Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 30 octobre 2023

Quatorze juillet - René Clair (1933)


 Anna, fleuriste, et Jean, chauffeur de taxi, se font des serments un soir de bal du 14 juillet à Paris. Jean succombe malgré tout à l'enjôleuse Pola, qui le délaissera vite elle-même. Sans amour, Jean sombre dans la délinquance.

Après la tonalité loufoque et burlesque de Le Million (1931) ainsi que l’esthétique surréaliste de A nous la liberté (1931), Quatorze juillet voit René Clair atténuer cette approche poétique pour revenir à la veine semi-réaliste de Sous les toits de Paris (1930), film inaugurant sa période parlante. Il revient là aux atmosphères parisiennes et milieux populaires de ce film qui sera d’ailleurs le dernier où la capitale française est aussi centrale avant Le Silence est d’or (1947) – opus marquant son retour en France après ses escapades anglaises et hollywoodiennes.

Si Le Million et A nous la liberté avaient marqué une évolution stylistique et thématique intéressante, Quatorze juillet fait malheureusement un peu figure de régression. La narration un peu lâche ne réitère pas malgré le charme du couple principal l’intérêt de Sous les toits de Paris. René Clair laisse davantage la part belle au dialogue ici que dans les précédents films, mais la magie ne fonctionne que quand il se repose sur de pures idées formelles. Le vis-à-vis des fenêtres des immeubles d’Anna (Annabella) Et Jean (George Rigaud) parvient ainsi le temps d’une superbe entrée en matière à nous présenter la douceur du quartier par un beau panoramique qui définit également la relation « je t’aime moi non plus » du couple se répondant entre œillades et grimaces. Ce dispositif servira les retrouvailles et séparations, houleuses ou tendre, des amoureux tout au long du récit. Le dialogue révèle la posture boudeuse pour elle, gentiment machiste pour lui, quand sans un mot un mot il suffit d’un regard ou d’un petit geste infantile pour les faire tomber dans les bras l’un de l’autre.

C’est le problème du film qui patine dès qu’il cherche à trop introduire la parole. Le duo de voleurs est brillamment croqué le temps d’une scène de fête, à la fois peu recommandables et maladroit, mais lorsqu’il s’agira de traduire cela dans le drame (la déchéance délinquante de Jean) et par le dialogue le récit patine immédiatement. Même problème avec Pola (Pola Illery) l’ex-amante sulfureuse de Jean, magnifiquement introduite dans toute sa lascivité sulfureuse par l’image mais dont la présence est alourdie par les dialogues explicatifs. Les précédents films montraient René Clair apprivoiser l’outil parlant, laissant par instant penser qu’ils fonctionnaient encore selon une logique évocatrice du muet mais avec le son amenant une inventivité et un contrepoint par d’autres éléments que le dialogue. Ici il y a l’impression claire que l’ensemble du film aurait largement mieux fonctionné en muet, y aurait gagné en efficacité.

C’est notamment le cas dans l’excellent usage du décor et sa symbolique, tel le jeu entre intérieur et extérieur, ombre et lumière durant la scène d’attaque du bar marquant les retrouvailles entre Jean et Anna. Un élément sonore intéressant est néanmoins les interruptions constantes de l’orchestre lors des scènes de bal, élément comique mais signifiant aussi la relation tumultueuse et chaotique de Jean et Anna. Une nouvelle fois, ce gimmick est plus efficace que les dialogues assez quelconques de la dispute qui accompagne cette séquence. Il y a donc un constant va et vient entre inspiration géniale et surlignage poussif tout au long du film, et c’est à croire que s’essayer à un film en langue étrangère va permettre de briser les derniers carcans de René Clair avec Fantôme à vendre (1935) à suivre, puis l’aisance de sa période hollywoodienne quelques années plus tard – La Belle ensorceleuse (1941), Ma femme est une sorcière (1942), C’est arrivé demain (1944). 

Sorti en bluray français chez Tamasa 

samedi 28 octobre 2023

Une Corde pour te pendre - Along the Great Divide, Raoul Walsh (1951)


 Le marshal Merrick (K. Douglas) et ses assistants (R. Teal & J. Agar) empêchent la pendaison sans procès d'un suspect, Keith (Walter Brennan), pour le meurtre du fils d'un rancher, Roden (M. Ankrum). Merrick décide d'emmener Keith pour qu'il soit jugé. Le rancher et son fils (J. Anderson) décident de les suivre pour venger le mort. Les officiers de justice passent chez Keith, où ils rencontrent sa fille (V. Mayo), avant de partir vers le juge le plus proche. Attaqués par la bande des Roden, ils décident de passer par le désert après avoir capturé le fils Roden.

Une corde pour te pendre marque pour Raoul Walsh la conclusion d’une trilogie de westerns « psychologiques » avec La Vallée de la peur (1947) et La Fille du désert (1949). Personnages torturés, atmosphères oppressantes et esthétique à la lisière du gothique font le sel de ces westerns atypiques. Une corde pour te pendre s’inscrit pleinement dans ce sillage, pervertissant un postulat que l’on imagine d’abord voisin de L’étrange incident de William A. Wellman (1943), une réflexion autour de l’auto-justice américaine et le lynchage. Il y a de cela néanmoins dans la droiture inflexible du marshal Merrick (Kirk Douglas) a sauver Keith (Walter Brennan) de la potence arbitraire d’un vacher assoiffé de vengeance pour l’amener vers un jugement respectant la loi. Ce que l’on prend pour de la rectitude inflexible relève pourtant d’un passé douloureux où, plus malléable avec cette notion de justice, il a perdu un être cher tragiquement.

Le périple pour amener l’accusé à bon port offre certes quelques morceaux de bravoures attendus lorsque le groupe sera traqué, mais ce sera avant tout un voyage intérieur où Merrick devra faire face à ses démons, à sa culpabilité enfouie. Keith lui rappelle ce parent disparu par un leitmotiv chanté, et Ann, la fille de ce dernier prête à tout pour le sauver renvoie à notre héros un reflet passé de lui-même. En effet dans son respect de la justice Merrick empêche Ann de réussir là où il a échoué autrefois. Les prémices classiques de course-poursuite et d’action (une haletante fusillade dans un canyon) laissent place à une pure tension psychologique où l’aridité du cadre de désert mets à nu les fêlures de chacun, révèle les sentiments, amènent les alliances à se faire et se défaire. Raoul Walsh travaille ce sentiment d’isolation dans ses plans d’ensemble où les silhouettes parcourent des grands espaces désolés, et la chaleur accablante semble être une matérialisation météorologique de quelque chose de plus insidieux et douloureux qui ronge les personnages.

