Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 7 juillet 2025

Twisted Nerve - Roy Boulting (1968)

 Martin est un jeune homme dérangé. Avec une mère qui tient absolument à continuer à le traiter comme un enfant, un beau-père qui ne le supporte pas, et un frère trisomique placé dans une institution, rien d'étonnant à ce que Martin ait trouvé refuge dans une double personnalité... celle du petit Georgie âgé de six ans ? C'est Georgie qui se lie d'amitié avec Susan Harper, mais cette amitié tourne bien vite à l'obsession et, quand Susan commence à prendre ses distances, Georgie perd les pédales...

Twisted Nerve est un thriller anglais dont les œuvres et auteurs qu’elle a influencés ont assez injustement mieux passé la postérité. Peu de temps après sa sortie, Le Chat à neuves queues de Dario Argento (1971) semble s’être inspiré dans un de ses rebondissements d’un des éléments les plus controversé du film de Roy Boulting, tournant autour des chromosomes et de la trisomie 21. Quant à Quentin Tarantino, son art du mash-up fait sien le mémorable thème sifflé de Bernard Herrmann pour installer la tension dans KillBill Volume 1 (2003).

Le film offre une intéressante continuité thématique à ses différents participants. Le scénariste Leo Marks revisite ainsi la figure du psychopathe après le mémorable Le Voyeur de Michael Powell, ajoutant aux prémices de l’enfance meurtri et de l’artiste démiurge criminel cette dimension « scientifique » pour expliquer les méfaits de Martin/Georgie (Hywel Bennett). Roy Boulting avait produit Le Gang des tueurs réalisé par son frère John dans lequel, sans forcément parler de psychopathie, la figure d’une jeunesse corrompue et maléfique apparaissait déjà sous les traits de Richard Attenborough. Justement, l’innocence bafouée et le mal se dissimulant sous la candeur est un des aspects les plus captivants du film à travers ses deux interprètes principaux. En 1966, Roy Boulting signe avec The Family Way un magnifique mélodrame réunissant déjà Hayley Mills et Hywel Bennett. 

Tous deux y jouent des jeunes mariés empêchés de consommer leurs nuits de noces, incident qui tout au long du récit les figent dans l’enfance, et empêche en quelque sorte leur passage à l’âge adulte d’autant que faute de moyens ils sont encore installés chez leurs parents. Le film remporte un immense succès et suscite la controverse en coulisse qui il marque la romance puis le mariage entre Hayley Mills et Roy Boulting, de plus de 30 ans son aîné. Hayley Mills, star juvénile des productions Disney y trouvait là un de ses premiers rôles de femmes adultes. Le pas franchi à l’écran par son personnage est en somme la conjugaison de celui qu’elle opère dans sa vie et change son image auprès des spectateurs britanniques. L’idéal de jeunesse pure et innocente que représente le couple qu’elle forme à l’écran avec Hywel Bennett dans The Family Way n’aura ainsi de cesse d’être plusieurs fois revisité sous un jour plus sombre dans deux autres productions, Twisted Nerve donc, mais aussi Endless Night de Sidney Gilliat (1972).

Dans Twisted Nerve, cette figure de l’adulte/enfant est donc représenté de différente façon par Hywel Bennett et Hayley Mills. Martin (Hywel Bennett) est en quelque sorte l’enfant trop choyé, couvé et étouffé venant juste après la perte douloureuse d’un premier-né. La différence est que cet aîné est pourtant bien vivant, mais séparé de sa famille et placé en institution à cause de sa trisomie. Le scénario explique, maladroitement lorsqu’il convoque la génétique (ce qui provoquera des controverses à la sortie et nécessitera une justification en voix-off durant l’introduction) et brillamment quand il introduit ce contexte familial, les raisons des élans meurtriers de Martin. Il est à la fois hanté par ce frère rejeté, et par une mère dont l’amour maladif dissimule l’angoisse constante qu’il soit lui aussi « handicapé » par les mêmes troubles mentaux – ce qui en conséquence lui placera des œillères face à ses comportements erratiques qu’elle lui pardonne constamment. Martin, sournois à l’intérieur, provoque à l’extérieur la bienveillance « maternelle » des femmes qu’il croise. Si ce bon vieux complexe d’Œdipe l’empêche de consommer avec sa mère et lui fait rejeter son bon père, la gentillesse de Susan (Hayley Mills) lui permet d’invoquer la quête de protection de l’enfant en se faisant passer pour un attarder, tout en ayant pour elle un désir masculin bien adulte.

