L’an 1694, en Angleterre – Virginia Herbert demande à Neville, jeune peintre et paysagiste réputé, de réaliser douze dessins liés au domaine de son mari, riche propriétaire terrien. En contrepartie, elle s’engage à le payer en or… et en nature ! Le mari étant absent, Neville accepte le marché. Mais il comprendra bientôt qu’on l’a utilisé pour servir un tout autre but…
Meurtre dans un jardin anglais marque l’acte de naissance de Peter Greenaway aux yeux du grand public. On y retrouve tout l’alliage d’inspiration picturale, d’esthétique baroque et de tonalité expérimentale qui fera le sel de ses grandes œuvres à venir. Greenaway aura auparavant navigué dans le cinéma d’avant-garde avec plusieurs court-métrages d’avant-garde, tout en assurant les fins de mois en tant que réalisateur et monteur durant 15 ans au sein de la Central Office of Information, agence nationale de marketing et communication du gouvernement anglais. Certains éléments au cœur de Meurtre dans un jardin anglais peuvent être d’ailleurs perçu dans certains court-métrages comme H Is for House (1973) et A Walk Through H: The Reincarnation of an Ornithologist (1978), que ce soit l’alliance entre ambiance rurale et obsession architecturale, et le mariage entre classicisme et modernité dans l’usage de la musique.
Meurtre dans un jardin anglais vient de l’aspiration première de Greenaway qui fut dès l’enfance d’être peintre. A cette époque, il prit l’habitude de s’exercer dans la maison de Hay-on-Wye où sa famille avait l’habitude de passer les vacances estivales. Comprenant l’effet que les variations météorologiques produisaient sur l’évolution de son dessin, il en tint compte en changement régulièrement de place durant son ouvrage au fil des heures de la journée afin d’en maintenir intacte la lumière initiale. C’est précisément la méthode à laquelle va s’astreindre le paysagiste Neville (Anthony Higgins) dans le film, tout en soumettant sa commanditaire Madame Hebert (Janet Suzman) et sa maisonnée à son exigence en les forçant à s’effacer ou maintenir la pose (et la tenue vestimentaire) au sein des espaces qu’il souhaite immortaliser. Après The Falls (1980), autre échappée avant-gardiste sous forme de faux documentaire, Peter Greenaway a la possibilité d’être financé par le British Film Institute et la chaîne de télévision Channel 4 avec une œuvre plus accessible. Le réalisateur va ainsi réussir à concrétiser ses obsessions l’intermédiaire d’un whodunit historique dont le mystère à résoudre déploie un attrait et une surface parlant davantage au grand public.Pour Peter Greenaway, la grande question lorsque l’on peint un paysage est de savoir en rendre ce que « l’on voit » de ce qui s’y déroule plutôt que ce que « l’on sait » de ses capacités et connaissances à le faire. A ce dilemme purement artistique se greffe comme souvent l’idée de la notion de classe dans la société anglaise. La scène d’ouverture nous montre toute une suite de conciliabules entre nantis dont le faste s’impose par les costumes, les éléments de décors, les mets sur les tables, tandis que l’arrière-plan s’avère presque abstrait et artificiel en studio. Ce qu’y voit l’orgueilleux et arrogant Neville, c’est la sollicitation insistante de Madame Hebert à ce qu’il vienne réaliser des dessins du domaine de son mari, tandis que ce qu’il y a savoir, ce sont les vraies raisons de cette cour assidue. En effet Neville autocentré ne remarque pas les enjeux de pouvoir se jouant entre une Madame Hebert délaissée par son époux, les rancœurs sous-terraines et les intérêts de sa fille (Anne-Louise Lambert) et de son genre Mr Talmann (Hugh Fraser)… Ce n’est que la flatterie et les conditions outrageantes de son contrat qu’il percevra, puisqu’il pourra disposer sexuellement à sa guise de la maîtresse de maison en échange de ses services.Dès lors les exigences de Neville pour accomplir sa tâche servent cet égo, et dans un premier temps Greenaway nous laisse croire qu’il adopte le point de vue de l’artiste dans son dispositif. La