En juin 1944, un
groupe de soldats japonais naufragés se retrouve sur une île presque déserte du
Pacifique, Anatahan, habitée uniquement par un Japonais, Kusakabe, gardien
d'une plantation abandonnée, et une jeune femme japonaise, Keiko, sa compagne.
Très vite, les hommes s'affrontent avec violence pour posséder la femme, la «
reine des abeilles », qui passe désormais d'un homme à un autre.
Anatahan était
considéré par Josef von Sternberg comme son meilleur film. Le film croise en
effet son intérêt pour l’Asie et plus précisément le Japon, l’obsession
amoureuse et érotique ainsi que l’incarnation de celle-ci à travers à travers
un lieu. Le réalisateur avait été profondément
marqué par sa visite au Japon en 1936, subjugué par les traditions et la
culture locales. Le voyage se déroule à un moment de creux de sa carrière hollywoodienne
(et juste avant la déconvenue du tournage interrompu de I, Claudius en Angleterre) et a pour but de trouver un
environnement inspirateur où il aurait le contrôle total de la production d’un
prochain film. C’est le cas au Japon notamment grâce l’accueil que lui fait la
jeunesse cinéphile et la rencontre avec le producteur Nagamasa Kawakita laisse
donc entrevoir la possibilité d’une future collaboration. La guerre
sino-japonaise et surtout la bataille du Pacifique durant la Deuxième Guerre
Mondiale sonne le glas de ces ambitions pour un temps.
Le film transpose le vrai récit des survivants d’Anatahan,
un groupe de soldats et de civils naufragés sur cette île du Pacifique. Refusant
de croire à la défaite japonaise, ils vécurent là durant sept ans avant d’être
ramenés à la raison par des lettres de leurs proches. Ils sont accueillis en
héros au pays en 1951 avant que le détail passionnel des conditions de leur
séjour ne filtre. L’histoire parvient à von Sternberg qui voit là l’occasion de
rattraper le rendez-vous manqué de 1936. Il renoue avec Kawakita et s’attèle au
scénario pour une production qui s’étalera d’août 1952 à juillet 1953.
Comme
évoqué plus haut, l’obsession érotique se confond souvent à un lieu, une
culture et de façon plus large un environnement. Cela s’incarne notamment avec
l’icône Marlène Dietrich qu’il façonna durant leur sept films en commun et
aussi dans des films où le cadre est justement mis en avant : Cœurs brulés (1930 et titre original Morocco), Shanghaï Express (1931), la Russie tsariste de L’Impératrice rouge (1934) et Shanghai Gesture (1941). A la seconde où le regard des soldats en guenilles croise
celui de la belle Keiko (Akemi Negishi), le sort en est jeté. Les mois puis les
années passent, les tentations et le désir pour « la dernière femme sur
terre » guidant tous les comportements des hommes sur l’île. Le fanatisme
guerrier devient un refuge du désir ou un prétexte pour s’y soumettre à travers
les survivants refusant les appels extérieurs de la marine américaine leur
expliquant la fin du conflit. Il en va de même de toutes les pulsions primaires
auxquelles ils s’abandonnent, la langueur, l’alcoolisme et la violence
meurtrière progressive étant des bascules et/ou des résistances envers cette
attirance dévorante.
Tout comme chaque environnement (la luxure et le stupre du
casino de Shanghai Gesture en tête)
symbolisait la nature du désir dans ses précédents films, le cadre sauvage de l’île
d’Anatahan reflètera la façon primaire donc s’expriment les pulsions
charnelles. Von Sternberg conjugue ce mélange d’érotisme et de violence par des
maux inhérent à la civilisation et à l’instinct sauvage. L’alcool fait ainsi
plus facilement basculer dans une violence fait d’armes ancestrales (un
couteau) et modernes (un revolver) au fil du temps et de la frustration. Le
charme de Keiko est célébré à travers des images à la beauté primitive lorsque
son corps nu se lave sous la pluie ou est alangui sur une falaise, puis lors de
rebondissement où la seule duplicité féminine sème le chaos entre les hommes
profitant de ses faveurs à tour de rôle. Les bas-instincts sont ainsi autant
masculin avec cette femme disputée comme un objet, que féminin par cet héroïne
tour à tour victime puis manipulatrice orgueilleuse.
Von Sternberg privilégie une approche formellement évocatrice
pour exprimer ce tourbillon d’émotion. Les acteurs sont des débutants voir des
novices choisis pour ce qu’ils dégagent plutôt que pour leur expérience – la voix
off fataliste neutre et omnisciente de von Sternberg lui-même dominant les
bribes de dialogues pour laisser parler l’expressivité des comédiens par le
geste. Loin de la frustration de certaines de ses expériences hollywoodiennes,
le réalisateur façonne une jungle de studio dont l’agencement, l’éclairage et
la faune varie selon les sentiments profonds des personnages, le moment du
récit. Il en résulte un sentiment tantôt réaliste, tantôt factice dans l’idée
de faire de ces lieux une pure abstraction mythologique et/ou métaphysique.
C’est
l’occasion pour von Sternberg de concevoir des compositions inspirées de l’art
pictural japonais et notamment Hokusai, aspect qu’il renforcera dans les scènes
supplémentaires tournées pour un nouveau montage en 1958. L’âme humaine et ses
contradictions passionnent le réalisateur notamment dans un superbe épilogue en
bonheur et remords. Malheureusement le film sera un mal compris au Japon (où il
arrive sans doute trop tôt après la défaite et l’Occupation américaine) où il
sera un échec commercial tout comme aux Etats-Unis.
Ressortie en salle le 5 septembre