Pages

vendredi 31 août 2018

Anatahan - The Saga of Anatahan, Josef von Sternberg (1953)


En juin 1944, un groupe de soldats japonais naufragés se retrouve sur une île presque déserte du Pacifique, Anatahan, habitée uniquement par un Japonais, Kusakabe, gardien d'une plantation abandonnée, et une jeune femme japonaise, Keiko, sa compagne. Très vite, les hommes s'affrontent avec violence pour posséder la femme, la « reine des abeilles », qui passe désormais d'un homme à un autre.

Anatahan était considéré par Josef von Sternberg comme son meilleur film. Le film croise en effet son intérêt pour l’Asie et plus précisément le Japon, l’obsession amoureuse et érotique ainsi que l’incarnation de celle-ci à travers à travers un lieu. Le réalisateur avait été profondément  marqué par sa visite au Japon en 1936, subjugué par les traditions et la culture locales. Le voyage se déroule à un moment de creux de sa carrière hollywoodienne (et juste avant la déconvenue du tournage interrompu de I, Claudius en Angleterre) et a pour but de trouver un environnement inspirateur où il aurait le contrôle total de la production d’un prochain film. C’est le cas au Japon notamment grâce l’accueil que lui fait la jeunesse cinéphile et la rencontre avec le producteur Nagamasa Kawakita laisse donc entrevoir la possibilité d’une future collaboration. La guerre sino-japonaise et surtout la bataille du Pacifique durant la Deuxième Guerre Mondiale sonne le glas de ces ambitions pour un temps.

Le film transpose le vrai récit des survivants d’Anatahan, un groupe de soldats et de civils naufragés sur cette île du Pacifique. Refusant de croire à la défaite japonaise, ils vécurent là durant sept ans avant d’être ramenés à la raison par des lettres de leurs proches. Ils sont accueillis en héros au pays en 1951 avant que le détail passionnel des conditions de leur séjour ne filtre. L’histoire parvient à von Sternberg qui voit là l’occasion de rattraper le rendez-vous manqué de 1936. Il renoue avec Kawakita et s’attèle au scénario pour une production qui s’étalera d’août 1952 à juillet 1953. 

Comme évoqué plus haut, l’obsession érotique se confond souvent à un lieu, une culture et de façon plus large un environnement. Cela s’incarne notamment avec l’icône Marlène Dietrich qu’il façonna durant leur sept films en commun et aussi dans des films où le cadre est justement mis en avant : Cœurs brulés (1930 et titre original Morocco), Shanghaï Express (1931), la Russie tsariste de L’Impératrice rouge (1934) et Shanghai Gesture (1941). A la seconde où le regard des soldats en guenilles croise celui de la belle Keiko (Akemi Negishi), le sort en est jeté. Les mois puis les années passent, les tentations et le désir pour « la dernière femme sur terre » guidant tous les comportements des hommes sur l’île. Le fanatisme guerrier devient un refuge du désir ou un prétexte pour s’y soumettre à travers les survivants refusant les appels extérieurs de la marine américaine leur expliquant la fin du conflit. Il en va de même de toutes les pulsions primaires auxquelles ils s’abandonnent, la langueur, l’alcoolisme et la violence meurtrière progressive étant des bascules et/ou des résistances envers cette attirance dévorante.

Tout comme chaque environnement (la luxure et le stupre du casino de Shanghai Gesture en tête) symbolisait la nature du désir dans ses précédents films, le cadre sauvage de l’île d’Anatahan reflètera la façon primaire donc s’expriment les pulsions charnelles. Von Sternberg conjugue ce mélange d’érotisme et de violence par des maux inhérent à la civilisation et à l’instinct sauvage. L’alcool fait ainsi plus facilement basculer dans une violence fait d’armes ancestrales (un couteau) et modernes (un revolver) au fil du temps et de la frustration. Le charme de Keiko est célébré à travers des images à la beauté primitive lorsque son corps nu se lave sous la pluie ou est alangui sur une falaise, puis lors de rebondissement où la seule duplicité féminine sème le chaos entre les hommes profitant de ses faveurs à tour de rôle. Les bas-instincts sont ainsi autant masculin avec cette femme disputée comme un objet, que féminin par cet héroïne tour à tour victime puis manipulatrice orgueilleuse.