Le jeu de manipulation par lequel il s’immisce dans son quotidien est d’autant plus réussi que Susan traverse en parallèle une crise pas si éloignée. Elle rejette aussi la possibilité de la libido encore active de sa mère en rabrouant un de ses locataires (Barry Foster futur étrangleur du Frenzy d’Alfred Hitchcock (1972)) et possible amants, tout en ce montrant fuyante avec les jeunes hommes qui la courtisent et la désirent. La présence masculine mais l’esprit supposé d’enfant de Martin sont donc rassurants pour Susan, facilitant une promiscuité sans danger. Il est d’ailleurs assez fascinant que le devenir femme d’Hayley Mills et plus particulièrement la perte de sa virginité (car c’est aussi ce que l’on suppose dans Twisted Nerve) ait pu occuper une place aussi centrale dans les intrigues de ses films, puis c’est l’enjeu principal de la comédie Take a girl like you de Jonathan Miller (1969). Susan et Martin forment deux les deux revers d’une même pièce, un cadre familial bancal ayant provoqué une fuite et rejet du sexe pour Susan (dont on apprendra que le père a prématurément quitté le foyer), et son attrait le plus névrotique et inquiétant chez Martin.

Roy Boulting illustre son propos par des situations équivoques qui conservent encore aujourd’hui leur caractère provocateur. La mère de Susan (Billie Whitelaw qui n’avait que 14 ans de plus que sa « fille » à l’écran) a ainsi des attentions maternelles envers Martin, partageant son lit avec « l’enfant » après un cauchemar tout en jetant un regard concupiscent sur le torse nu t ferme du jeune homme adulte. A l’inverse la camaraderie infantile entre Susan et Martin durant une scène de pique-nique distille son trouble érotique avec davantage d’ambiguïté, Hayley Mills exprimant brillamment le contraste de ses émotions entre attirance, rejet du sexe et choc de voir que le petit frère à protéger est en fait un homme qui la désire et veut la posséder comme les autres.

Malgré la vraie nature de thriller du film, les meurtres ne sont finalement pas si nombreux (mais les deux seuls du récit débouchent sur de vraies scènes-chocs très giallesque) et repose sur une atmosphère malaisante et brillamment mise en scène par Roy Boulting, notamment un climax mémorable. Le cinéaste fait montre d’une vigueur et d’une inventivité assez remarquable sur ce film de fin de carrière, qui est aussi un de ses plus marquants. 

Sorti en bluray français chez Studiocanal 

jeudi 3 juillet 2025

Quatre Nuits d'un rêveur - Robert Bresson (1971)

 Une nuit, à Paris, Jacques sauve Marthe d'un saut tragique du Pont-Neuf. Alors qu'ils se livrent l'un à l'autre, ils décident de se revoir. Durant quatre soirées, Jacques réalise qu'il tombe profondément amoureux. Mais qu'en est-il des sentiments de Marthe à l'égard de Jacques ?

 Quatre nuits d’un rêveur est la seconde adaptation consécutive de Robert Bresson d’un texte de Dostoïevski après Une Femme douce (1969), d’après la nouvelle Douce. Il transpose cette fois la nouvelle Les Nuits blanches. Cette dernière a connu au moins deux autres adaptations cinématographiques avec Nuits Blanches de Luchino Visconti (1957) et bien plus tard Two Lovers de James Gray (2007). Le texte se prête particulièrement à un développement thématique et esthétique très personnel pour les cinéastes, le sens de l’atmosphère de la version de Visconti, ainsi que les réflexions sociales de celle de Gray ayant durablement marqué les esprits.

La nouvelle apporte à Bresson un certain souffle romanesque atténuant son rigorisme et son austérité, même s’il ne se déleste pas de ses principes comme celui de faire jouer des comédiens non professionnels. D’un autre côté, Bresson irrigue le texte d’une intériorité plus prononcée pour les deux protagonistes, tout en renonçant à certains choix narratifs comme le récit narré à la première personne. Le langage relativement soutenu tenu durant les échanges entre Jacques (Guillaume des Forêts) et Marthe (Isabelle Weingarten) amène un décalage intéressant avec l’arrière-plan d’un Paris marqué par son atmosphère à la fois moderne (la bande-son folk, les musiciens brésiliens hippie) et féérique durant les séquences nocturnes sur le Pont-Neuf. C’est le cadre de la rencontre de deux solitudes bien différentes. Jacques est une âme rêveuse, flottante et solitaire ne s’accrochant réellement à rien ni à personne, l’interaction avec Marthe se faisant en voulant empêcher cette dernière de se suicider. Marthe est au contraire une personnalité obsessionnelle et accrochée maladivement à son objectif, retrouver un amour perdu.

