Avec ses héros masculins d'âge mûr entretenant des relations troubles auprès de jeunes délinquants mineurs dans Plaisirs cachés (1976) et Le Député (1978), Eloy de la Iglesia avait déjà plus que flirté avec le courant du cinéma quinqui et réalisant Navajeros, il va en devenir le véritable fer de lance. Le terme quinqui est issu de l'argot espagnol et désigne des personnes vivant en marge de la société, et le sous-genre associé à ce mot se caractérise par le portrait de la délinquance juvénile locale. Cette jeunesse désœuvrée et dépolitisée dans le contexte socio-politique de la transition postfranquiste ne trouve donc que dans une existence hors-la-loi l'adrénaline, la raison d'être et les ressources financières pour survivre. Le quinqui est un des genres les plus populaires de cette période en Espagne, auquel nombre de réalisateur renommés (Carlos Saura avec Vivre vite (1981) ou en devenir (Pedro Almodovar sur Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (1984)) s'essaieront, tandis que les "spécialistes" seront des personnalités comme José Antonio de la Loma, Ignacio F. Iquino ou donc Eloy de la Iglesia. Une des particularités du quinqui est de souvent engager des acteurs juvéniles dont le quotidien âpre correspond à leurs rôles à l'écran, la parenthèse cinématographique se faisant entre deux séjours en prison ou maison de correction. Navajeros endosse doublement ce cachet réaliste. Le film est le biopic de José Joaquín Sánchez Frutos surnommé "El Jaro", quinqui dont les "exploits" en firent une véritable vedette médiatique faisant la une des journaux avant sa mort prématurée en 1979 à l'âge de 16 ans. L'acteur jouant El Jaro est José Luis Manzano, enfant de la rue et délinquant que Eloy de la Iglesia repère en 1978 et qui va être immédiatement fasciné par son charisme, au point de lancer sa carrière de comédien avec Navajeros - et il sera de tous les films quinquis du réalisateur, Colegas (1982), El Pico (1983), El Pico 2 et La estanquera de Vallecas (1987).Navaleros déroule de façon encore naturelle ce qui deviendra en quelque sorte le "cahier des charges" du film quinqui à savoir succession de larcins plus ou moins violent, consommation de drogue et sexualité débridée. Ce dernier point est un des apports majeurs d'Eloy de la Iglesia au genre, frôlant dans les films suivants le voyeurisme et une certaine complaisance en s'attardant avec insistance sur la nudité de ses jeunes éphèbes. Le réalisateur sombrera en effet dans les mêmes excès que les délinquants qu'il film en tombant dans les drogues dures, et sera soupçonné d'entretenir une proximité suspecte avec eux (ce que préfiguraient justement Plaisirs cachés et Le Député), dont José Luis Manzano qu'il hébergea un temps chez lui. Navajeros est à mi-chemin entre ces dérives et la veine plus engagée politiquement des œuvres précédentes de de la Iglesia. La première partie du film est à ranger en bonne place aux côtés du Scarface (1983) de Brian de Palma ou Fight Club de David Fincher (1999) dans la catégorie des œuvres offrant un visage dangereusement séduisant de ce qu'elles dénoncent en prenant le risque d'être incomprises.On va y suivre la fulgurante ascension de El Jaro et de sa bande, l'escalades de plus en plus violente, périlleuse et lucrative de leur méfait. Arrachage de sac dans les rues, vols de voiture, attaque de commerce, mise à sac des business de criminels adultes plus chevronnés et bagarre de bande, les morceaux de bravoures s'enchaînent avec une frénésie euphorisante dans un montage nerveux et une bande-son rock'n'roll. José Luis Manzano, phrasé cinglant, pose bravache et regard intimidant, fait preuve d'une présence absolument magnétique et électrisante. El Jaro sous ses traits semblent véritablement invulnérable et irrésistible, échappant toujours aux forces de police et les rares fois où il se fait prendre bénéficiant de la mansuétude dû à son statut de mineur. Ce pouvoir de fascination déteint sur ses camarades prêts à le suivre dans tous les mauvais coups, subjugue les femmes dont la prostituée Mercedes (Isela Vega ) trouvant une nouvelle jeunesse dans ses bras, et même l'institution avec ce dialogue où le directeur d'une maison de correction se montre admiratif de la capacité d'adhésion de notre héros qui en ferait potentiellement un grand politique. Cette impuissance de l'Etat s'illustre d'ailleurs par le portrait peu reluisant de la police, entre impuissance et relents de fascisme pas estompé lors d'une scène d'interrogatoire où un agent regrette de ne plus pouvoir appliquer d'anciennes "méthodes".
Après nous avoir montré cet envers faisant presque office de tract publicitaire pour la vie de quinqui, Eloy de la Iglesia va progressivement dévoiler la face sombre et sans issue d'une telle existence. La voix et conscience politique prolongeant le message du réalisateur passe par le personnage du journaliste joué par José Sacristán. Ses commentaires entrecoupent et désamorcent l'adrénaline joyeuse des méfaits d'El Jaro, et amènent sans les justifier une explication à l'attitude destructrice de notre "héros". Il amène par là une dimension documentaire lorsqu'il revient sur les lieux des banlieues misérables où a grandi El Jaro, et le dénuement extrême des lieux fait comprendre les voies jusqu'au-boutistes qu'empruntent les délinquants pour échapper à ce cadre. La rencontre espérée mais toujours ajournée entre le journaliste et El Jaro empêche ce dernier de faire une introspection salvatrice, même si la vulnérabilité sous les postures viriles est entrevue plusieurs fois. Il y a notamment ce terrible moment de détresse où lorsqu'il décide de braquer une maison close avec ses comparses, il tombe sur sa propre mère (María Martín) officiant sur les lieux et en compagnie d'un client. Il y a également quelque chose de maternel dans le lien l'unissant à Mercedes, femme mûre endossant ce rôle protecteur qui lui a tant manqué. La volonté incongrue d'El Jaro de garder l'enfant de Toni (Verónica Castro) sa petite amie junkie et enceinte, témoigne aussi de ce désir de construire une cellule familiale qu'il n’a pas eu - José Luis Manzano est tout aussi impressionnant dans ce registre fragile qui annonce sa prestation plus vulnérable de El Pico. Seulement pour s'en sortir, il ne connaît que l'urgence de la rue et dès lors de la Iglesia traduit cette impasse en sclérosant les leitmotivs galvanisant de la première partie. El Jaro se retrouve blessé, un de ses amis est tué, les évènements tournent en sa défaveur lorsqu'il cherche à monter un mauvais coup. Le début du film usait dans son montage frénétique d'une ritournelle de musique classique issue du ballet La Belle au bois dormant de Tchaïkovski (et notamment utilisé dans l'adaptation Walt Disney en instrumental et sur le morceau Once Upon a Dream) et ce gimmick qui ajoutait à la tonalité enjouée des exploits du personnage se dote d'une facette désespérée dans la répétitivité impossible et pathétique de ces hauts faits. La confrontation progressive avec la réalité et la vraie violence du monde (la rencontre incongrue avec des terroristes basques) signe la fin du rêve pour El Jaro et annonce sa fin tragique et forcément violente.
Uniquement disponible en bluray/dvd espagnol sans sous-titre ou en bluray américain zoné avec sous-titres anglais, sinon visible actuellement dans le cadre de la rétro consacré à Eloy de la Iglesia à la cinémathèque française
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