus) que lorsqu'il cherche lourdement à faire jeune (le personnage pseudo hippie de Jack Nicholson). Minnelli se trouve vraiment dans son élément dans les scènes de "flashback" fastueuses, à cheval entre un réalisme qui souligne l'extravagance de Melinda (cette robe rouge écarlate lors de la scène de procès) ou pure démonstration d'opulence qui illustre la superficialité intéressée qui régit cette haute société anglaise du 19e. 

 Minnelli se montre constamment inventif pour introduire les flashbacks, notamment ce fondu à travers la silhouette endormie de Daisy où va apparaitre celle fière et alanguie de Melinda. L'histoire reste prenante tant qu'elle en reste à cet argument de départ, d'autant que Minnelli arrive à faire avaler aux spectateurs les concepts les plus farfelus comme l'hypnose qui se fera par télépathie, source de pur scènes mystiques mais aussi de comédies (Daisy devinant les tentatives de Chabot et qui résiste à distance en s'agitant). Malheureusement l'élément comédie musicale à bien du mal à se marier à l'ensemble. 

Le décorum est là, les chansons ne sont pas mauvaises et l'interprétation est au rendez-vous (les splendide He Isn't You et What Did I Have That I Don't Have? de Barbra Streisand, Melinda de Yves Montand) mais on ne sent pas vraiment la plus-value au récit, cela ne fait que surligner et rallonger l'ensemble quand les seules scènes d'hypnose suffisent. En gros le film serait déjà une très bonne romance mystique sans les séquences chantées qui semble un peu introduites au forceps. Cela vient peut-être aussi des coupes imposées à Minnelli qui envisageait un film de 3h, et du coup la fluidité qui aurait pu/dû fonctionner dans un montage complet s'estompe ici. En l'état on alterne entre moments piquants et troublants et d'autres assez poussifs malgré le charme du Streisand/Montand.

Sorti en dvd zone 2 anglais chez Paramount et doté de sous-titres français

jeudi 19 novembre 2020

His House - Remi Weekes (2020)

Un couple de réfugiés sud-soudanais, perdent leur fille dans une tempête en pleine mer tandis qu'ils fuient la guerre civile. Arrivés à Londres, ils luttent pour s'adapter à leur nouvelle vie. Cependant, le lieu où ils sont logés, en attentant leur régularisation, semble être habité par une force mystérieuse.

His house est une belle proposition de cinéma fantastique qui croise le réalisme social à son postulat surnaturel. On va suivre les premiers pas sur leur terre d’accueil anglaise de Bol (Sope Dirisu) et Rial (Wunmi Mosaku), un couple de réfugié soudanais ayant fui la guerre civile de leur pays. Ils restent marqués par la perte tragique de leur fille Nyagak, morte noyée durant leur périlleux voyage, mais tentent de surmonter leur douleur pour s’adapter à leur nouvel environnement. Ils vont être logé dans un appartement dont les phénomènes étrange va cependant les ramenés à leurs frayeur les plus intimes.

Remi Weekes parvient à entremêler dans sa mise en scène la peur de l’étranger et celle de l’étrange. Le statut de migrant en sursis leur est constamment rappelé aux personnages par la façon dont leurs interlocuteurs appuient le fait qu’ils devraient se satisfaire des conditions austères, des droits limités et de la condescendance qu’on leur offre. Cela se manifeste par l’espace de l’appartement insalubre où ils seront logés. Ce lieu est pourtant le vecteur de leur insécurité sociale et de fébrilité mentale. L’influence du Shining de Stanley Kubrick (1980) plane, en posant une forme de terreur gothique dans un cadre contemporain et surtout en en faisant le prolongement des failles psychologiques des personnages. 

L’hommage est explicite mais brillant lors d’une sortie de Rial qui s’égare dans son quartier banlieusard dont toutes les rues se ressemblent et conduisent à des impasses. On ressent à la fois la perte de repère dans un cadre inconnu s’apparentant à un labyrinthe, mais aussi l’hostilité de ce lieu où l’on n’est pas le bienvenu. Remi Weekes (qui signe également le scénario) a d’ailleurs l’intelligence, lors de l’altercation de Rial avec des adolescents racistes, d’en faire des noirs pour bien faire comprendre que la possible solidarité ne viendra pas de ce type de proximité (à l’inverse de l’agent plus conciliant joué par Matt Smith). 

Un des points réussis du film est d’intégrer un imaginaire formel africain inquiétant sans forcément convoquer les clichés surexploités du vaudou. Dans cette logique psychanalytique, les apparitions spectrales relèvent du mental des personnages et usent de façon inquiétants des codes esthétiques tribaux de la guerre civile ethniques qu’ils connaissent et ont fui. Tout comme ces peurs sont tapies au fond de leurs âmes, elles le sont dans les murs, les entrailles de l’appartement. Remi Kees use habilement du jump-scare, travaille ses compositions de plan pour faire entrapercevoir l’innommable de manière diffuse en arrière-plan, et façonne certaines images fascinantes. Ces visages apparaissant dans les ténèbres des trous muraux, ces bascules du quotidien au pur onirisme suscitent à la fois la peur et la sidération (Bol passant d’un repas à l’océan de ses cauchemars).

Pourtant, comme le souligne un dialogue de Rial, les personnages ont traversés les pires horreurs et ont vu le plus vil et barbare de ce dont l’humain est capable. Il n’y a pas de graduation dans les phénomènes étranges qui s’avèrent très vite impressionnant. L’interprétation des évènements oscillant entre vrai surnaturel et possible hallucinations, comment le couple peut-il se montrer si vite et facilement sensible au lieu après ce qu’ils ont connu ? La réponse se trouve dans les hallucinations/manifestations ramenant leur fille, qui ne sont associées qu’à la peur et jamais à des souvenirs heureux qui devraient pourtant exister. La dernière partie révèle ainsi brillamment le dessein du film, c’est la culpabilité et non pas le deuil qui hante Bol et Rial. L’émotion prend le pas sur un traitement un poil moins original que ce qui a précédé (la dernière créature au design assez générique), et façonne une catharsis puissant. Les deux acteurs sont excellents, exprimant le déchirement inévitable du migrant entre volonté d’assimilation (Bol) et refuge dans sa culture (Rial). Remi Kees manie ces problématiques dans un bel équilibre entre message social et film de genre pour un beau premier essai.

Disponible sur Netflix