Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 26 février 2023

La Bête élégante - Shitoyakana kemono, Yuzo Kawashima (1962)


 Dans le Japon de l'après-guerre, les fourberies d'un couple et de ses enfants qui, pour jouir du bien-être du monde moderne, se livrent à des escroqueries en tout genre.

Dans ses deux précédentes collaborations avec l’actrice Ayako Wakao au sein du studio Daiei, Yuzo Kawashima s’était fait le peintre d’un Japon d’après-guerre rongé par le matérialisme et l’individualisme dans Les Femmes naissent deux fois (1961). Le Temple des oies sauvages nous montrait dans le cadre traditionnel d’un temple bouddhiste que ces mauvais penchants remontaient plus loin que la seule influence occidentale. Dans les deux cas la société se divisaient entre les dominants insatiables et les dominés conditionnés à être corruptibles, dans des œuvres subtiles où le propos savait se faire cinglant sans être appuyé. La Bête élégante creuse ce sillon à l’os, dans une épure formelle et narrative virtuose sur un scénario de Kaneto Shindo (réalisateur de L’île nue (1960), Onibaba (1964)).

La Bête élégante est en effet un huis-clos où les situations et personnages concentrent tous ces maux. La différence est que l’ironie latente est cette fois plus explicite et le ton penche vers la franche comédie. Comme souvent chez Kawashima, les travers de ce Japon oscille entre deux époques. Les parents de la famille Maeda qui ont connu les drames, privations et enrôlement militaire forcé du Japon défait sont désormais prêt à tout pour survivre et ne plus revivre ce dénuement, y compris corrompre leurs enfants. Ces derniers le fils Minoru (Manamitsu Kawabata) et sa sœur Tomoko (Yûko Hamada) ne reculent quant à eux devant rien pour goûter tous les plaisirs matériels que permet le Japon du boom économique. Le passé douloureux du père (Yûnosuke Itô) et de la mère (Hisano Yamaoka) et le présent hédoniste des enfants vont donc constituer le ciment de cette famille vouées à la malversation.

Kawashima procède par strates pour aller de cette famille vers un mode de pensée s’étendant à l’ensemble de cette société japonaise. L’hilarante scène d’ouverture voit les parents rendre l’intérieur de leur appartement plus misérable qu’il ne l’est réellement afin de duper les futurs visiteurs victimes d’une arnaque de leur fils. Ce n’est qu’après le départ des importuns et l’arrivée du fils que l’on comprend que tous était de mèche et ont partagé la somme dérobée. L’introduction de la fille nous révèle que l’appartement même n’est qu’un cadeau de l’amant nanti de celle-ci, véritable vache à lait des Maeda en échanges des charmes de la cadette.

L’absence de menace sur ce quotidien précaire tient à ce que tout ce petit monde se tient en respect par les informations et leviers que les uns ont sur les autres. Tout le monde est à la fois gagnant et perdant dans cet enchevêtrement de duperies où personne n’est innocent. Le patron volé de Minoru a lui-même faussé ses comptes pour les beaux yeux sa comptable Yukie (Ayako Wakao) qui a de son côté séduit Minoru pour qu’il commette son forfait. L’espace de l’appartement des Maeda, dans une narration très théâtrale, est donc le cadre de cet avilissement généralisé. 

Pour signifier le schisme et les intérêts personnels divisés de tous les protagonistes, Kawashima multiplie les cadrages, composition de plan et travail sur les lignes de fuite de l’architecture de l’immeuble qui soulignent la division régnant entre eux. Le placement des caméras révèle par son incongruité (un plan filmé depuis une cuvette de toilette), son indécence (cette contre-plongée sous la robe de Tomoko), son jugement (les plongées inquisitrices sur les discussions d’argent houleuse) et sa distance (les plans d’ensemble sur l’intérieur de l’appartement vus depuis l’extérieur) les sphères fangeuses dans lesquelles on évolue et dont personne ne ressort indemne.

