Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 29 septembre 2024

La Fièvre de l'or noir - Pittsburgh, Lewis Seiler (1942)

Deux mineurs de fond, Pitt Markham et Cash Evans, rencontrent lors d'un match de boxe Josie, dite Pola, une ancienne fille de mineur. Markham tombe sous son charme et rêve d'un avenir ambitieux pour leur couple. Les deux hommes montent leur propre compagnie minière... mais avec la fortune, viendront les conflits.

 La Fièvre de l’or noir est le troisième film et dernier voyant Marlène Dietrich et John Wayne partager l’affiche (leur couple de cinéma ayant été constitué avec La Maison des sept péchés (1940)) et le second à reformer le triangle amoureux Marlène Dietrich/Randolph Scott/John Wayne après Les Ecumeurs (1942). Ces films participent à la relecture de la persona filmique de Marlène Dietrich devenant progressivement une authentique héroïne américaine. Les sept films de sa collaboration avec Josef Von Sternberg (L'Ange bleu (1930), Cœurs brûlés (1930), Agent X27 (1931) Shanghai Express (1932), L'Impératrice rouge (1934), La Femme et le Pantin (1935)) ainsi que ses premiers rôles hollywoodiens (Le Cantique des cantiques de Rouben Mamoulian (1933), Le Jardin d’Allah de Richard Boleslawski (1936)) avaient souvent associés l’actrice à une sorte de figure mystérieuse, excentrique et apatride dont l’absence de racines participaient au drame intime et sentimental de ces œuvres. Ayant un rapport amour/haine avec son Allemagne natale après la montée du nazisme, Marlène Dietrich renforce le lien à sa terre d’accueil en prenant la nationalité américaine en 1939. Ses rôles à l’écran et son attitude à la ville vont s’en trouver progressivement transformés. L’entrée en guerre des Etats-Unis la voit fortement contribuer à l’effort de guerre avec des actions pour récolter des bons du trésor, chanter pour les troupes américaines sur différents fronts européens. Jouer dans des films de propagande participe à cette démarche, et La Fièvre de l’or noir entre dans ce corpus.

Quelques éléments de la Marlène « aventurière » et ayant un certain vécu douloureux imprègnent le rôle de Pola, fille de mineur prête à tout pour s’en sortir. Elle est de nouveau au centre d’un triangle amoureux (comme dans L’Entraîneuse fatale de Raoul Walsh (1941) et Les Ecumeurs), les sentiments s’entremêlant une nouvelle fois au monde des affaires, gravitant autour de l’or dans Les Ecumeurs et l’industrie du charbon dans La Fièvre de l’or noir. Après avoir introduit avec drôlerie le duo d’amis mineurs Pittsburgh (John Wayne) et Cash (Randolph Scott) ainsi que leur quotidien rugueux, Pola est introduite en contrepoint glamour et socialement supérieur aux deux rustres durant sa première apparition. Le fait qu’elle soit entretenue par un escroc la ramène également à ses anciens rôles de paria, mais la révélation de son passé, de ses origines ainsi que l’émoi qu’elle éprouve durant le sauvetage à la mine vont l’ancrer à la fois en tant que prolétaire ET américaine. Dès lors le rapprochement va être possible avec Pittsburgh et Cash, et c’est la rage de réussir de la jeune femme qui va pousser les deux hommes à provoquer leur réussite afin de s’extraire de leur condition.

L’amour et l’amitié unissant le trio va exacerber leur audace et leur culot pour les mener au sommet de la réussite financière. Marlène Dietrich, à la fois victime et tentatrice dans nombre de ses rôles précédents, est cette fois une pure figure de droiture morale et c’est John Wayne qui va endosser la figure de séduction et d’ambition autodestructrice. L’acteur propose là une de ses meilleures interprétations, montrant la facette lumineuse puis sombre de ce mélange d’audace, de confiance et d’individualisme qui vous hisse vers les sommets mais finit par traîner plus bas que terre. Le sourire charmeur, la gouaille et le culot se font qualités attachantes dans la course à la réussite puis peu à peu une façade inhumaine et égoïste que Wayne traduit parfaitement dans son jeu et des dialogues cinglants. La désinvolture qui fera céder Pola à sa séduction est ainsi la même qu’il déploie lorsqu’il ose venir la solliciter le soir même de son mariage d’intérêt. De même, ses mauvais penchants sont désamorcés par son amitié pour Cash, mais la bascule du triangle amoureux en sa défaveur va briser leur amitié et faire perdre à Pittsburgh son garde-fou moral. Il y a certes d’énormes raccourcis dans le cheminement de la réussite matérielle des personnages, mais en maintenant les enjeux à une échelle purement humaine, les rebondissements les plus extravagants s’insèrent parfaitement.