C’est le premier western de Kirk Douglas qui confère à son héros le mélange de stoïcisme rigolard et de vulnérabilité qui magnifieront ses autres incursions dans le genre, notamment l’écorché vif de L’Homme qui n’a pas d’étoile de King Vidor (1955). Walsh excelle à exacerber cette facette dans la tournure presque onirique que prend l’atmosphère du film dans sa seconde partie. Le film évite cependant l’abstraction grâce à la bonhomie de Walter Brennan, second rôle truculent du western (chez Hawks, Ford, Anthony Mann…) et qui ici, tout en conservant cette caractérisation bénéficie d’un rôle plus fouillé et touchant de vieille canaille. Virginia Mayo déjà incandescente dans La Fille du désert est d’une grande justesse, une figure féminine rugueuse et à fleur de peau offrant un beau répondant à Douglas. Ce trio de protagonistes par ses sentiments amour/haine et leurs interactions qui oscillent entre tourments passés et présents impose un solide socle dramatique donnant chair à la dimension existentielle du récit, même si pas poussée aussi loin que dans La Vallée de la peur sur ce registre de tragédie.

La dernière partie et son retour à la civilisation avec séquence de tribunal perd un peu de l’intensité qui précède, notamment par son happy-end un peu expédié. Cela ne dénigre en rien les qualités plastiques et d’écriture d’Une corde pour te pendre qui demeure une proposition de western singulière, même si pas totalement aussi aboutie que les deux précédents de cette trilogie « psychanalytique ». 


 Sorti en dvd zone 2 français chez Warner et vu à la Cinémathèque dans le cadre de la rétro Raoul Walsh

 Extrait de la scène d'ouverture

vendredi 27 octobre 2023

La Maison des sept péchés - Seven Sinners, Tay Garnett (1940)


 Dans le Pacifique, Bijou, une chanteuse de beuglant, expulsée d’île en île comme un élément perturbateur de boîtes de nuit, où elle provoque régulièrement rixes et destructions de mobilier, échoue avec deux compagnons, à Boni-Komba où elle est engagée au « Seven Sinners ». Elle excite la jalousie de la fille du gouverneur dont les soirées sont désertées par les beaux officiers de marine. Une idylle naîtra bientôt entre Bijou et Dan Brent, jeune et fringant lieutenant de vaisseau.

La fructueuse collaboration de Marlène Dietrich avec Josef von Sternberg, fondatrice de la persona filmique de l’actrice, s’était achevé en 1935 avec La Femme et le Pantin. Marlène Dietrich trouvera dans les années suivantes des rôles où elle saura se réinventer comme Ange d’Ernst Lubisch (1937), des nouveaux genres à explorer comme le polar mâtiné de récit social et triangle amoureux de L’Entraineuse fatale de Raoul Walsh (1941) mais globalement on retrouve souvent une relecture paresseuse de la figure de séductrice aventurière blasée façonnée chez von Sternberg et dans les films de cette période (Le Cantique des cantiques de Rouben Mamoulian (1933)).  La Maison des sept péché entre dans cette catégorie, écrin aux numéros de charme et de chant de la star ici en vagabonde des tropiques passant d’île en île après avoir causé dégâts sentimentaux et matériels.

Le scénario joue sur trois registres plus ou moins convaincant pour la caractériser, notamment dans son rapport aux hommes qui l’entourent. Son présent passe par ses deux amis et laquais dévoués peu recommandables, l’ancien de la marine Finnegan (Broderick Crawford) et le pickpocket Sasha (Mischa Auer), son passé sulfureux la hante par la présence du menaçant et possessif Andro (Oskar Homolka) tandis qu’un possible futur heureux et respectable est envisageable avec l’officier de la marine Dan Brent (John Wayne). Le cadre de la boîte de nuit « Seven Sinners » laisse entrevoir toutes ces possibilités. C’est le monde du spectacle où elle est maîtresse, captivant les regards, jouant de sa féminité ou de son androgynie par ses costumes extravagants, déployant son talent et charme canaille au chant. 

C’est aussi un cadre de séduction plus ou moins vénale (ce n’est jamais dit mais l’on peu soupçonner qu’elle ait vendu ses charmes pour survivre lors de ses pérégrinations) dont elle est coutumière, comme le montre la scène où elle devient instantanément la coqueluche d’un groupe d’officiers le temps d’une partie de billard. Pourtant, les espaces plus isolés du « Seven Sinners » où elle n’a plus à se mettre en scène révèlent une femme plus vulnérable, en quête d’ailleurs comme la séquence romantique du blackout. 

John Wayne fraîchement starifié après le succès de La Chevauchée fantastique (1939) n’a pas encore la bonhomie mature et sûr de sa force qui le caractérisera par la suite (il n’y a qu’à comparer son autre romance avec une « femme de mauvaise vie » 20 ans plus tard dans Rio Bravo (1959) où la dynamique est très différente avec Angie Dickinson) et s’avère très attachant en jeune premier séduisant mais mal dégrossi. L’alchimie avec Marlène Dietrich fonctionne vraiment, ce qui conduira d’ailleurs Universal à les réunir dans deux autres productions, les westerns Les Ecumeurs (1942) et La fièvre de l’or noir (1942). 

Tay Garnett parvient par intermittences à distiller la science de son passé comique dans quelques moments burlesque, la beauté formelle du mélodrame dépaysant appréciée dans son somptueux Voyage sans retour (1932) et mettre en valeur le rapprochement d’un couple dissemblable (Voyage sans retour encore, Le facteur sonne toujours deux fois (1946). Mais tout cela ne fonctionne que par segment, le film manque de fluidité et d’un vrai nœud dramatique qui ne fonctionne ici que sur les acteurs - l'arrière-plan social du rejet de Dietrich par la haute société est trop superficiel. On peine à être réellement captivé de bout en bout malgré les qualités indéniables et le rôle de Marlène Dietrich ainsi que le postulat amène forcément à faire la comparaison avec les films de von Sternberg au détriment de La maison des sept péchés. Pas un mauvais moment, mais il manque définitivement quelque chose pour que la magie opère vraiment.

Sorti en bluray chez Elephant Films

mardi 24 octobre 2023

L'Obsédé - Obsession ou The Hidden Room, Edward Dmytryk (1949)


 Lorsque le Dr Clive Riordan découvre que sa femme a une liaison, il décide d'enfermer l'amant dans une pièce cachée. Le plan du Dr Riordan se déroule bien jusqu'à ce que le chien de sa femme ne cesse de traîner devant l'entrée de la pièce...

L'Obsédé est un des deux films que le réalisateur Edward Dmytryk signa durant son bref exil en Angleterre. Inquiété en 1947 par la Commission des Activités Anti-Américaines pour son appartenance au Parti communiste entre 1944 et 1945, il va faire partie des "Dix d'Hollywood" et sera condamné à six mois de prison. Il s'exile donc en Angleterre en 1948, même s'il rentrera aux Etats-Unis deux ans plus tard, purgera sa peine et dénoncera d'autres sympathisants dont Elia Kazan. L'Obsédé est sa première réalisation sur sa brève terre d'accueil (Donnez-nous aujourd'hui (1949) suivra) sur un scénario de l'australien Alec Coppel qui connaîtra la renommée quelques années plus tard grâce à sa collaboration avec Alfred Hitchcock sur La Main au collet (1955) et Vertigo (1957). Il adapte là un récit qu'il avait tout d'abord rédigé sous forme de pièce de théâtre en 1946, puis de roman policier en 1947 sous le titre A Man About a Dog - publié en France sur le titre Scotland Yard en échec aux éditions Albin Michel. 