Kawashima pose un cadre familial faussement traditionnel qu’il fait imploser régulièrement. Cela passe par des dialogues vachards entre parents et enfants où il faudra vite oublier les visions de piété filiale et dévotion parentale auquel a pu nous habituer le cinéma d’un Ozu. La mère typiquement (et « clichesquement ») japonaise et en retrait n’en encourage pas moins sa fille à vendre son corps, le père tout aussi grotesquement digne et stoïque n’invective son fils que parce qu’il ne lui a donnée qu’une part infime du butin de son dernier forfait. On a ainsi tour à tour une symétrie de plan traduisant une séparation traditionnelle du foyer japonais lorsque les hommes et les femmes sont séparés à l’image dans des pièces différentes, puis une séparation générationnelle lors d’une composition montrant les parents mangeant assis à l’avant-plan quand les enfants s’adonnent une danse rock furieuse à l’arrière-plan. 

La photo stylisée de Nobuo Munekawa travaille subtilement les ruptures de ton et d’ambiances, renforçant l’artificialité de l’environnement et la superficialité des personnages. L’extérieur est une abstraction dans la loupe posée sur ce microcosme, hormis ces moments où Kawashima superpose passé et présent avec les résidus du Tokyo dévasté et sa modernité triomphante signifiée par le bâtiment des Maeda vu dans son entier. On doit en effet cette construction à Kunio Maekawa, architecte japonais formé par Le Corbusier, et grand artisan dans la transformation urbaine de Tokyo durant les année 60/70.

En épurant à ce point son regard, Kawashima se déleste aussi de toute l’émotion que pouvait amener sous la couche de cynisme les personnages incarnées par Ayako Wakao. De femme subissant pour survivre le désir des hommes dans les deux films précédents, elle retourne froidement le rapport de force en séduisant puis jetant tout membre de la gent masculine utile à ses intérêts. La seule part d’incertitude que s’accorde le réalisateur réside dans ces fascinantes séquences oniriques où l’escalier menant chez les Maeda devient un véritable espace mental et onirique où, le temps d’un instant suspendu, les personnages s’autorisent l’introspection et le doute quant à leurs terribles actions. Une œuvre captivante et originale qui fait vraiment regretter que le destin ait prématurément interrompu l’œuvre de Kawashima – qui ne réalisera que deux autres films avant de décéder accidentellement à 45 ans. 

Sorti en bluray français chez Badlands

vendredi 24 février 2023

Alice dans les villes - Alice in den Städten, Wim Wenders (1974)


 Un jeune journaliste allemand en reportage aux Etats-Unis est bloqué dans un aéroport en grève. Une femme dans la même situation lui confie sa fillette, Alice. elle doit les rejoindre à Amsterdam. Au lieu de rendez-vous, aucune trace de la jeune femme...

Bien qu’il s’agisse de sa quatrième réalisation, Alice dans les villes peut être considéré comme le véritable acte de naissance cinématographique de Wim Wenders. Le cinéaste avait débuté sous l’égide du Nouveau Cinéma Allemand, courant cinématographique inspiré de la Nouvelle Vague française et né dans l'Allemagne de l'Ouest des années 1960 et 1970. De futurs grands talents du cinéma allemand comme Volker Schlöndorff, Werner Herzog ou Rainer Werner Fassbinder en émergèrent. Ce courant se caractérisait par une démarche profondément intellectuelle et politisée, loin des facilités du cinéma commercial, et c’est dans ce schéma que s’inscrit Wenders avec des œuvres comme L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty (1972), adapté de Peter Handke (avec lequel Wenders se liera d’amitié, écrivant pour lui les scénarios de Faux-mouvement (1975) et Les Ailes du désir (1987)) ou La Lettre écarlate (1973) d’après Nathaniel Hawthorne.  Le fonctionnement du Nouveau Cinéma Allemand consistait à une association commune dans la production, réalisation et distribution des films afin de s’affirmer comme des auteurs complets. Ce cadre contraignant finit par lasser Wenders qui rompt avec le mouvement pour réaliser Alice dans les villes.