Von Sternberg privilégie une approche formellement évocatrice pour exprimer ce tourbillon d’émotion. Les acteurs sont des débutants voir des novices choisis pour ce qu’ils dégagent plutôt que pour leur expérience – la voix off fataliste neutre et omnisciente de von Sternberg lui-même dominant les bribes de dialogues pour laisser parler l’expressivité des comédiens par le geste. Loin de la frustration de certaines de ses expériences hollywoodiennes, le réalisateur façonne une jungle de studio dont l’agencement, l’éclairage et la faune varie selon les sentiments profonds des personnages, le moment du récit. Il en résulte un sentiment tantôt réaliste, tantôt factice dans l’idée de faire de ces lieux une pure abstraction mythologique et/ou métaphysique. 

C’est l’occasion pour von Sternberg de concevoir des compositions inspirées de l’art pictural japonais et notamment Hokusai, aspect qu’il renforcera dans les scènes supplémentaires tournées pour un nouveau montage en 1958. L’âme humaine et ses contradictions passionnent le réalisateur notamment dans un superbe épilogue en bonheur et remords. Malheureusement le film sera un mal compris au Japon (où il arrive sans doute trop tôt après la défaite et l’Occupation américaine) où il sera un échec commercial tout comme aux Etats-Unis.

Ressortie en salle le 5 septembre


mercredi 29 août 2018

Il faut marier papa - The Courtship of Eddie's Father, Vincente Minnelli (1963)

Veuf depuis peu de temps, Tom Corbett vit avec son fils, Eddie, un charmant petit garçon de 8 ans. Une gouvernante prend en charge les soucis domestiques de la petite famille, mais rien ni personne ne vient combler le vide affectif laissé par la défunte. Lorsqu'Eddie tombe malade, il est ravi des soins que lui prodigue une voisine de palier, la ravissante Elizabeth Marten.

Il faut marier papa est un petit bijou de sensibilité où le talent de Vincente Minnelli transcende ce qui n'aurait pu donner qu'une bluette sucrée. Le film adapte un roman à succès de Marc Toby dont la MGM en flairant le potentiel a acheté les droits avant parution. Le film s'inscrit dans un courant de films plus intimistes pour Minnelli, ou du moins plus modeste dans les enjeux et/ou la recherche formelle que ses comédies musicales ou mélos flamboyants. On pense à La Femme modèle (1957) ou Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ? (1958). Après les premiers pas d'un couple mal assortis pour le premier et l'émancipation amoureuse de la jeune fille du second, on en reste à cette observation intimiste d'un moment clé d'une famille dans Il faut marier papa.

C'est cependant un passage bien plus douloureux à vivre puis Tom Corbett (Glenn Ford) doit se remettre avec son jeune fils Eddie (Ron Howard) de la récente disparition de sa femme. La première scène dissémine par la seule situation et les réactions des personnages cette nouvelle donne. Tom est dans l'urgence de celui qui n'a jamais fait les préparatifs matinaux basiques de départ à l'école, Eddie a quitté sa chambre dans la nuit pour dormir dans la chambre de son père. L'absence de la mère est une situation neuve plutôt qu'un drame auxquels le père et le fils doivent faire face. Tout cela tient jusqu'à la déchirante question que pose innocemment Eddie à Tom au moment d'entrer en classe : Maman est-elle vraiment morte ?

 Cette tristesse contenue traduit un déni du drame qui s'exprime dans la façon désinvolte dont l'évoque Eddie (qui va courir raconter la mort e sa mère à un camarade comme il le ferait de ses dernières vacances) ou encore l'agacement de Tom face à la sollicitude de ses collègues de travail. Cette retenue ne peut que voler en éclat au moindre évènement qui ravive la tragédie et Minnelli bouleverse par la démonstration crue de la douleur de ses personnages. L'enfant laisse instinctivement s'exprimer sa détresse dans un cri face à un de ses poissons rouges mort, l'adulte se montre plus autodestructeur par l'alcool et une agressivité injuste envers sa voisine Elizabeth (Shirley Jones).