On retrouve justement là le brio d'Alec Coppel pour concevoir des dispositifs criminels machiavéliques, qu'il parvient en plus à inscrire dans une vraie réalité sociale anglaise. Le film évoque grandement une sorte de Le Limier (1971) avant l'heure, moins virtuose que le Mankiewicz mais dont on aurait habilement déplacé le point de vue au seul Laurence Olivier. Lorsque le psychiatre Clive Riordan (Robert Newton) découvre la liaison de sa femme Storm (Sally Gray) avec le beau et jeune américain Bill Kronin (Phil Brown ), il décide de monter une vengeance diabolique dont il est certain de sortir indemne en réalisant le crime parfait. Le début du film est assez brillant par sa constante imprévisibilité, voyant Clive confronter d'entrée les amants et les manipuler et menacer avec suffisamment d'acuité pour qu'ils ne puissent nier l'évidence. 

Comme dans Le Limier, Clive cherche dans une mentalité machiste à conserver la "propriété" de sa femme (la scène où elle vient lui réclamer son argent de poche à son cabinet situe la nature de leur rapport) mais aussi à rabaisser plus bas que terre son rival. Le film s'ouvre sur Clive à son club prenant un verre avec d'autres membres de la haute société anglaise, et la conversation tourne autour du déclin de l'ancien Empire au détriment de ses manants de nord-américain qui sous prétexte d'avoir sauvé la mise en 39-45 vienne souiller leur culture. Bill Kronin représente donc la menace extérieure pour le couple de Clive, mais aussi pour l'identité et le rayonnement britannique dans l'esprit de ce personnage vieil école.

Le crime parfait aura donc pour but d'être insoupçonnable, mais aussi de ramener l'impudent à la place qui est la sienne. Plutôt que de le tuer immédiatement et risquer d'être suspecté, Clive va longuement séquestrer Kronin dans une pièce cachée de son garage, attendant que l'attention autour de sa disparition se calme pour le tuer. Edward Dmytryk gère un peu moins bien cette seconde partie reposant sur l'attente avec de petites longueurs, mais l'étude de caractères s'avère néanmoins prenante. Le réalisateur travaille par le dialogue et sa mise en scène l'emprise de Clive sur Kronin. La méticulosité vicieuse de Clive se ressent par le savant calcul de la longueur de la chaîne liant Kronin, dont la distance l'empêche d'atteindre son geôlier pour s'évader - dommage de ne pas davantage en jouer plus tard lorsque le suspense va s'emballer. 

Clive joue également avec les nerfs de son prisonnier en lui racontant l'avancée de l'enquête autour de sa disparition, la manière dont l'écho médiatique autour de celle-ci s'estompe, et donc le rapproche du jour de son exécution. Une étrange relation complice naît entre les deux, soulignant par les bons mots et l'humour noir l'issue fatale attendue. Phil Brown est très bon dans ce registre, faisant preuve d'une ironie désespérée quant à l'épreuve qu'il subit tandis que le physique avenant du début de film s'estompe au fil de sa détention et de son moral vacillant. L'enquête policière est un peu plus laborieuse malgré un excellent personnage d'inspecteur de Scotland Yard (Naunton Wayne) qui par son tempérament collant et crispant sans l'air d'y toucher préfigure vraiment le futur Columbo télévisé.

La fin est en revanche très réussie, Clive se trahissant par un détail improbable la "contamination" de l'envahisseur américain née de ses nombreuses conversations avec Kronin dont il va reprendre un tic linguistique. Le suspense est rondement mené en jouant habilement des spécificités anglaises, qu'elle soit sociale avec la trop grande politesse des bobbys manquant de tout faire capoter (bien trop de précautions formelles pour enfoncer une porte) ou formelle par la nuit noire londonienne lourde de secret et menaces à travers la belle photo de C. M. Pennington-Richards. Malgré un manque de mordant après sa géniale entrée en matière (la censure anglaise aurait forcé à adoucir la fin et retardé la sortie du film car le modus operandi de Clive s'avérait trop proche de celui du serial-killer anglais John Haigh, bien dans les esprits de l'époque), un suspense très original et plutôt prenant donc.

Disponible en streaming sur Mycanal

dimanche 22 octobre 2023

Kuroneko - Yabu no naka no kuroneko, Kaneto Shindo (1968)


 Une femme et sa belle-fille sont violées et tuées par un groupe de samouraïs. Ivres de vengeance, elles renaissent sous la forme d'esprits chats et jurent de tuer tous les samouraïs. Jusqu'au jour où leur victime désignée est le fils de la femme, et donc mari de la jeune femme, revenu de la guerre.

Kuroneko s’inscrit dans la glorieuse décennie des années 60 pour Kaneto Shindo au sommet de sa créativité. Il y rencontre le succès international en tant que cinéaste avec L’île nue (1961) et Onibaba (1964), et contribue en tant que scénariste à des réussites majeures de Yasuzo Masumura (La Femme de Seisaku (1965), Tatouage (1966), La Femme du docteur Hanaoka (1967)) et Yuzo Kawashima avec La Bête élégante (1962). Kuroneko se présente à la fois comme une continuité et un miroir inversé du célébré Onibaba. Dans ce dernier, les passions humaines et charnelles faisaient de l’argument fantastique un leurre servant les pulsions des protagonistes. Kuroneko est cette fois explicitement un récit de fantôme se fondant obéissant aux codes du conte traditionnel japonais, et produit dans des années 60 qui furent l’âge d’or de ce type de production.

On retrouve sur le papier le triangle « amoureux » d’Onibaba, une femme mûre, sa belle-fille et un homme mais dans une dynamique différente et plus tragique. Le film s’ouvre sur une éprouvante scène de barbarie qui voit un groupe de samouraïs s’introduire chez la femme (Nobuko Otowa) et sa belle-fille (Kiwako Taichi) pour les violer et les laisser pour mortes après avoir incendié leur maison. Les malheureuses renaissent sous forme de kaibyo, yokai de la "femme-chat" arborant les traits et attitudes de chat sous leur enveloppe corporelle humaine langoureuse, et s’attèle désormais à attirer, séduire et tuer les samouraïs de passage par vengeance. Kaneto Shindo travaille d’une pure approche sensitive et onirique pour témoigner de cette bascule, les émotions primaires de désir, de ressentiment et de vengeance se passant des mots pour se faire comprendre par le jeu des métaphores visuelles et des artifices formels. L’agression initiale est ainsi suivie de l’arrivée d’un chat noir (qui conserve finalement sa notion funeste occidentale dans le folklore japonais, le mot kuroneko signifiant littéralement chat noir en japonais) dont le regard vif et le pelage sombre amorce la transition vers les ténèbres nocturnes et la blancheur spectrale des spectres marquant leur nouvelle identité et terrain de jeu.