L’introduction du film avait amorcé la veine propagandiste du récit, en révélant que le savoir-faire industriel des personnages contribuait désormais à l’effort de guerre avec la fabrique d’armes pour le front. La défense de la patrie sera en effet l’élément qui va surmonter les dissensions, à l’amitié virile ou tendre ravivée s’alternant de nombreuses images stock-shots d’usines dans lesquelles les petites mains montent les mitrailleuses et les avions, où triomphe le génie américain. C’est un peu trop sur des rails, surtout après l’ambiguïté intéressante qui auréolait Pittsburgh, le col bleu devenant tyran à son tour et briseur de grève. Cette union nationale lisse complètement les asperités du récit qui n’atteint pas les hauteurs de An American Romance de King Vidor (1944) duquel il se rapproche en partie. La Fièvre de l’or noir n’en reste pas moins un mélodrame prenant et plutôt réussi dans l’ensemble. 

Sorti en bluray français chez Elephant Film

jeudi 26 septembre 2024

Les Anges de la nuit - State of Grace, Phil Joanou (1990)

Après plusieurs années d'absence, Terry Noonan revient dans le quartier newyorkais de Hell's Kitchen, fief des irlandais. Il y retrouve Jackie Flannery, ses amis d'enfance et Kathleen, son amour de jeunesse. La guerre avec la mafia italo-américaine bat son plein.

Les Anges de la nuit est une superbe fresque criminelle malheureusement restée dans l’ombre de Les Affranchis de Martin Scorsese, sorti la même semaine aux Etats-Unis et qu’il l’éclipsera médiatique ainsi qu’au box-office. A la chronique virtuose scorsesienne, Phil Joanou pour ce second film (après le brillant teen movie Trois heures, l’heure du crime (1987) fait davantage le choix du drame et de l’étude de caractères. Le quartier new-yorkais de Hell’s Kitchen, à la fois une prison et un lieu scellant le socle fraternel de sa communauté irlandaise. Ce lien communautaire et d’amitié profonde se rattache à ces origines irlandaises, à une enfance commune fait de tradition et de solidarité pour les personnages. Cependant y rester, c’est souffrir des faibles perspectives d’avenir et basculer dans la criminalité.

Tous les protagonistes sont dans une perspective contradictoire quant à leur immersion ou rejet de cet environnement. Terry (Sean Penn) l’a fui un temps avant de renouer de vieilles amitiés, mais aussi de nouveau céder aux mauvaises tentations, même si ses intentions apparaîtront progressivement plus complexes. Son meilleur ami Jackie (Gary Oldman) baigne quant à lui dans l’illégalité avec délectation, en véritable chien fou imprévisible. Frankie (Ed Harris) sous prétexte de protéger les siens, témoigne de la bascule identitaire en se soumettant à la mafia, puissance criminelle supérieure et communauté dominante. Il a perdu le fil de ses racines en s’embourgeoisant et vivant dans le New Jersey, et il est devenu le bras armé de « l’étranger » mafieux, mais avant du capitalisme en rackettant les commerces locaux irlandais. Enfin Kathleen (Robin Wright) s’est éloignée autant qu’elle le pouvait du quartier géographiquement, mais les attaches filiales (elle est la petite sœur de Frankie et Jackie) et amoureuse (la flamme d’antan ravivée avec Terry) l’y ramènent constamment.