Ce lien père/fils est le ciment qui empêche les deux de sombrer et le scénario excelle à montrer de façon très naturelle la complicité qui règne entre eux. C'est d'ailleurs par l'enfant espérant voir son père refaire sa vie que passent des dialogues étonnamment osés. Les questionnements triviaux sur l'attirance d'un homme pour une femme naissent ainsi des tirades innocentes d'Eddie, ayant parfois des idées bien arrêtées (les femmes sournoises ont des yeux plissés et de grosses poitrines), plus incertaines (quelles sont les mensurations idéales d'une femme) ou certainement amenées à changer (les filles ne sont pas belles de dos papa).

C'est une manière finalement subtile de placer Tom face à ses contradictions et traduire son éveil possible à une nouvelle vie sentimentale. Le film est donc une grande œuvre sur la solitude, celle urbaine où l'espace de la ville intimide au moment de renouer avec un registre e séduction, mais aussi celle de nos entraves intimes. Il y a évidemment le drame du deuil pour Tom, mais la richesse et la subtilité du scénario y ajoute une dimension féministe avec Elizabeth jeune divorcée livrée à elle-même, Rita Behrens (Dina Merrill) femme indépendante mais esseulée et Dollye Daly (Stella Stevens pétulante) jeune femme manquant de confiance en elle. C'est la dernière qui sous la drôlerie est la plus consciente de ses manques et les surmonter, les deux autres se cherchant jusqu'au bout sans forcément se trouver. Là encore Minnelli se montre très fin, ne cédant pas au cliché de la méchante belle-mère pour Rita (mais plutôt en ne la montrant dans son élément uniquement au sein de cadre mondain tandis qu'elle force sa bienveillance avec Eddie) et avec Elizabeth en explicitant peu à peu que son affection sincère pour Eddie est aussi un moyen de se rapprocher de Tom. Cette idée de déni se traduit d'ailleurs par les rapports orageux entre Tom et Elizabeth, la crainte de trop se livrer et souffrir provoquant le conflit.

L'alchimie entre Glenn Ford et un tout jeune Ron Howard est assurément l'atout majeur u film. Glenn Ford se montre magnifiquement humain et vulnérable, attentif puis distrait face aux sollicitations constantes de l'enfant, bienveillant puis injustement colérique comme peut l'être n'importe quel parent malgré toute sa bonne volonté. Il en va de même avec Ron Howard, impertinent et étonnamment mature pour redevenir le garçonnet vulnérable qu'il est encore dans la minute. Cet équilibre constant contribue à un ton toujours juste entre comédie romantique réellement drôle et enlevée puis vrai drame. La dernière partie est un sommet d'émotion à ce niveau, tant dans le mélo donc (la réaction écorchée d'Eddie, la frayeur de Tom) que la candeur confondante avec l'amorce de cette réconciliation téléphonique savamment orchestrée. La magie Minnelli a encore frappée !

Sorti en dvd zone 1  (le disque est multizone) chez Warner

mardi 28 août 2018

Le Célibataire - Lo scapolo, Antonio Pietrangeli (1955)


Paolo Anselmi est un grossiste en électro-ménager, célibataire et heureux. Quand son ami se marie, il doit quitter l’appartement qu’il partageait avec lui. Il emménage alors dans une pension où il fait la connaissance d’une jolie jeune femme. Résolu à ne pas se marier, il la quitte lorsque celle-ci fait sa demande. Alors qu’il rend visite à sa mère, Paolo se rend compte que celle-ci cherche à jouer les entremetteuses…