On retrouve cette notion de conte dans la répétition poétique et sujette à d’habiles variations dans la manière dont les fantômes vont séduire et décimer les samouraïs de passage. Tous sont punis dans leur concupiscence, la promesse de volupté les menant à leur perte quand ils décident de suivre la belle-fille. Shindo appuie l’étrangeté de la transition du monde des vivants à celui des spectres dans sa mise en scène, par ses effets de brumes, les lents travellings durant la traversée des forêts de bambous (qui annoncent le King Hu de A Touch of Zen (1971)) dans des plans dont la composition reprend la logique des emakimono – rouleaux peints horizontaux narrant sous forme dessinée les contes traditionnels, à la mode dans le Japon des 12e et 13e siècles. L’aspect à la fois dépouillé et stylisé des décors, le sentiment de vide et de néant des arrière-plans ainsi que la manière dont l’ordinaire étrangeté fait cohabiter la facticité et le réel dans une même image exprime une abstraction inquiétante. 

On pense à ce plan stupéfiant où la première victime est assis dans le séjour éclairé de la maison, tandis qu’à l’arrière-plan les bambous agités par le vent dans l’obscurité semblent comme appartenir à un autre niveau de réalité. Shindo et son directeur photo Kiyomi Kuroda imprègne l’image de cette fine couche de facticité qui contribue à entretenir le malaise sous la beauté formelle. Le parachèvement de cet équilibre funeste entre Eros et Thanatos repose sur les codes du théâtre Kabuki (notamment par le maquillage « félin » des fantômes) quand la fille happe sa victime folle de désir tandis qu’en montage alterné la mère entame une danse frénétique, sur fond de rythmiques de tambours japonais.

Ce rituel de malédiction parfaitement huilé va pourtant se gripper avec l’arrivée d’un samouraï dépêché pour mettre fin aux agissements des spectres. Il s’agit du fils (Nakamura Kichiemon II) et du mari des disparues, longtemps absent car mobilisé pour faire la guerre. La répétition des situations évoquées plus haut ne peut véhiculer la même froideur vengeresse face à l’être aimé. La connaissance des lieux du fils l’empêche d’avoir les mêmes attitudes que ses prédécesseurs car sa quête est plus intime que charnelle, tout comme les fantômes ne peuvent pas le châtier comme une victime quelconque. 

Kaneto Shindo parvient à fondre dans un récit traditionnel l’un des grands dilemmes de la société japonaise, l’éternelle questionnement entre l’intime et le collectif. Les fantômes sont soumis au diktat de haine et de représailles qui ont guidé leur réincarnation et sont confronté à leurs contradictions quand il s’agira de distinguer cet « homme », ce samouraï, quand leur raison d’être est de les punir tous. Le fils quant à lui oscille par la mission assignée entre la violence et le machisme inhérent à son genre, et ses sentiments lorsqu’il reconnaît dans les fantômes son épouse et sa mère disparue. Le déchirement est poignant, tant dans la romance que la relation mère/fils et tout cela fait évoluer le conte horrifique vers le mélodrame fantastique. 

Les personnages basculent constamment, de façon symbolique ou explicite, de l’animalité à l’humanité, de la dématérialisation spectrale à l’incarnation charnelle. Kuroneko est un objet troublant qui conserve tout son pouvoir de fascination. 

En salle le 25 octobre

samedi 21 octobre 2023

Traquée - No One Will Save You, Brian Duffield (2023)


 Brynn Adams, est une jeune femme qui vit seule dans la maison de son enfance. Celle-ci est soudain envahie par des visiteurs extraterrestres.

Traquée est une œuvre qui sur le papier et dans l’imagerie est un immense recyclage du récit d’invasion extraterrestre. Le design des aliens renvoie à l’esthétique humanoïde étrange popularisée depuis les années 50, les phénomènes prévenant leur arrivée (coupures d’électricité…) et les prémices anxiogènes d’une certaine intrusion domestique évoque Rencontre du troisième type (1977), la série X-Files ou Signes de M. Night Shyamalan (2002). La faculté de duplication que l’on découvrira assez tard dans l’histoire ravive à son tour l’influence de L’Invasion des profanateurs de sépultures et ses multiples variations. C’est un bagage que le réalisateur et scénariste Brian Duffield assume et sur lequel il se repose pour proposer une approche relativement originale. Il se déleste de toute allégorie politique plus ou moins prononcée propre au genre, les extraterrestres n’étant pas la manifestation d’une peur extérieure, mais plutôt des démons intimes et du passé de l’héroïne Brynn. Alors certes cela renvoie à Signes évoqué plus haut mais Duffield se montre plus nébuleux que le discours sur la foi explicite de Shyamalan, et joue davantage sur la perte de repère.

Brynn (Kaitlyn Dever) nous apparaît dès le départ prisonnière du monde de son enfance, par les maquettes façon maison de poupée occupant son salon, par ses attitudes enfantines et une forme d’obsession pour les souvenirs partagés avec/de son amie Maude dans leur relation épistolaire. Il s’agit d’un refuge l’isolant de la communauté qu’elle fuit, mais qui semble tout autant la rejeter pour des raisons que l’on ignore. L’arrivée des extraterrestres met à mal ce cocon qui devient peu à peu un piège redoutable. Duffield a beau revisiter un postulat et des situations bien connues, le brio formel dans la gestion du suspense est redoutable. La découverte progressive de l’apparence des aliens se fait par le travail sur la bande-son, la gestion de la profondeur de champs où, tapie dans l’ombre se dessine soudain une silhouette « autre ». 

L’introduction légère nous aura inconsciemment fait assimiler la topographie de la maison pour nous préparer au cache-cache angoissant à venir dans un découpage habile, tandis que le montage nous réserve son lot de scènes chocs et d’apparitions subites par de saisissants jumpscare. Il y a une dimension étrange, rêvée et onirique qui fonctionnant autant pour nous faire entrer dans psyché de l’héroïne (et accepter les transitions et ruptures de ton déroutantes) que pour rendre les réactions des aliens imprévisibles. Les règles ne sont jamais claires dans les réactions des créatures faisant preuve d’agressivité soudaine ou marquant des temps d’arrêt inquiétant, leur perception en fait clairement des être autre dans leur vélocité comme leur maladresse dans les multiples cours-poursuites du récit.