La narration se fait à la fois ample et intimiste pour dévoiler ces différents enjeux, ménageant un équilibre délicat entre caractérisation sobre et vrais moments chocs par les révélations ou les morceaux de bravoures. Phil Joanou apporte un grand soin aux détails insignifiants mais qui auront leur importance dans la trajectoire des personnages (le côté « parvenu » de Frankie moqué par les italiens lorsqu’il mange avec eux, annonçant sa bascule finale par cette soif de reconnaissance), rend palpables et poignant les élans sentimentaux (magnifiques scènes entre Terry et Kathleen, bien aidé par la romance naissante en coulisse de Sean Penn et Robin Wright) et est aussi aidé par la prestation exceptionnelle d’un Gary Oldman dangereux, pathétique et touchant. 

Le périmètre finalement restreint de l’intrigue contribue bien à cette atmosphère introspective magnifiée par la photo de Jordan Cronenweth), où la proximité exprime ce sentiment de solidarité et de fraternité, mais aussi l’étouffement, la menace et la paranoïa. La perspective de croiser ou d’être épié par une connaissance ne laisse jamais totalement libre de ses gestes, pour les bons comme les méchants d’ailleurs, Joanou jouant de cela pour faire naître les tensions. Un commerçant qui l’a connu enfant freine les ardeurs de Stevie (John C. Reilly) au moment de le racketter, tout comme Terry rencontrant un ami de son père (Burgess Meredith). Dans une perspective plus topographique, Joanou use de panoramiques prolongeant l’étendue d’une ruelle, offrant un autre angle d’un lieu familier, pour y superposer le regard d’un individu dont on ne soupçonnait pas la présence et qui va agir en conséquence de ce qu’il a observé – Hell’s Kitchen en devient un personnage à part entière.

Lorsque les évènements s’accélèrent pour le pire, le réalisateur se montre particulièrement brillant dans l’action et le suspense. Une séquence entière dont l’issue paisible ou belliqueuse tient à un coup de téléphone est une véritable prouesse de montage et d’escalade anxiogène. L’ultime fusillade en montage alterné avec une fête de la Saint-Patrick est très impressionnante aussi, dans son travail d’alternance des sons musicaux celtiques et de la sécheresse sourde des coups de feu, ainsi que des temporalités opposées entre les deux évènements voisins. 

Ainsi à la fluidité des festivités extérieures répondent les ralentis, les impacts douloureux et le décor détruit de l’intérieur du bar. On peut soupçonner que les films de John Woo circulaient déjà sous le manteau à Hollywood tant ce morceau de bravoure évoque le cinéma hongkongais, d’ailleurs mieux digérés que des films américains qui s’en réclameront plus explicitement par la suite. Les Anges de la nuit est vraiment un grand polar à redécouvrir, son insuccès ayant malheureusement mis un gros frein à la carrière prometteuse d’un Phil Joanou qui ne retrouvera plus ces sommets ensuite.

Sorti en bluray français chez Rimini

mardi 24 septembre 2024

Les Saints innocents - Los santos inocentes, Mario Camus (1984)


 Paco (Alfredo Landa) et Régula (Terele Pávez) forment avec leurs trois enfants, Quirce, Nieves et Charito (la petite fille), une famille de paysans aux ordres des seigneurs de la ferme qui supportent sans se plaindre toutes sortes d'injonctions et d'humiliations. Un jour arrive Azarías (Paco Rabal), le frère handicapé de Régula, qui a été renvoyé de la ferme où il travaillait et qui décide de rejoindre la famille de sa sœur pour travailler. Ils vont devoir faire face à toutes les difficultés typiques de ce temps révolu ensemble.

