Un fait divers
perturbe la sérénité quotidienne de la capitale nippone depuis plusieurs jours
: un jeune homme, surnommé « le bigleux » en raison de ses épaisses lunettes,
défraie la chronique en tirant sur des gens à bout portant, sans raison
apparente. La jeune Hinano, dont le frère est policier, a entraperçu le
portrait-robot de l'intéressé, et acquiert bientôt la certitude d'avoir déjà vu
ce « bigleux » sur la ligne de métro qu'elle emprunte chaque matin. Elle se met
en tête de retrouver toute seule l'énigmatique personnage…
Jean-Pierre Limosin signe avec Tokyo Eyes le premier film japonais réalisé par un français. Cette
attirance et fascination pour le Japon furent les moteurs du renouveau pour
Jean-Pierre Limosin. Jeune cinéaste prometteur avec ses premiers films Faux-fuyants (1982, coréalisé avec Alain
Bergala) et Gardien de la nuit
(1986), l’échec commercial et artistique de L’Autre
nuit (1988) va le mettre à la marge, le laissant un temps SDF. Il se remet
en question et se tourne alors vers le documentaire (avec des portraits de
cinéastes comme Abbas Kiarostami et Alain Cavalier) et c’est durant cette
période que naît son intérêt pour le Japon, d’abord visité pour présenter ses
films, ensuite pour y étudier l’art vidéo et enfin comme touriste passionné.
Ces séjours influencent l’écriture de ses nouveaux projets dont Tokyo Eyes (supposé se passer à
Belleville dans une première mouture) dont le vertige du récit ne pourra
exister que dans la tentaculaire cité tokyoïte.
L’histoire est celle d’une romance adolescente entre deux
personnage s’apprêtant ou alors fraîchement entrés dans l’âge adulte. Hinano (Hinano
Yoshikawa) est encore en flottement face à cette normalisation qu’implique la
maturité en Japon, habitant chez son frère policier (Tetta Sugimoto) et ayant
un job alimentaire fastidieux dans un salon de coiffure. K (Shinji Takeda) est
plutôt dans la réaction face à cette norme qui le guette, sous l’identité u « Bigleux »
un criminel sulfureux qui tire au hasard à bout portant sur des passants rencontrés.
Hinano fait le lien avec les portraits-robots du criminel en rencontrant K dans
le métro et va le suivre puis le fréquenter. Jean-Pierre Limosin capture le
trouble amoureux dans l’intime ainsi que dans la dimension plus vaste de la
ville de Tokyo elle-même.
Les lieux clos sont ceux de l’apprivoisement
silencieux, tactile et tout en délicate retenue tandis que les divers espaces
de Tokyo traversés exprime l’épanouissement et l’extériorisation rieuse des
sentiments. Le filmage en steadicam, les nombreux passages que l’on devine
tournés sans autorisation contribuent à ce sentiment de liberté où avec la
complicité croissante des personnages on passe de lieux bondés (la salle d’arcade
au début, la boite de nuit) à des ruelles où l’on se plait à s’enfoncer et se
perdre, des rames de métro vides où déambuler, tant seule compte l’harmonie avec
le compagnon de voyage.
Cette norme est pourtant est piège qui guette nos personnages
dans ces même rues, et représente la tentation même de violence de K. Chacune
de ses victimes symbolise en effet une figure d’intolérance qu’on
éventuellement associer à maux typiquement japonais ou plus universels :
le racisme explicite d’un chauffeur de bus, le machisme d’un garçon envers sa
petite amie rejetée, le délit de faciès d’un vigile de boite de nuit face à un
freluquet à lunettes… K dans un entre-deux typiquement adolescent se fait donc
justicier face à ses attitudes, sans forcément explicitement basculer dans la
criminalité (l’ambiguïté demeurant longtemps sur le sort des victimes).
La
romance est donc une planche de salut pour échapper à la médiocrité pour
Hinano, ou à la marginalité pour K. Pourtant sans cette fougue sans but (et une
vision moins binaire) et avec désormais le souci de l’autre, ne craint-on pas
(et ne s’expose-t-on pas) aux hasards tragiques qui pourrait nous en séparer ?
Cette incertitude a son pendant lumineux avec l’apparition improbable d’un DJ
dans l’appartement, puis plus tard sa veine plus inquiétante le temps d’un
caméo lourd de conséquences de Takeshi Kitano. Jean-Pierre Limosin laisse en
tout cas la question en suspens dans une magnifique fin ouverte où l’interprétation
nous est laissée entre les retrouvailles et le fantasme. Une œuvre envoutante qui
avec le temps gagne cette patine rétro 90’s de certains films de Wong Kar Wai.
Sorti en dvd zone 2 français chez TF1 Vidéo