Brian Duffield déploie quelques visions puissantes, piochant donc dans l’imagerie de l’invasion alien (les soucoupes volantes surplombant la région dans la nuit) mais aussi presque lovecraftienne comme lorsqu’un alien immense surgit sur le toit de la maison ou dont l’immensité monstrueuse se dessine dans la brume d’une forêt. Malgré cette peur palpable, il apparaît néanmoins que Brynn est toujours celle qui, apeurée, assène le premier coup. Les aliens tout menaçants qu’ils soient paraissent plutôt intrigué par ce qui se révèle de la personnalité de leur proie à travers les objets et photos de la maison. Et quand ils vont enfin la capturer, ces fameuses visions extraterrestres presque clichés ne servent pas une étude anatomique de leur victime, mais psychanalytique. 

Brynn est rétive à leur emprise car souffrant d’un mal, d’une culpabilité au-delà de la peur que les créatures lui inspirent. Le fameux passé va alors se révéler et d’un seul coup le film convoque, à sa manière une nouvelle fois, une autre approche de l’irruption extraterrestre, celle de Le Jour où la terre s’arrêta (1951), de Le Météore de la nuit (1953), de Rencontres du Troisième type ou de Abyss (1989). Le traitement purement visuel évite toute scories démonstratives puisqu’il n’y a quasiment pas de dialogues du film, l’inventivité de Duffield et la formidable prestation muette de Kaitlyn Dever faisant de l’ensemble une pure expérience sensitive et émotionnelle. D'ailleurs même lorsque les enjeux et le propos deviennent très clairs, le film parvient a garder sa part de mystère et de fascination dans sa dernière scène trouble. Brynn s'est-elle libérée ou abandonnée à ses maux ? Une très belle réussite qui arrive brillamment à faire du neuf avec du vieux.

Disponible sur la plateforme Disney +

jeudi 19 octobre 2023

C'est pour toujours - Now and Forever, Henry Hathaway (1934)


 Jerry et Toni, un couple d'arnaqueurs, vivent à l'hôtel depuis un bon moment. N'ayant aucune intention de payer les frais de leur séjour, Jerry a dans l'idée de vendre le droit d'adoption de sa fille Penny, née d'une précédente union. Mais lorsqu'il passe un peu de temps avec la petite fille, il tombe sous son charme et décide de mener une vraie vie de famille. Cependant, les habitudes ont la vie dure...

C’est pour toujours est une charmante comédie qui capture ses participants à des étapes très différentes de leurs carrières. Gary Cooper n’est pas encore devenu l’incarnation de « l’American hero » qu’établira Sergent York de Howard Hawks (1941) ou en plus proche Les trois lanciers du Bengale d’Henry Hathaway (1935). Il est une figure populaire oscillant entre le mélodrame (L’Adieu aux armes de Frank Borzage (1932), Après nous le déluge de Howard Hawks (1933), Soir de noces de King Vidor (1935), Peter Ibbetson de Henry Hathaway (1935) et la comédie notamment chez Lubitsch dans Sérénade à trois (1933) dont ce C’est pour toujours semble prolonge la figure d’attachante canaille globe-trotter, la dimension familiale prenant le pas sur la veine romantique. 

Carole Lombard ici dans un pur rôle dramatique n’a pas encore trouvé sa persona filmique sophistiquée et extravagante qui s’établira dans ses rôles à suivre comme Train de luxe d’Howard Hawks (1934), Jeu de mains de Mitchell Leisen (1934) ou Mon Homme Godfrey de Gregory La Cava (1936). C’est un des rôles qui participe à l’ascension de l’enfant star Shirley Temple et également l’un des films qui précède la mue d’Henry Hathaway vers les projets onéreux à la logistique complexe où sa rigueur en fera l’homme des studios.

Tout cela se bouscule un peu dans les tonalités du film démarrant dans la pure comédie en montrant les aptitudes et le quotidien d’escroc de Jerry (Gary Cooper) dans une existence dont sa compagne Toni (Carole Lombard) est lasse. Elle finit par le quitter pour un temps, ce qui va l’ébranler au moment de négocier l’abandon de ses droits sur sa fille d’un premier mariage, mais face à la bouille charmante de Pennie (Shirley Temple) il finit par accepter de s’en occuper et construire un semblant de cellule familiale classique. Tout tient vraiment au charme des acteurs, notamment l’alchimie entre Cooper et Temple où dès le premier contact, sans savoir qui est qui, la complicité naît. Pennie ravive l’attachement et le sens des responsabilités perdus par son père dans la bagatelle, et ce dernier par sa personnalité fantasque offre une figure paternelle joyeusement maladroite. Les gimmicks comme « Honor Bright » scellent un pacte d’honnêteté que l’ancien arnaqueur met un point d’honneur à respecter, et qui aura ses conséquences plus tard quand les mauvaises tentations referont surface.

La dualité de Jerry et l’amour sincère qui le lie à Toni sont aussi capturé avec une belle justesse. La scène où tout deux se quittent puis se réconcilient en renonçant chacun aux principes de vie ayant mené à cette possible séparation est un beau moment d’émotion où Hathaway fige la photogénie et la vulnérabilité palpable des acteurs est un grand moment. L’intrigue parait par la suite assez convenue mais les enjeux et protagonistes ont été posés avec suffisamment de force pour nous intéresser. Ainsi la déchirante découverte par Pennie du vol de collier de son père (mais surtout le fait qu’il lui a menti et brisé le « Honor Bright ») fend le cœur par les larmes de dépit de la fillette – larmes sincère d’une Shirley Temple dont les producteurs manipulateurs lui ont révélé avant le tournage de la scène le décès accidentel de Dorothy Dell, actrice dont elle s’était rapprochée lors d’un film précédent. Il y a une lente bascule de la comédie espiègle initial vers le mélo pas totalement assumé par le studio qui va couper la fin vraiment dramatique initialement envisagée (et tournée) pour celle du film offrant un bel entre-deux. Un jolie petite œuvre attachante et preuve de la versatilité sans failles d’Henry Hathaway. 

Sorti en bluray français chez Elephant films

mardi 17 octobre 2023

L'École militaire de Nakano - Rikugun Nakano gakkō, Yasuzo Masumura (1966)


 Au cours d'un étrange examen oral, un lieutenant comprend qu'il vient d'être intégré à l'école d'espionnage de Nakano. Coupé du monde pendant un an, formé à toutes les disciplines, il va devenir le parfait espion..