Les Saints innocents est une chronique rurale comptant parmi les films les plus célébrés de Mario Camus. Parmi les chefs de file du nouveau cinéma espagnol des années 60, Mario Camus débute comme scénariste de Carlos Saura (sur Los Golfos (1960) et Balade pour un bandit (1963)) avant de se lancer à la réalisation. Tout d'abord au service des incursions cinématographiques de stars musicales comme Raphael ou Sara Montiel, il va par la suite se spécialiser dans l'adaptation littéraire prestigieuse. Il s'attèle ainsi à l'œuvre de Camilo J. Cela avec La Ruche (1982) ou García Lorca sur La Maison de Bernarda Alba (1987), comptant parmi ses œuvres les plus reconnues. Les Saints innocents s'inscrit dans ce cycle en adaptant le roman éponyme de Miguel Delibes. Cet auteur, appartenant au mouvement littéraire espagnol de la Génération de 36, se caractérise par son amour de la nature et du monde rural, cadre de plusieurs de ses romans se déroulant souvent en Castille. Cet arrière-plan sert une vision humaniste qui lui vaudra quelques démêlées avec la censure franquiste. Mario Camus signe une œuvre totalement dans cet esprit avec une poignante chronique familiale.

Le récit sera fait de vas et vient entre un présent douloureux où tout semble perdu, et un passé plus heureux dont les soubresauts vont nous faire comprendre les conséquences pour une famille de paysan. Un des premiers chocs consistera à déterminer le cadre temporel de l'histoire. Les conditions de vie misérables de la famille laissent croire à une période assez reculée, avant que quelques indices (présence de la télévision, modèle de voiture) nous fassent finalement comprendre que l'on se situe au début des années 60. Le degré de servitude des paysans a pourtant quelque chose de profondément médiéval, tant dans l'illettrisme de ces derniers que par l'ascendant d'un autre âge que les maîtres ont sur eux. Chaque segment du récit correspond à un membre de la famille et témoigne d'une facette de cette injustice. Le passage de la pure précarité à un très relatif confort est suspendu au bon vouloir des maîtres terriens, ce dont vont initialement bénéficier Paco (Alfredo Landa), Régula (Terele Pávez) et leurs trois enfants. 

Cette "promotion" est dû au talent de Paco comme guide permettant au seigneur Ivan (Juan Diego) de parader face aux autres propriétaires lors des parties de chasse. Le conditionnement à la servitude s'observe avec Azarias (Francisco Rabal), frère attardé de Regula, congédié de la ferme dans laquelle il a vécu toute sa vie alors qu'il est désormais un vieillard. La reconnaissance pour le temps passé et les services rendus est absente, l'excentricité et la sénilité du vieillard devenant prétexte à rejet une fois exploitée l'ensemble de ses ressources physiques. Francesco Rabal est fabuleux dans le rôle, cette naïveté et candeur enfantine lui faisant tout endurer et ressentir une vraie harmonie avec la nature. L'amitié qu'il va nouer avec une grive qu'il a apprivoisé, l'amour qu'il exprime pour la cadette handicapée (Susana Sánchez) de la famille, expriment un rapport au monde différent, une empathie renforcée par le dénuement et son intellect limité.

Mario Camus compose de superbes images pastorales de ces paysages castillans, travaillant de belles nuances chromatiques et naturalistes dans une atmosphère estivale. Cette beauté est contrebalancée par les évènements révoltants qui s'y déroulent. Paco fait la fierté de son seigneur sur le terrain de chasse, en s'assimilant malgré lui à un chien pour pister un gibier, séquence où l'on s'attendrait presque à voir le maître caresser la tête de sa bête. Lorsqu'une blessure l'empêchera de poursuivre cette tâche, la seule préoccupation d'Ivan sera la victoire compromise pour la prochaine partie de chasse plutôt que la souffrance de son employé. Camus joue d'ailleurs de cette servitude sur plusieurs strates, à l'avilissement primaire des espaces extérieurs répondant celui plus sournois des intérieurs lorsque Ivan va "consommer" l'épouse de son contremaître, celui-ci pas dupe mais pas en position de se rebeller. Les intérieurs justement joue sur un travail subtil de jeu d'ombres, d'expressionnisme dans la description des mansardes, renvoyant à tout un pan de la peinture espagnole du XXe siècle dépeignant la paysannerie castillane comme les tableaux de Ignacio Zuloaga.

L'approche sobre de Mario Camus n'appuie jamais ses effets, ne versant pas dans le mélo appuyé même pour dépeindre les situations les plus abjectes. Même la révolte se fait silencieuse avec l'observation distante et taciturne des deux enfants dont l'émancipation se fera par l'éloignement de ces lieux, chose impossible pour leurs parents trop conditionnés, âgés et brisés par la vie pour entrevoir un autre horizon que la servitude.