Le film est la première expression manifeste d’un des thèmes majeurs du cinéaste, le road-movie et l’errance. La tonalité d’Alice dans les villes aurait peut-être pu être plus conventionnelle si Wim Wenders n’avait pas eu la désagréable surprise de voir sortir en salle La Barbe à papa de Peter Bogdanovich (1974) au postulat très proche – un homme encombré d'une petite fille forcé de mener un périple à travers le pays. Wenders doit donc revoir sa copie, qui prend donc tous les atours des grandes réussites à venir, que ce soit sa trilogie allemande de l’errance qu’inaugure Alice dans les villes et où Rüdiger Vogler tient à chaque fois le premier rôle, ou encore la fascination pour les grands espaces américains au cœur de Paris, Texas (1984). Cet attrait pour l’imagerie américaine constitue d’ailleurs le rendez-vous manqué des premières scènes du film pour le héros Philip (Rüdiger Vogler). 

C’est un écrivain en panne d’inspiration qui vient de parcourir le pays en voiture en vu d’écrire un livre ou un article. Nous l’observons scruter ces lieux et cette culture de loin, de façon superficielle en se contentant de mitrailler de son polaroïd chaque espace traversé mais sans interaction ni communion avec ce cadre ou ces habitants. Il semble chercher une forme de grande révélation qui n’arrivera pas, au grand dépit de son éditeur qui le force à rentrer en Allemagne à ses frais. Un concours de circonstances et une rencontre inattendue le place en responsabilité d’Alice (Yella Rottländer épatante), dont la mère (Lisa Kreuzer) rencontrée à l’aéroport à disparu. Dès lors commence une étrange cohabitation entre l’adulte et l’enfant.

Point d’élément comiques et picaresques façon La Barbe à papa justement, mais plutôt une attente puis une errance hasardeuse où les maigres souvenirs d’Alice amènent Philip à chercher son autre famille en Allemagne. Le leitmotiv musical entêtant du groupe Can accompagne la répétitivité des déambulations en voiture, des pauses dans les bars et restaurants routiers, des nuits dans des chambres d’hôtel modeste. Les indices trop ténus désamorcent tout suspense quant à la recherche concrète des personnages, et ce sentiment flottant autorise une autre quête, plus existentielle et insaisissable. Soudain Philip est contraint de regarder réellement les lieux qu’il traverse, tandis que sa compagne de route juvénile et capricieuse l’oblige à vivre (avec toutes les déconvenues qui vont avec) plutôt que de fantasmer l’idée du voyage. 

De l’urbanité moderne (le métro aérien) des grandes villes à celle en déliquescence économique de la région de la Ruhr, de la collectivité du car à l’intimité d’une voiture de location, on observe la méfiance, la complicité et l’affection naître entre l’adulte se délestant progressivement de son individualisme et la fillette gagnant en apaisement. La somptueuse photo de Robby Müller donne un contraste à la fois lumineux et charbonneux à cette errance que Wenders filme dans une véritable grâce suspendue, et qu’il interrompt avec le même sens de la coïncidence improbable qui la fait débuter. Mais même si la séparation est imminente, Alice et Philip sont désormais liés. 

Un peu de l’assurance adulte de Philip a déteint sur Alice (c’est elle qui paie l’ultime billet de train à Philip) et beaucoup de l’insouciance de celle-ci a gagné Philip qui oublie de se poser les grandes questions pour savourer l’instant, ce qui nourrira à coup sûr ses futurs écrits. Le résultat ? Un magnifique et ultime instant de communion où notre duo scrute le paysage défiler par la vitre ouverte de leur compartiment de train, et laisse leurs pensées vagabonder au rythme de la caméra de Wenders qui s’envole toujours plus haut. Un petit bijou tout simplement. 


 Sorti en dvd zone 2 français chez Bac Film

 

jeudi 23 février 2023

Quantum of Solace - Marc Foster (2008)


 Même s'il lutte pour ne pas faire de sa dernière mission une affaire personnelle, James Bond est décidé à traquer ceux qui ont forcé Vesper à le trahir. En interrogeant Mr White, 007 et M apprennent que l'organisation à laquelle il appartient est bien plus complexe et dangereuse que tout ce qu'ils avaient imaginé... Bond croise alors la route de la belle et pugnace Camille, qui cherche à se venger elle aussi. Elle le conduit sur la piste de Dominic Greene, un homme d'affaires impitoyable et un des piliers de la mystérieuse organisation.