En 1962 Yasuzo Musumura signait un de ses meilleurs films avec Black Test Car, récit d'espionnage industriel où l'on observait les machinations machiavéliques entre des corporations dans une pure logique de concurrence capitaliste. Le film participait, avec Géants et jouets (1958) sur un thème voisin, remplacer le patriotisme belliqueux et fanatique d'antan par la fidélité sans failles ni scrupule à l'entreprise qui remplaçait indirectement le Japon en tant que collectif auquel prêter allégeance. L'école militaire de Nakano est en quelque sorte un retour aux origines, quand avant le profit financier, les manipulations, les complots et coups bas servaient le drapeau dans le monde du renseignement. Le scénario s'inspire de réelle école de Nakano qui fut le principal centre de formation du renseignement militaire de l'armée impériale japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Fondée en 1938 et dissoute en 1945, elle forma plus de 2500 agents qui en sortirent rompus à l'art du contre-espionnage, du sabotage, des opérations secrètes ou encore de la guérilla. Le film de Masumura mélange réalité et fiction pour dépeindre les premiers pas et coups d'éclats de l'école en observant la formation de ses élèves fondateurs.

Les pages d'actualités propagandistes ouvrant le récit agitent tous les fronts en cours et à venir pour le Japon, expliquant la nécessité d'une nouvelle réponse à ses menaces. Jiro (Raizô Ichikawa), un jeune officier de réserve va subir un curieux examen qui va l'amener à être sélectionné pour une mission secrète. Il va découvrir qu'il est, avec d'autres jeunes gradés d'élite choisi pour inaugurer une école d'espionnage basée à Nakano. Ils vont durant un an abandonner leur vie et leur identité pour acquérir à travers des disciplines physiques, intellectuelles et psychologique tout le bagage pour devenir de redoutables espions. Masumura alterne moment de vie où le groupe se soude avec la froideur de l'apprentissage où le savoir à maîtriser est aussi divers que l'art de la torture (à infliger ou à subir), l'ouverture de coffre-fort, les langues et la géopolitique. L'école est au départ une expérience dépourvue de moyens, vivant du mécénat militaire et seulement guidant par la fois de son directeur tandis que la conviction des élèves est plus vacillante. Parallèlement, Yukiko (Sachiko Murase), la jeune fiancée de Jiro inquiète de ne pas avoir de nouvelle se lance sans succès à sa recherche et décide d'intégrer le service de décryptage en tant que dactylo. Les deux intrigues vont bien sûr se rejoindre avec des conséquences tragiques.

Comme souvent au Japon et encore plus durant cette ère fasciste, le collectif prime sur l'individu et les élèves réfractaires sont rapidement ostracisé, écrasé psychologiquement (un suicide) voire physiquement (un seppuku contraint et forcé) par la force du groupe au nom de l'avenir de l'école. Le microcosme de l'établissement est une métaphore du Japon dont il s'agit de défendre les intérêts contre l'adversité extérieure. Masumura ne fait cependant pas de ses personnages des fanatiques décérébrés, qui sont conscients que le Japon est en grande partie responsable des menaces qui le guettent à cause de sa politique expansionniste à travers l'Asie. 

La flamme du patriotisme glacial naît ainsi d'une volonté de ceux se considérant comme l'élite de corriger les erreurs et de guider le pays dans la bonne direction. Il y a quelque chose de cérébral et d'habité à la fois dans l'union se faisant au sein des élèves qui se déploie peu à peu. On peut se demander si Arthur Harari a vu le film de Masumura tant le mimétisme est grand avec les scènes de formation de Onoda (lui-même passé par l'école militaire de Nakano) dans son magnifique Onoda, 10 000 nuits dans la jungle (2021) et qui offre une part d'explication à la folie guerrière qui guidera ce dernier.

Après cette longue mise en place, l'heure est à la pratique avec la périlleuse mission de décrypter les codes de transmission des Anglais. Avec les multiples enjeux en cours, Masumura ne conçoit pas un piège aussi virtuose que dans Black Test Car mais parvient néanmoins à captiver dans une sorte de Mission: impossible (la série tv débutant la même année aux USA, elle n'a pu avoir d'influence sur le film) avant l'heure ou du John Le Carré nippon en exploitant les failles et petits travers de chacun pour arriver à ses fins. La dimension à la fois ludique et glaciale du complot en trait de se faire s'estompe cependant quand les enjeux vont rejoindre la vie personnelle que Jiro pensait avoir laissé derrière lui. La dernière partie est saisissante de noirceur lorsque, sans trop en révéler, Jiro gagnera ses galons d'espion impitoyable en étant capable de sacrifier la dernière chose qui le liait à l'humanité. 

Masumura laisse le spectateur à sa stupéfaction et son dégoût sans le moindre effet dramatique appuyé, la situation cruelle et la fin d'une victime innocente suffisant à nous faire ressentir l'ampleur du pas franchit. La voix-off de Jiro tout au long du film et plus particulièrement durant la conclusion a cette hauteur détachée et déterminée nous montrant la transformation du personnage, tout en proposant en contrepoint les moments de fraternité exaltée des élèves désormais prêts à mettre en pratique leur savoir sur tous les fronts possibles. Mal interprétée, la fin où Jiro part plein de détermination vers la Mandchourie pourrait presque faire passer le film pour une œuvre de propagande - ce serait mal connaître la filmographie de Masumura qui renvoie tous le monde dos à dos vu l'aperçu des méthodes anglaises tout aussi peu recommandables. Néanmoins, le potentiel narratif est là et le film engendrera deux suites Nakano Army School: Top Secret Command de Tokuzô Tanaka (1967) et Army Nakano School: War Broke Out Last Night Akira Inoue (1968) où Raizô Ichikawa reprend son rôle.

Sorti en dvd japonais

dimanche 15 octobre 2023

Hollywood, les hommes et moi - Barbara Payton


 Hollywood, les hommes et moi, est un des témoignages les plus cru et juste sur l’envers du décor hollywoodiens. Il s’agit des confidences de Barbara Payton, starlette montante au début des années 50 et arrivée là à l’ultime stade de sa terrible déchéance. Fauchée, oubliée de tous et sa carrière d’actrice loin derrière elle à seulement 34 ans, elle se prostitue désormais pour quelques dollars dans un hôtel miteux. Un journaliste opportuniste va lui proposer de recueillir son parcours contre mille dollars, nous livrant ainsi un instantané cinglant et sans fard du sordide se dissimulant les strass.

L’ensemble du livre pourrait être résumé par le I’m not ashamed de son titre original, tant Barbara Payton s’y livre avec une sincérité où elle n’atténue pas ses failles tout en dénonçant la machine à broyer hollywoodienne. Barbara Payton se présente au départ comme une jeune provinciale ayant rêvée comme d’autres de caresser les rêves de célébrité en tant qu’actrice. Ce désir de lumière naît très tôt par un conditionnement de son environnement au sein duquel elle comprend dès l'enfance que son attrait physique peut lui ouvrir toutes les portes. C’est la cause de ses premiers errements connus (mariage, maternité et divorce précoce avant de gagner la cité des rêves) mais, à la différence d’autres stars sachant jouer le jeu du glamour de surface, Barbara Payton assume sa libido décomplexée, sa soif des hommes et (et des femmes) ses amours volatiles au grand jour. Elle nous apparaît comme un électron libre qui toute à sa défiance des mœurs, du machisme et de l’hypocrisie ambiante va s’aliéner sans immédiatement s’en rendre compte son accès aux étoiles.