Bresson ajoute à la nouvelle deux apartés de confidence s’attardant sur la vie intime des deux personnages en dehors de leurs rencontres nocturnes. Cette invention est des plus passionnante pour Jacques. Ce côté rêveur et glissant s’exprime par sa manière de soudainement être attiré par une ou plutôt justement des jeunes femmes qui lui plaisent dans la rue, mais jamais suffisamment pour accompagner les quelques pas ou les regards insistants envers elles d’une vraie tentative de séduction. Il n’est pas question de timidité, mais d’une attention et d’un sentiment pas assez fort pour être suivi d’une action, du moins dans la réalité. La belle rencontre et les instants romantiques, Jacques préfère les rêver à voix haute dans le micro de son magnétophone et se repasser les bandes en boucle en laissant voguer son imagination. Formellement, Bresson traduit cela en réduisant les jeunes femmes à des silhouettes, des visages furtifs entrant et sortant du cadre mais ne s’incarnant jamais pleinement à l’image. C’est durant la nuit, espace pourtant plus propice au rêve que Jacques va faire sa rencontre la plus concrète.

Les environnements amples (rues parisiennes, campagne) et la fibre artistique Jacques se conjuguaient à ce caractère rêveur traversant la vie sans la ressentir. Au contraire l’aparté sur Marthe se restreint à la promiscuité de l’appartement qu’elle partage avec sa mère, et c’est la vie extérieure qui s’y invite à son cœur défendant avec l’arrivée d’un jeune et beau colocataire (Jean-Maurice Monnoyer). Marthe feint le rejet du nouveau venu mais c’est tout un monde et des émotions inconnues qui s’invitent avec lui, amenant la jeune femme à s’offrir puis se sacrifier à une longue attente après son départ. Quand l’invitation explicite aux tentations sensuelles de l’extérieur laissaient Jacques de marbre, l’épure austère des intérieurs introduit un vrai trouble sexuel chez Marthe et permet à Bresson de déployer des séquences d’un superbe érotisme feutré.

C’est l’image que cherchent à se renvoyer mutuellement Jacques et Marthe à travers leurs confessions, le rêveur et l’amoureuse éperdue. Pourtant le rapprochement s’effectuant entre eux contredit progressivement cette posture. En marquant un temps d’arrêt dans ses errances mentales et géographiques, Jacques connaît malgré lui le sentiment amoureux pour celle qui en attend un autre. En arrêtant un instant ses pensées en dehors de celui qui semble l’avoir oublié, Marthe entrevoit une autre forme d’amour plus complémentaire et réciproque. Mais cette romance ne fonctionne jamais mieux que dans une forme de non-dit et de mystère, et c’est précisément quand tout devient trop explicite, quand le rapprochement se fait plus concret, que l’édifice fragile risque le plus de se dérober – aspect subtilement entretenu par Bresson lorsque Jacques se met à reproduire machinalement la gestuelle des amoureux qu’il a observé dans le parc.

Paradoxalement, le terrible rebondissement final est moins déchirant que chez Visconti ou Gray. Bresson offre à son héros un refuge dans le retour à la rêverie et à de fantasmatiques retrouvailles, mais aussi une leçon par cette apprentissage douloureux et bien réel d’un amour contrarié. Le tout fonctionne dans une parfaite harmonie entre romanesque classique et une profonde modernité grâce à l’inventivité de Bresson, telle ce » Marthe Marthe » martelé intérieurement par Jacques une fois que cette dernière envahit ses pensées. Une des œuvres les plus passionnantes et accessibles du réalisateur. 

Sorti en bluray français chez Potemkine 

mardi 1 juillet 2025

À l'est de Shanghai - Rich and Strange, Alfred Hitchcock (1931)

Grâce à un héritage, Fred embarque, en compagnie de son épouse Emily, pour une croisière autour du monde. Sur le bateau, chacun fait des rencontres, et le jeune couple ne tarde pas à se déchirer...