Sorti en dvd zone 2 français chez KarmaFilms

 

lundi 23 septembre 2024

Great Jaibreak - Daidatsugoku, Teruo Ishii (1975)


 Ichiro, condamné à mort, attend son exécution dans le couloir de la mort de la prison d'Abashiri après avoir été trahi par ses anciens acolytes. Avec d'autres codétenus, il s'évade de prison pour préparer sa vengeance. Mais le climat extrême du nord du Japon ne va pas leur faciliter la tâche.

Great Jaibreak est l’occasion de découvrir un Teruo Ishii œuvrant dans le polar, corpus fort conséquent de sa filmographie mais assez peu exporté en occident où ses films d’exploitation (la série des Joys of Torture (1968-1973), Female Yakuza Tale (1973), Les Huit vertus bafouées (1973)) et quelques fascinants ovnis (Blind Woman Curse (1970), Horror of Malformed Men (1969)) lui valurent une reconnaissance tardive grâce à la vidéo et la diffusion en festival. Ishii retrouve sur Great Jailbreak l’acteur Ken Takakura, dont il contribua à établir le statut de star avec le film Abashiri Prison (1965). L’immense succès de cette production va lancer une saga au très long cours de 18 films, dont 11 réalisé par Teruo Ishii. Le postulat de chacun est assez proche, avec un Takakura dans le rôle de Shin'ichi Tsukibana, prisonnier au sein de la vraie prison d’Abashiri à Hokkaido, cherchant à s’évader et vivant moults aventures. Usé à la fois par les schémas répétitifs de la série, ainsi que par les tournages éprouvants dans les rudes climats d’Hokkaido, Ishii malgré ses dispositions de réalisateur de studio malléable finira par jeter l’éponge avant le vrai/faux retour que constitue Great Jailbreak. Sorti en 1975, soit trois ans après l’ultime opus de Abashiri Prison, Great Jailbreak est initialement pensé comme une reprise de la série avant de prendre en partie une autre direction.

Le film de yakuza, et par extension l’étendard du genre qu’en incarne Ken Takakura, a connu bien des mues en quelques années. Ken Takakura, malgré la nature criminelle de ses personnages, dégageait une aura de droiture chevaleresque associée au sous-genre du Ninkyo produit par la Toei durant les années 60. Kinji Fukasaku va venir bousculer tout cela au début des années 70, avec des œuvres innovantes dans le fond et la forme, présentant des yakuzas plus rugueux, brutaux et finalement humains dans la saga Combat sans code d’honneur, Le Cimetière de la morale (1975), Guerre des gangs à Okinawa (1971), Okita le pourfendeur (1972). Ken Takakura, las de la persona filmique du Ninkyo qu’il reproduit à longueurs de rôles, semble donc un peu dépassé face à des stars émergentes révélées par Fukasaku comme le truculent Bunta Sugawara. Great Jailbreak apparaît donc comme une sorte de compromis entre le Ninkyo des années 60 et le Jitsuroku, son successeur des années 70. Les éléments familiers comme le cadre de la prison Abashiri, l’évasion et la présence de Ken Takakura sont donc bien là. Mais ce dernier porte un autre nom que celui de son personnage d’Abashiri Prison, et le thème musical (chanté par Takakura himself) de la saga, bien connu du public japonais, st absent afin de marquer la différence.

Dans le cadre du récit, cet entre-deux se poursuit avec la différence marquée entre Takakura et ses compagnons d’évasion. Le générique désigne leur « palmarès » criminel peu reluisant, tandis que la cavale révèle chez la plupart d’entre eux une monstruosité abjecte, notamment par une tentative de viol. Takakura est à part de ses affreux comparses et ne se montrera impitoyable qu’avec ce qui le méritent lorsqu’ils se placeront sur son chemin. Ishii souligne les actions nobles du personnage, installant de fugaces moment d’émotion suspendue (la mort du vieillard évadé devant son ultime coucher de soleil) et le montrant capable de risquer d’être démasqué afin d’aider une jeune femme (Asao Koike) en détresse. Il y a une volonté de maintenir l’aura chevaleresque et la dimension d’homme du peuple auquel le public peut encore s’identifier. L’infamie est réservée aux anciens comparses de Takakura (un flashback le dédouanant du meurtre pour lequel il est condamné à mort), que Ishii exprime par les actes observés ou laissés hors-champ et de véritables tares physiques illustrant la pourriture de leurs âmes tel l’horrible Goda (Kunie Tanaka). 