Antonio Pietrangeli avait signé avec Du soleil dans les yeux (1953) un premier film vraiment personnel, annonciateur d’un cycle sur la condition féminine italienne suivit plus tard d’Adua et ses compagnes (1960), La Fille de Parme (1963) et Je la connaissais bien (1965). Le Célibataire, second film de Pietrangeli, semble au premier abord un projet plus conventionnel. Avec Alberto Sordi en vedette, le film parait prolonger la série de veules magnifiques dans lesquels l’acteur incarne avec délectation les tares humaines les plus diverses : la lâcheté dans Un héros de notre temps (Mario Monicelli, 1955), la cupidité dans Le Veuf (Dino Risi, 1959) ou encore le zèle sur L’Agent (Luigi Zampa, 1960). Avec pareil titre, on s’attend donc à ce que Le Célibataire soit dans la même veine et le film peut être relativement déceptif si l’on vient uniquement voir Alberto Sordi faire son numéro. Il faut pourtant se souvenir de l’angoisse et le mal-être latent ne sont jamais bien loin dans l’outrance comique de Sordi. C’est précisément cet aspect que va creuser Pietrangeli qui collabore ici pour la première fois au scénario avec Ettore Scola et Ruggero Maccari qui contribueront ensuite à Le Cocu Magnifique (1964) et Annonces matrimoniales (1964). Avec cette série de films on peut voir un équivalent masculin à son cycle féministe. La narration lâche reposant sur l’errance intime du héros plutôt qu’une construction narrative classique anticipe d’ailleurs finalement en moins cafardeux Je la connaissais bien

Tout au long du récit, Paolo Anselmi (Alberto Sordi) joue ainsi l’exaltation de la vie de célibataire plus qu’il ne la vit. Ce trépidant quotidien de séducteur passe pourtant essentiellement par la crédulité de ses interlocuteurs dupé par ses fanfaronnades orales ou gestuelles – sa manie de s’essuyer la bouche pour effacer les supposées traces de rouge à lèvres dès qu’il quitte la promiscuité d’une femme – ainsi que son dégout affiché du mariage. Il en va autrement dans la pratique où tous les chemins du célibat mènent à la solitude. L’isolement est d’abord physique quand le mariage de son ami et colocataire l’oblige à s’installer dans une modeste chambre en pension. Il est ensuite cocasse quand Paolo se trouve être de trop dans une sortie galante aux couples déjà établis. Enfin le dépit sera existentiel en le renvoyant à l’état d’enfant vulnérable lorsque fiévreux il est ramené à sa solitude sans personne pour s’occuper de lui. 

Même les actions de séduction ramènent à cette idée, la goujaterie du personnage lui ôtant les faveurs de l’élégante Carla (Madeleine Fischer) tandis qu’elle berne l’hôtesse de l’air Gabriella (Sandra Milo). Ces héroïnes sont d’ailleurs emblématiques du dilemme de la figure féminine chez Pietrangeli, une indépendance qui les condamne à la solitude – toute manifestation de caractère étant un repoussoir pour Paolo – et le moindre abandon qui en fait des proies de choix. Le réalisateur en fait cependant des êtres forts propre à se relever (la dernière entrevue cinglante avec l’hôtesse de l’air) ou parvenir à leur fin. Tout l’inverse de Paolo constamment schizophrène entre sa superficialité machiste – le gag où il fuit en voyant dans la mère décrépie d’une possible conquête le physique futur de celle-ci - et sa détresse ordinaire où il n’observe le bonheur que de loin, par procuration. 

Ce machisme est un apparat extérieur qui s’exprime dans une connivence masculine soulignée plusieurs fois de façon triviale - l’éternel fiancée de la sœur, le subordonné de bureau récalcitrant - quand le vrai dépit, les sentiments sincères, ne passent que par l’intimité. Il faut tout le talent d’Alberto Sordi pour rendre ce personnage touchant à défaut d’attachant - l'acteur emmène clairement là son personnage comique vers les terrains plus anxieux de ses grands rôles à venir comme Mafioso (1962) ou Détenu en attente de jugement (1971), son comportement relevant plus d’un contexte que d’une vraie méchanceté. C’est pourtant bien des personnages féminins que nait l’émotion, à l’image de la dernière entrevue avec Carla. Antonio Pietrangeli tire de Sordi une prestation familière tout en étant singulière grâce à approche où le portrait de mœurs domine la comédie pure. Le signe d’une belle cohérence dans ses thématiques, apte à dépasser une possible formule. 

Ressort en salle le 5 septembre