Harriet, une jeune anglaise expatriée,
vit avec son petit frère, Bogey, et ses trois sœurs cadettes dans une
grande maison de la région de Calcutta en Inde. Son père dirige une
manufacture de toile de jute tandis que sa mère s’occupe de la famille
et attend un sixième enfant. Un jour d’automne, le capitaine John rentre
de la guerre et vient habiter une maison voisine. Invité à une fête, il
y rencontre Harriet, ainsi que Mélanie une belle métisse indienne et
Valérie. Les trois jeunes filles vont toutes trois tomber sous le charme
du bel étranger…
Le Fleuve
était de son propre aveu son film favori de Renoir au sein de sa
filmographie. On peut le comprendre tant dans la réussite de celui-ci
s'entremêlent les satisfactions artistique et personnelles avec ce qui
constitua une grande aventure humaine et une œuvre inoubliable. C'est un
Renoir bien mal en point qui s'apprête à s'atteler au projet.
Le
réalisateur n'a jamais vraiment réussit à s'adapter à Hollywood où il
est installé depuis 1941 et vient même de voir résilier son contrat de
deux films avec la RKO après la réalisation du seul
La Femme sur la plage
1947) dont la production fut houleuse. Renoir pense pourtant trouver le
projet qui pourra le relancer après avoir lu le roman de Rumer Godden
The River.
Les studios montrent pourtant peu d'intérêt tant le roman plutôt
intimiste est dénué des éléments de l'Inde tel qu'ils la conçoivent au
cinéma à savoir un exotisme marqué (éléphants, sorcelleries hindoue) et
une tonalité de film d'aventures façon
Les Trois Lanciers du Bengale (1935) ou
Gunga Din
(1939).
Le salut pour Renoir viendra de Kenneth McEldowney, riche
entrepreneur à la tête d'un réseau de fleuriste désirant devenir
producteur de cinéma. Pensant qu'un tournage à l'étranger serait plus
avantageux, il se rend en Inde fraîchement décolonisée où il se met les
notables locaux en poche, obtenant financement et avantage de tournages
divers. Seulement il n'a pas encore de sujet de film et lorsque lui est
recommandé le roman
The River il
découvrira que Jean Renoir en possède les droits. Il lui propose tout
naturellement la réalisation, Renoir posant comme seule condition un
tournage en Inde mais pour le reste en dehors des évidentes difficultés
logistiques cette production sera une vraie libération après l'étau des
studios Hollywoodien.
L'adaptation est coécrite par Renoir et Rumer Godden elle-même qui avait
détestée la précédente transposition de ses écrits avec
Le Narcisse Noir
de Powell et Pressburger. Si l'intrigue du roman sera largement
remaniée par Renoir, Rumer Godden est partie prenante de ses
modifications de par sa connaissance de l'Inde où elle a grandi (
The River
étant en partie autobiographique) et où se déroule la majorité de ses
livres. Le changement essentiel viendra en fait d'un Renoir tombé sous
le charme de l'Inde. Privé en début de tournage de l'outil étouffant le
son des très bruyantes caméras technicolor, le réalisateur en attendant
décide de flâner et de filmer paysages, population et quotidien indien
dans des images lorgnant plutôt sur le documentaire.
Dès lors le film se
fait bien plus indien dans son atmosphère (alors que le roman quitte
rarement la famille anglaise et leur demeure) avec l'ajout du personnage
de la métisse Mélanie et une large place laissé au us et coutumes
locaux, aux séquences purement illustrative nous imprégnant de
l'authenticité de cette Inde même si vue à travers le regard occidental.
Le film reprend sans les excès la thématique du
Narcisse Noir
où l'environnement sera un prolongement et/ou un déclencheur des
sentiments profonds des personnages. Il est surtout plus proche de
The Greengage Summer
roman où Rumer Godden s'attarde aussi sur les premiers émois amoureux
d'une adolescente (et dont Lewis Gilbert tirera une belle adaptation en
1961).
Cette Inde foisonnante et aussi authentique que fantasmée servira donc
ici de catalyseur émotionnel à un groupe de personnages. Les deux jeunes
et inséparables amies Harriet (Patricia Walters) et Valérie (Adrienne
Corri) se feront rivales pour les beaux yeux du capitaine John (Thomas
E. Breen), vétéran de guerre échoué en Inde. Celui-ci cherche également
sa place dans le monde, se sentant étranger partout du fait de son
expérience du front et d'un handicap qu'il n'accepte pas puisqu'il est
amputé d'une jambe.
Pour la métisse Mélanie (Radha Shri Ram), ce
sentiment amoureux naissant s'accompagne aussi d'un trouble identitaire
sur sa culture indienne et occidentale. Renoir fait baigner l'ensemble
dans une langueur, légèreté et innocence qui sied bien au casting non
professionnel (Radha Shri Ram ayant été recruté après un spectacle de
danse auquel Renoir assista notamment) avec cette intrigue sans vrai pic
dramatique (si ce n'est en toute fin) qui peut laisser parler le
naturel notamment chez les plus jeunes plein de fraîcheur.
Ainsi comme
dans tout bon récit adolescent, l'insignifiant est aussi le plus
douloureux avec ces petits instants de cruauté (Valérie lisant le
journal intime d'Harriet) et de désarroi tel la déception de ce premier
baiser au terme d'une somptueuse séquence où les rivales traque l'objet
de leur affection à travers la jungle. Le pays avec ses rites, ses fêtes
et son bestiaire est autant un terrain de jeu pour les enfants (la
joyeuse célébration du Diwali au début) qu'un espace immense où noyer sa
mélancolie chez les adultes avec ces longs moments contemplatifs où
l'on observe l'activité du Gange et les paysages à perte de vue.
Renoir s'était entouré de ses plus fidèles collaborateurs avec Claude
Renoir à la photo et Eugène Lourié aux décors (tandis qu'un débutant
admirateur de Renoir nommé Satyajit Ray fera partie de l'équipe et
s'occupera des repérages) et, entre stylisation et authenticité le
résultat à l'image est grandiose. Premier film en technicolor de Renoir,
Le Fleuve est aussi une des
plus belles illustrations du procédé, les couleurs saturées figeant les
cadrages dans un voile de chaleur opaque et nuancé à la fois, faisant
jaillir la vie de la faune foisonnante et exacerbant les envolées
sentimentales par ses teintes marquées.
On est tout à la fois en surface
et impliqué par les évènements, les aléas des personnages nous
intéressant tout en empêchant pas cette activité grouillante de se
poursuivre. C'est un cycle de la vie symbolisé par le final où une
terrible perte est suivie d'une naissance sur laquelle s'achève le film.
Universel et intimiste, Renoir nous promène sur les rives du Gange avec
la photographie de cette Inde et de ses personnages à un moment
charnière de leur vie. Une belle vision à l'influence immense sur
d'autres films visitant ces mêmes terres comme
Chaleur et Poussière (1982) de James Ivory et
La Route des Indes de David Lean (1984).
Sorti en dvd zone 2 français et en blu ray chez Carlotta