Formellement on oscille entre une tonalité apaisée et introspective (l’errance dans les plaines enneigées, la chambre d’auberge partagée par Takakura et la jeune femme) et le style plus heurté, violent et chaotique hérité de Fukasaku. C’est sans doute le problème du film de n’avoir pas réussit à suffisamment équilibrer son ton entre une certaine profondeur solennelle, et le récit d’exploitation plus décomplexé – soit justement le schisme entre le Ninkyo et le Jitsuroku. A ce titre le personnage de Bunta Sugawara, malgré tout le charisme rigolard de l’acteur, semble un peu un prétexte à faire le liant entre les genres, tonalités et époques du film de yakuza estampillé Toei. A la retenue dominant l’essentiel du récit, le final particulièrement brutal et gore donne l’impression d’avoir basculé dans un autre film. Great Jaibreak est donc un polar efficace, mais dont l’intérêt se savoure davantage par sa mise en contexte que par la réelle originalité du film.

Sorti en bluray français chez Roboto Films

samedi 21 septembre 2024

Look Back - Rukku Bakku, Kiyotaka Oshiyama (2024)


 Fujino est une adolescente qui dessine des mangas pour le journal de l'école. Son art fait d'elle la star de sa classe mais un jour, elle apprend que Kyomoto, une élève qui refuse de venir à l'école, aimerait-elle aussi soumettre un manga pour le journal...

L’’univers excentrique et déjanté du mangak Tatsuki Fujimoto, révélé avec le très torturé Fire Punch, avait connu un saisissant gain de popularité avec le succès de l’incroyable Chainsaw Man (et de la récente série animée qui l’adaptait) qui électrisa la ligne éditoriale du Weeky Shonen Jump. Sous la rage punk de ces titres, on distinguait néanmoins chez l’auteur une fibre plus sensible, une tendresse pour ses personnages marginaux et asociaux auxquels il s’identifiait. C’est cette facette que l’auteur choisirait de mettre en avant dans Look Back, superbe récit intimiste qui rencontra un grand succès public et critique lors de sa parution numérique initiale au Japon – le titre étant disponible en France chez Crunchyroll.

Si les excès et l’outrance de Fire Punch et Chainsaw Man constituaient une sorte de filtre à la part très certainement biographique qu’y insérait Fujimoto, Look Back se déleste en partie de ces artifices. La pudeur principale qu’y manifeste le mangaka est de faire des protagonistes des adolescentes, mais leur amitié, passion commune et ambition autour du manga ne laisse guère place au doute quant à l’inspiration réelle du récit, même s’il y a sans doute une grande part de fiction. Cette adaptation signée Kiyokata Okayama est très fidèle, parvenant à en tirer la substantifique moëlle tout en s’en affranchissant subtilement. L’ennui, le rêve et l’amitié adolescente convergent dans la relation unissant l’expansive Fujino à l’introvertie Kyomoto. Le rapport chaleureux au monde de Fujino se ressent dans la manière d’en faire une attraction au sein de la classe, rieuse et légèrement orgueilleuse face à l’admiration que suscitent ses premiers essais de mangaka. Son art graphiquement encore maladroit est néanmoins tourné vers les autres par le choix de faire dans le gag manga, propice à susciter les rires de l’entourage. Kyomoto est une hikikomori isolée du monde, dans l’incapacité émotionnelle de se rendre à l’école. Le récit en fait initialement une absente n’existant que par ses participations au journal du collège, sa peur de la communauté se matérialisant par une maîtrise graphique, et notamment des décors, née d’un sens de l’observation développée par cette mise à l’écart.