Le langage cru nous dépeint un Hollywood de prédateurs dont elle connaît les règles et dont elle sait jouer sans s’avilir au début, la montrant maîtresse de ses multiples aventures. Mais Barbara Payton s’avère un être passionné qui en s’abandonnant à la moindre attirance soudaine, en risquant tout pour un élan amoureux irrépressible, ne « joue pas le jeu » des autres stars qui sous la provocation font de leur ambition égoïste le seul moteur de leurs agissements. On pourrait la comparer avec une Ava Gardner qui cependant sous un même tempérament indomptable était prête à sacrifier un mariage (Frank Sinatra dont elle avorta durant le tournage de Mogambo), une Marilyn Monroe prompte à se séparer d’un homme trop étouffant intellectuellement (Henry Miller) comme physiquement (Joe Di Maggio) et à défier un studio (la Fox), soit des femmes ne perdant jamais de vue leurs carrières malgré une nature fantasque. Barbara Payton se trompe souvent dans ses amours pour des hommes trop lâches, violents, égoïstes, mais elle comprendra trop tard que la chaleur de leurs corps et la fermeté de leur étreinte est pour elle une fin en soit davantage que sa carrière.

Elle ne s’en rendra compte que trop tard, alors que la gloire s’éloigne inexorablement. Délestée de son pouvoir de star, elle devient à son tour la proie des personnalités les moins scrupuleuses et bascule sans le savoir dans la prostitution. Les pages où elle dépeint le délitement de sa « valeur », par les cadeaux clinquants devenant une somme d’argent, puis la poignée de dollars d’une passe, sont absolument glaçantes. Il y a peu de noms cités pour éviter les procès, mais certains peuvent se devinant en recoupant sa filmographie. C’est un ouvrage qui parvient véritablement de faire entendre la voix de la femme qu’était Barbara Payton, bravache et vulnérable, indépendante et soumise, nymphomane et romantique. Elle incarne une somme de contradictions propres à nombre d’autres stars hollywoodiennes, mais elle n’a pas su ou voulu jouer le jeu des apparences pour simplement être elle-même et aller au bout de cette trajectoire explosive. Un choix qui ne lui sera pas pardonné, puisque comme le dit la préface de Dominique Forma, l’heure n’est pas encore à la célébration des icônes destroy qui s’assument. Barbara Payton décèdera quelques années après la publication de ces « mémoires », ruinées, enlaidie, alcoolique, surtout seule et abandonnée de ses anciens compagnons de jeu au sein du firmament hollywoodien. 

Publié chez La Manufacture de livres

samedi 14 octobre 2023

The Killer - David Fincher (2023)


 Solitaire, froid, méthodique et sans scrupules, un tueur attend dans l'ombre, guettant sa prochaine cible, et réalise qu'il commence à perdre la raison.

Nombre de réussites majeures de David Fincher reposent sur le principe du déraillement de personnages tout en maîtrise. L’accomplissement du plan du tueur de Seven (1995) passe par son propre sacrifice, le milliardaire omnipotent de The Game (1997) voit sa réalité se dérober, La révolution des anarchistes de Fight Club (1999) repose sur la dérive mentale de leur leader, ou encore la technologie de sécurité ultime de Panic Room (2002) devient le tombeau de ses utilisateurs. The Killer, adapté des bd signées Matz et Luc Jacamon, use de ce postulat dans une forme d’épure stylisée.

Le personnage méthodique, glacial et tout en maîtrise est cette fois celui d’un tueur à gage (Michael Fassbender) dont effectivement le métier exige un contrôle absolu de tout les paramètres pour atteindre à chaque fois sa cible. La longue scène d’ouverture le voit guetter son prochain contrat dans le vis-à-vis de deux immeubles avec une patience janséniste. Dans cette longue attente, le tueur déploie en voix-off de façon presque clichée toute une suite de mantras nous expliquant les raisons pour laquelle il exerce son métier à la perfection, jusqu’au moment d’appuyer sur la gâchette et où de manière inattendue il va rater sa cible. Sur le papier la suite du film déploie le schéma ressassé dans le thriller du professionnel trahi par ses employeurs et qui va user de ses capacités pour se retourner contre ceux les ayant autrefois financées. The Killer est donc clairement une sorte d’exercice de style qui tire ce postulat de série B vers l’abstraction en creusant cette thématique de la perte de contrôle tout au long du récit.

Le raté d’ouverture avait déjà mis à mal l’image de tueur infaillible en train de se poser, et celle de figure distante et solitaire ensuite quand on lui découvrira des proches pouvant constituer des dommages collatéraux – et des motifs solides de se venger. La progression du film n’aura de cesse de malmener mentalement et physiquement les fameux mantras exprimés au départ, notre héros étant guidé par ses émotions, agissant pour lui-même et pas pour l’argent, tandis que sa maîtrise absolue des paramètres sera constamment contredite. Cela se fait de manière progressive dans la graduation des cibles à abattre, dans la variation des pays et villes traversées, et dans les méthodes de meurtre. 

Fincher use du motif de la répétition pour souligner les dogmes du personnage, mais aussi pour les faire ressentir en situation. La multiplicité des identités endossées, sa manière à la fois séduisante et anonyme d’échanger avec chaque interlocuteur dans des lieux de passages (aéroport, banques, agences de location de voiture) et l’omniprésence des chansons du groupe The Smiths de façon intra et extradiégétique sont là pour faire ressentir de façon sensitive et implicite ce sentiment de contrôle. L’édifice s’effrite peu à peu, les stigmates des missions le rendant moins passe-partout aux yeux des autres tandis que la bande-son bruitiste de Trent Reznor et Atticus Ross prend le pas sur The Smiths afin de traduire la confusion du héros avançant vacillant vers l’issue de son voyage. Les mêmes lieux reviennent mais l'intégration du tueur au sein de ceux-ci évoluent, par exemple sa vigilance dans l'avion au début laisse place à une impensable somnolence dans ce même cadre plus tard.

Il y a comme une réflexion sous-jacente sur le monde capitaliste, la remontée se faisant de plus en plus périlleuse en passant du quidam d’une ville moyenne (malheureux chauffeur de taxi à Saint-Domingue) à la brute épaisse, la tueuse à gage et le commanditaire dans des villes de plus en plus immenses, tentaculaires et menaçantes dans leur ordinaire - élément travaillés par la photo de Erik Messerschmidt. Le héros a beau exécuter ses cibles, chacune d’elle représente un renoncement non consenti à ses principes, une faille physique ou mentale à sa détermination. Fincher sait le filmer dans l’urgence et le chaos d’une incroyable scène de bagarre où les leitmotivs répétés du tueur sont littéralement interrompus par le brutal assaut d’un adversaire. Plus tard lors de la confrontation avec Tilda Swinton, le héros renonce à l’exécution discrète et sèche qui lui tendait les bras pour un échange quasi existentiel où le chasseur et sa proie se rejoignent (ou du moins se rejoignaient) dans leurs motivations purement pécuniaires, mais cette fois l’objectif est personnel – et l’exécution presque triste et mélancolique. 