voix-off de Neville affirme sa mainmise sur le paysage qu’il exécute, les silhouettes qui le traverse (serviteur comme maîtres et maîtresses de maison) sont des marionnettes qu’il dispose à sa guise sur son pupitre à dessin, et les dialogues mordants achèvent d’appuyer la délectation qu’il ressent par ce pouvoir. Neville, homme de basse extraction parvient par le seul brio de sa plume à prendre sa revanche sociale sur plus élevé que lui, à force de bons mots, d’humiliations sexuelles et de rire narquois par lesquels il croit mettre à nu (au propre comme au figuré) les failles de cette noblesse anglaise. Le réalisateur traduit cette illusion par la répétitivité hypnotique de la première partie dont l’ironie passe par les entêtantes ritournelles de Michael Nyman, des cadres dans le cadre où le paysage est cloisonné dans le rectangle du pupitre de Neville. La vérité repose pourtant dans les moments où le point de vue s’inverse, quand c’est Neville tout à son observation qui se trouve prisonnier de ce rectangle alors qu’il pense dominer la situation.Plusieurs éléments (un vêtement accroché à un buisson, une échelle, un chien laissé à l’extérieur) viennent parasiter la vision parfaite de l’environnement, et Neville pense imposer ses marottes en cherchant à les maintenir dans son dessin, quitte à importuner ses hôtes. Il s’appuie sur ce qu’il sait de son aptitude à retranscrire ces éléments incongrus, sur ce qu’il sait également du dérangement qu’il cause et s’en amuse. Dès lors ces cadres dans le cadre vont s’avérer être ce que l’on a bien voulut disposer devant lui à d’autres desseins, et notre artiste signe sa perte en n’illustrant pas ce qu’il voit, c’est-à-dire tout le puzzle du piège qui se refermera plus tard sur lui. Peter Greenaway parvient à disséminer de façon implicite comme explicite toutes les clés de la résolution de l’énigme, par la sophistication de son esthétique, par sentiment de contrôle rigoureux de ses compositions de plan symétriques, ainsi que l’ironie mordante de l’ensemble. A la raideur de ses personnages qui ne sont que mensonges et calculs, Greenaway donne en contrepoint l’excentricité fantaisiste de cette statue (Michael Feast) observant et s’amusant des évènements par ses facéties. La reconstitution et notamment les costumes de Sue Blane sont certes fidèles historiquement, mais ont ce soupçon de subtile exagération dans la facture qui révèle l’artificialité des rapports humains, l’illusion de la réalité que l’on nous présente, ou plutôt que le place sous les yeux d’un Neville plus naïf que malin. C’est d’ailleurs par la seule force de l’image que Greenaway nous fait comprendre de manière sous-jacente l’échec de son héros. Lorsque Neville revient au domaine en fin de film après la mort de Mr Hebert, lors d’une scène il retrouve Mme Hebert et sa fille en extérieur. Cette dernière est accompagnée d’un nouveau paysagiste, un hollandais qui va redéfinir la disposition des lieux. Ce que Neville a cherché à figer pour servir malgré lui d’alibi aux coupables peut désormais être démantelé et les dessins doivent disparaître. Lors de leur court échange, le ciel s’assombrit et un nuage passe de façon très visible au-dessus d’eux – que n’autorisait jamais la perfection de la photographie de Curtis Clarke jusque-là. Neville véritable maître du temps et de l’espace dans la première partie, modelant le paysage à sa guise, se voit pour la première fois imposer une rupture météorologique, il n’est plus le bienvenu, il est en danger. Tous ces éléments subtils sont compris de façon naturelle, organique, sans que l’heure des grandes explications typiques du whodunit – ou même de contextualisation historique avec la naissance du capitalisme anglais à cette période de la Renaissance, la plus grande autonomie des femmes sur leur patrimoine - soient nécessaires. Avec ce premier long-métrage de fiction, Peter Greenaway transcende la tentation d’exercice de style et livre déjà un grand film.Sorti en bluray français chez Le Chat qui fume