Le réalisateur travaille cette caractérisation des héroïnes par ce rapport au monde ou son absence, notamment en mettant véritablement en scène leurs créations respectives. Il amène ainsi une dimension plus vivante, virevoltante et organique introduite par l’énergie des œuvres de chacune. A cela s’ajoute une grande fidélité non seulement au trait, mais aux cases de Fujimoto. Quand un loisir, une passion, devient peu à peu une vocation, c’est une manière de se mettre malgré soi de côté. Titillée par le trait parfait de sa « rivale » invisible, Fujino perfectionne son trait jusqu’à l’obsession, ce que Oshiyama exprime en reprenant la case/composition de plan répétitive montrant la dessinatrice en herbe de dos, penchée sur son ouvrage dans de multiples environnements. Le réel ne pourra se réenchanter et sortir chacune des artistes de leur marasme que par leur rencontre, merveilleux moment où la timidité et l’appréhension sont vaincues par un simple dessin.

Dès lors ce leitmotiv du plan d’ensemble de l’artiste sur son pupitre, de dos agrippé à son dessin, s’élargit pour laisser place à une nouvelle partenaire de jeu dans le cadre, Kyomoto. Okayama réitère parfaitement le sens du détail et de l’ellipse de Fujimoto, l’enchantement du réel passant par les libertés prises dans des cadrages différent du manga lors de passages similaires. On ressent davantage l’harmonie des héroïnes, tant dans le silence d’une chambre où elles travaillent leurs planches, que dans un espace qui s’élargit topographiquement par les perspectives qu’il leur offre, par les rêves partagés désormais à deux. La sociable Fujino se découvre artiste et pas uniquement amuseuse par l’admiration que lui voue Kyomoto, et cette dernière surmonte ses craintes grâce à l’énergie de son amie. L’ambiguïté entre la dépendance et la volonté d’émancipation liant les deux adolescentes est superbement mise en scène, rappelant à chacun le schisme inéluctable de toute amitié fusionnelle.

Lorsque le drame sordide s’invite lors de l’épilogue, les retrouvailles et ce fameux réenchantèlent du réel se fera par le prisme du dessin, une manière de se façonner une réalité alternative où tout reste possible. Look Back, à l’instar de son pendant papier, est un petit classique en puissance, aussi universel qu’original.

En salle

mercredi 18 septembre 2024

Les Anneaux d'or - Golden Earrings, Mitchell Leisen (1947)


 À Londres, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le colonel Denistoun, des services secrets de Sa Majesté, reçoit une boîte contenant une paire d'anneaux en or. Dans un avion pour l'Allemagne, il raconte à Reynolds, un ancien correspondant de guerre, son périple de 1939. Une enquête avec un jeune officier sur un gaz asphyxiant l'a amené à la plus belle rencontre de sa vie...

Les Anneaux d’or est un agréable véhicule pour Marlène Dietrich, partageant ici la vedette avec un Ray Milland fraîchement auréolé de ses galons de star après le succès commercial et les récompenses individuelles (Oscar du meilleur acteur, Prix d’interprétation au Festival de Cannes) que lui a rapporté Le Poison de Billy Wilder (1945). Les Anneaux d’or représente en quelque sorte le chaînon manquant entre les mélodrames alarmistes dénonçant le régime nazi avant-guerre (Trois camarades (1938) et La Tempête qui tue (1940) de Frank Borzage)) et les fables/satires plus explicitement engagées (Le Dictateur de Charles Chaplin (1940), To Be or not to be d’Ernst Lubitsch (1942 mais tourné deux ans plus tôt) incitant les Etats-Unis à s’engager dans le conflit. La production en 1947 permet un ton plus léger et picaresque ne tombant pas dans le film de propagande, tout en rappelant sous le rire le contexte et les prémices de cette Allemagne nazie s’apprêtant à embraser le monde.