Fincher s’adonne à un exercice proche de Le Point de non-retour de John Boorman (1967) par l’avancée déterminée d’un personnage dans les rouages d’un monde criminel contre lequel il se retourne, et tirant cette quête vers quelque chose de vain, abstrait et existentiel. Malheureusement Fincher en reste à la surface et n’atteint pas le vertige psychédélique de Boorman, car n’osant pas pousser la déconstruction de son héros jusqu’au bout – quoique cela peut se discuter avec le sort de la dernière cible. En tout cas le « déraillement » cher au cinéaste est ici bien trop sous contrôle, loin des moments de folies les plus ahurissants et inattendus d’un Seven, Fight Club ou même dans les opus plus récents Gone Girl (2014). On reste dans une froideur et démonstration sur la lignée du Fincher d’œuvres plus impersonnelles comme Millenium (2011). 

Disponible sur Netflix à partir du 10 novembre

vendredi 13 octobre 2023

Sex and Zen 2 - Yuk po tuen II: Yuk lui sam ging, Man Kei Chin (1996)

Afin de pouvoir étudier, une jeune fille accepte de se déguiser en garçon et de porter une ceinture de chasteté conçue par son père et équipée de nombreux gadgets. Tellement inviolable que l'un de ses amis s’y broiera le pénis et devra se faire greffer un organe de cheval à la place. En tentant de le guérir auprès d’un taoïste, ils vont croiser la route d’un démon absorbant l’énergie vitale des humains lors de l’acte sexuel.

Sex and Zen 2 est la suite tardive de Sex and Zen de Michael Mak (1991), fleuron du controversé label Catergory 3 au sein du cinéma hongkongais. Le premier volet s’était avéré une étonnante réussite mariant l’érotisme soft avec les atmosphères et l’imagerie du wu xia pian fantastique. Plus précisément, le film était sous la haute influence de la trilogie Histoires de fantômes chinois (1987, 1990, 1991) produite par Tsui Hark dont il se démarquait en rendant explicites l’érotisme plus suggestif et romantique de celle-ci. Michael Mak puisait aussi son inspiration dans la culture classique chinoise, en adaptant La Chair comme tapis de prière, classique de la littérature érotique chinoise écrit par Li Yu au 17e siècle, et aussi à travers l’iconographie picturale chinoise riche en vision grivoise. Tout cela se tenait assez brillamment par sa beauté formelle qui donnait un rendu chatoyant à ce produit d’exploitation.

Le film fut un grand succès mais la production s’avéra houleuse entre un Michael Mak souhaitant imposer sa vision et le studio Golden Harvest. Cela explique les cinq ans séparant les deux œuvres, une hérésie dans un cinéma hongkongais bien plus prompt à réitérer la moindre formule à succès. Michael Mak refusant de revenir, le projet est confié à Wong Jing, producteur stakhanoviste et opportuniste pour lequel le profit prévaut sur la réussite artistique. Il va déléguer la réalisation à Man Kei Chin, spécialiste de ce type de cinéma érotique quand le bagage de Michael Mak avait réussi à élever l’argument de départ. Il n’en est rien ici même si, une nouvelle fois, l’inspiration est à chercher du côté de Tsui Hark. Le réalisateur sortait de deux de ses plus éclatantes réussites, Green Snake (1993) et The Lovers (1994) inspirées de contes traditionnels chinois. 

Sex and Zen 2 reprend au début le postulat de The Lovers avec cette jeune héroïne (Loletta Lee) en quête d’indépendance qui va se travestir en garçon pour pouvoir quitter le foyer et étudier malgré l’injonction paternelle. On retrouve quelques situations équivoques mais au trouble et à la confusion des genres de Tsui Hark, c’est la vulgarité et l’humour franchement paillard qui est privilégié. Sex and Zen 2 tente aussi de reproduire l’esthétique sophistiquée et onirique de Green Snake, mais de la photo au cadrage en passant par le cabotinage des acteurs, tout paraît toujours trop forcé, maladroit et criard pour ne serait-ce que titiller le bijou de Tsui Hark. Ce n’est finalement que dans son versant érotico-horrifique que le film convainc davantage quand se présente l’antagoniste démoniaque et sensuelle incarnée par Shu Qi.

Malgré dans ce registre de nouveaux quelques éléments volés à Tsui Hark (Loletta Lee dans sa bassine d’eau baignée de pétales faisant inévitablement penser à Joey Wong dans Histoires de fantômes chinois), la nature bisexuelle et transgenre du démon nous emmène vers un érotisme plus inattendu qui va davantage chercher du côté du Japon et ses hentai. Nous sommes presque face à une version live et plus soft d’un animé comme Urotsukidoji (1987) lorsque Shu Qi sous forme démoniaque et armée de tentacules fait subir les derniers outrages à ses rivales féminines, où quand un scorpion géant amovible sert à déployer les postures les plus folles du Kâma-Sûtra. L’ensemble est trop putassier pour approcher Tsui Hark ou même réitérer l’équilibre miraculeux du premier film, mais l’humour grivois et l’érotisme assumé fonctionnent plutôt bien dans l’ensemble.

On le doit notamment aux deux stars féminines aux trajectoires étonnamment inversées. Loletta Lee ici en jeune naïve découvrant l’ivresse des sens a débutée par des rôles solides dans du cinéma classique et populaire (Shanghai Blues de Tsui Hark (1984), Final Victory de Patrick Tam (1986), All's Well, Ends Well de Clifton Ko (1992)…) avant par intérêt financier de se réorienter vers le Catérogy 3 et le cinéma érotique – choix fatal qui l’enfermera dans ce genre. Au contraire la taïwanaise Shu Qi fait ses premiers pas dans le cinéma d’exploitation où elle se dénude plus qu’à son tour, avant de devenir l’égérie de tout un pan du cinéma d’auteur asiatique grâce auquel son talent va se révéler (Beijing Rock de Mabel Cheung (2001), Millenium Mambo (2001), ThreeTimes (2005) et The Assassin (2015) de Hou Hsiao-hsien). Toutes deux assument l’outrance du récit par des performances décomplexées et sensuelles, et contribuent au seul vrai moment de génie et d’invention dans le climax final. Un coït frénétique se transforme en sorte de duel westernien où leurs deux personnages doivent se retenir de ne pas jouir le premier sous peine d’avoir toute son énergie aspirée par l’autre, en métaphore ludique de la petite mort. Un spectacle amusant si l’on parvient à faire fi de sa trop lourde inspiration.

Sorti en bluray et dvd chez Spectrum Films