À l'est de Shanghai s’inscrit dans la période de léger déclassement que vit Alfred Hitchcock au sein de la British International Pictures. Après avoir été accueilli triomphalement au sein du studio et l’avoir assez vite marqué de succès critique et commerciaux, Hitchcock est à plusieurs reprises affecté à des projets qui ne l’intéresse guère. La British International Pictures a ainsi pris le virage des « quotas quickie », ces compléments de programme anglais à faible budget et à l’ambition plus limitées. Hitchcock se trouve engoncé dans des adaptations éloignées de sa sensibilité mais parvient néanmoins à y poser sa patte comme avec ce À l'est de Shanghai, d’après un roman de Dale Collins.

Le film amorce tout un corpus du réalisateur autour d’une observation et d’un questionnement sur les fondations du couple, et de l’institution du mariage. Hitchcock s’y engouffrera dans une veine hantée sur Rebecca (1940), piquante dans Mr and Mrs. Smith (1941), romanesque avec Les Amants du Capricorne (1949), ou encore torturée et psychanalytique dans Pas de Printemps pour Marnie (1964). Presque toutes ces approches se trouve déjà en germe dans À l'est de Shanghai. Le réalisateur capture l’insatisfaction et l’ennui ordinaire du couple formé par Fred (Henry Kendall) et Emely (Joan Barry). Pour Fred c’est un ennui explicitement ressenti à travers la monotonie harassante de la vie moderne capturée par Hitchcock dans l’urgence et la cohue du métro après les journées de travail. Emely le vit de manière plus implicite dans l’absence de dialogue et la présence taciturne de son époux lorsqu’il rentre toujours plus aigri et frustré au domicile conjugal. Une manne financière inattendue va leur permettre d’amener un certain piquant à leur vie durant un voyage à travers le monde, mais les racines différentes de leur insatisfaction commune vont peu à peu distendre leur couple.

S’inspirant en partie de son couple avec Alma Reville (comme toujours collaborant au scénario), Hitchcock fait de Fred et Emely deux innocents lancés émerveillés et vulnérables aux différentes tentations du monde moderne. La première partie est une longue suite d’épisodes – laissant encore ressentir l’influence du muet par ses intertitres - où ils expérimentent lieux et mœurs inattendus, notamment en Europe et à Paris, avant que le voyage ne prenne un tour plus exotique et se fige sur un yacht de croisière. Là les tentations vont s’incarner dans ce qui leur manque le plus au sein de leur mariage. 

La brillance et la pure aventure fougueuse jette Fred dans les bras d’une supposée princesse (Betty Amann), tandis que le besoin de simplicité et d’attention d’Emely l’attire vers le bienveillant et attentionné Gordon (Percy Marmont). L’émotion et l’empathie va bien plus aisément vers la romance dessinée tout en délicatesse entre Emely et Gordon, alors que la superficialité domine la relation de Fred et la princesse. L’interprétation tout en nuance de Joan Barry joue beaucoup face à un Henry Kendall bien plus antipathique, mais la caractérisation subtile aura pris le temps de développer les travers des deux protagonistes. Ainsi l’égoïsme détestable de Fred est une réaction à la dévotion d’Emely qui n’attend de la vie rien de plus que sa présence, quand lui rêve grand et beau au risque de se perdre. Les scènes « d’adultère » feutrée, maladroite d’Emely et Gordon trouve donc un pendant plus stylisé et luxuriant, mais faux, avec Fred et la princesse notamment le montage alterné durant une scène de bal costumé.

Hitchcock oppose et entrecroise constamment grandiloquence et modestie, clinquant et épure dans le parcours des deux personnages. On trouve ici l’amorce d’une stylisation qui marquera ses meilleurs thrillers, mais au service d’un drame usant d’un arrière-plan plus grand que nature pour évoquer de purs questionnements intimes. L’amorce de réconciliation se fera d’ailleurs dans un habile entre-deux, le gigantisme d’un décor à la dérive (ou plutôt en plein naufrage) les ramenant à une solitude, une tête à tête permettant d’exposer les non-dits. Même si la rédemption de Fred ne sera sans doute pas suffisante pour un spectateur contemporain, le choix de la réconciliation est suffisamment bien construit narrativement et formellement pour fonctionner de manière convaincante. Hitchcock bien que satisfait du film attribuera l’échec du film au manque de charisme des acteurs, ce qui amènera la correction des couples de stars présents dans ses autres films « conjugaux », notamment Mr and Mrs. Smith porté par Carole Lombard et Robert Montgomery. C’est pourtant sa facture retenue qui fait tout le prix de cet opus très attachant et méconnu.

Sorti en bluray français chez Carlotta