Mitchell Leisen retrouve ici un motif récurrent de sa filmographie, celui du personnage infiltré et « travesti » dans un milieu social différent du sien. Cela peut être un démuni expérimentant les plaisirs du monde des nantis (La Vie facile (1937), La Baronne de minuit (1939), La Duchesse des bas-fonds (1945)) ou à l’inverse un être « supérieur » retrouvant la flamme dans un environnement de plus basse extraction (La Mort prend des vacances (1934), L’Aventure vient de la mer (1944)). Leisen ajoute donc à cet argument la nature de film d’espionnage et d’aventures, cocktail qu’il avait d’ailleurs déjà tenté dans Arise my love (1940), œuvre qu’on pourrait partiellement ajouter au corpus évoqué plus haut concernant les films tirant la sonnette d’alarme avant l’entrée en guerre des Etats-Unis. 

Le transfuge et le travestissement est une question de survie pour le colonel Denistoun (Ray Milland) agent secret infiltré en Allemagne et qui, traqué, va rencontrer une aide inattendue en la gitane Liddie (Marlène Dietrich). Passé l’introduction avant le flashback laisse entendre que Denistoun était un officier psychorigide et froid avant l’expérience de la guerre, le début du film plus tendu confirme ce trait de caractère. Il a en effet du mal à sortir du cadre strict face à l’admiration que lui témoigne son partenaire Byrd (Bruce Lester) après leurs évasions d’une geôle allemande. L’exubérance et l’excentricité de Liddie va ainsi être l’occasion d’un choc de caractère avec Denistoun, pas dénué de quelques clichés assumés sur la communauté des gitans. Accent forcé, superstitions en tout genre, hygiène aléatoire, la mule est fortement chargée pour offrir un contrepoint comique idéal à la retenue british de de Denistoun.

Cette opposition est aussi formelle, le maquillage outré ainsi que les tenues luxuriantes de Dietrich s’ajoutent à son jeu expressif. Leisen rappelle son amour des actrices et son passé de décorateur dans la mémorable introduction du personnage, auréolé de mystère par sa seule voix chantée avant d’apparaître d’apparaitre dans toute son impudeur aux yeux de Denistoun. Le décor est théâtralisé à souhait tandis que la photo de Daniel L. Fapp souligne les traits métissés, le regard écarquillé et ardent de Liddie. Cette nature « autre » est appuyée de façon à marquer la surprise de Ray Milland, invité dans le monde de sa bienfaitrice quand, à l’opposé l’environnement de cette Allemagne nazie se fait plus hostile. Les circonstances vont forcer Denistoun à se grimer en gitan pour passer inaperçu, et être imprégné progressivement par cette identité d’adoption. 

L’amusante scène de transformation est une façon symbolique d’amorcer une mue le sortant de sa réserve anglaise, parfois non feinte par Ray Milland horrifié par certains artifices de jeu de Marlène Dietrich (la scène de repas de poisson), moins destinés à s’approprier son personnage qu’à signifier son mépris à Milland. Le contraste fonctionne en tout cas et Leisen rend indiscernables les dissensions de son casting dans la manière dont se développe la romance.  C’est en effet en expérimentant le rejet que subissent les gitans et parfois en reproduisant à son tour les clichés qui leur sont associés (le vol de poule) que Denistoun change peu à peu de regard sur Liddie. Nous restons dans une simplification tout hollywoodienne, notamment dans la description pittoresque du reste de la communauté gitane, mais la volonté bienveillante est là. L’ombre de l’oppression nazie sur les gitans plane sur le récit, en montrant déjà leur mise au ban de la société qui précède une authentique persécution.

Mitchell Leisen fait donc du monde des gitans, puis plus spécifiquement des moments intimes entre Liddie et Denistoun, un véritable cocon à l’abris des tumultes du monde. Dans cette idée la stylisation des espaces, les nuances de la photo et certaines atmosphères élégiaques s’éloignent du réel par une tonalité où l’humour du début s’estompe pour un romantisme plus prononcé. Le retour à une certaine noirceur dans la dernière partie nuance malgré tout ce regard uniforme sur l’Allemagne avec le personnage du professeur Krosigk (Reinhold Schünzel), dont le dilemme rappelle le tragique des œuvres de Borzage. Les Anneaux d’or, malgré quelques clichés et raccourcis, est donc sous son écrin romantique une piqûre de rappel réussie d’une sombre réalité récente.

Sorti en bluray français chez Elephant Films