Casino Royale (2006) s’était avéré une parfaite introduction du James Bond incarné par Daniel Craig, en plus de s’imposer comme un des meilleurs épisodes de la saga – rencontrant une faveur critique comme un volet de James Bond n’en avait pas obtenu depuis très longtemps. Il fallait donc battre le fer tant qu’il était chaud et la préparation du volet suivant est lancée alors que Casino Royale est encore en post-production. Malheureuse le projet se voit grippé par une grève des scénaristes à Hollywood sans que les producteurs daignent décaler significativement la date de sortie.

Le tournage débute donc sans script réellement finalisé, obligeant le réalisateur Marc Foster et Daniel Craig à réécrire certaines scènes et dialogues au jour le jour. Le résultat s’en ressent douloureusement avec un récit sans liant et assez poussif même si sur petit écran le film s’avère moins catastrophique qu’à l’époque de sa découverte en salle. Il s’agit vraiment d’une suite directe puisque le film démarre pied au plancher une heure après la fin de Casino Royale par une course poursuite échevelée alors que Bond vient de s’emparer de Mr White (Jesper Christensen), antagoniste sous-terrain du film précédent. Les problèmes tout d’abord formels surgissent alors déjà. L’influence visuelle et thématique des film Jason Bourne était significative dans Casino Royale, mais bien digérée par la mise en scène de Martin Campbell, réalisateur rompu au cinéma d’action. Ce n’est certainement pas le cas de Marc Foster qui tente un montage très cut à la Paul Greengrass mais sans la virtuosité ni l’effet hypnotique de ce dernier (il suffit de comparer la poursuite automobile de La Mort dans la peau (2004) et celle du Bond pour sentir le fossé), rendant la séquence brouillonne et tout juste compréhensible. Le problème demeure tout au long du film sans être aussi prononcé que lors de cette ouverture, et gâche quelques bonnes idées scénographique comme cette poursuite à pied puis combat suspendu à une corde.

Le thème est très intéressant avec ce questionnement environnemental et la collusion entre dictatures, puissances occidentales et organisations criminelles pour s’approprier les ressources des pays pauvres. Cela donne quelques moments de cynisme réjouissant où Bond semble la seule figure de droiture au-delà d’intérêts économiques qui prévalent. Notre héros s’avère également hanté par la trahison et la mort de Vesper, avançant comme un bulldozer déshumanisé décimant méchants à tour de bras pour évacuer sa peine. Ces auspices prometteurs sont pourtant gâchés par une progression très artificielle du récit qui ne crée aucune tension autour de ses enjeux géopolitiques (quelques inserts sur la population bolivienne subissant la sécheresse et rien de plus) ou intimes. Daniel Craig traîne ainsi sa mine renfrognée tout au long du film sans nuances, tandis que les dialogues sentencieux viennent régulièrement surligner ses sentiments à travers M (Judi Dench) faisant office de maman venant réprimander Bond tous les quart d’heure. 

Le méchant Dominic Greene (Mathieu Amalric), très intéressant sur le papier par sa pure nature d’homme d’affaire est gâché par une présence trop diffuse dans l’histoire malgré la présence inquiétante de l’acteur. Il n’est jamais intimidant, ni physiquement, ni psychologiquement, et le climax tente laborieusement de nous faire croire que Bond (que l’on a vu décimer sans mal les barbouzes depuis 1h30) est en difficulté pour en venir à bout. L’originalité est absente dans les scènes d’actions, soit par la répétitivité des idées trop exploitées dans la saga (une énième poursuite en hors-bord), par une finition technique indigne d’un James Bond (le découpage d’une poursuite en avion). Quant aux élément qui auraient pu sortir du lot, il ne sont pas exploités. Dominic Greene monopolise l’eau de Bolivie à travers des pipelines et des barrages sous-terrain qui auraient donnés de belles scènes de destructions (en plus d’offrir par l’image une résonnance humanitaire à moindre frais en montrant les Boliviens retrouver l’eau), il n’en sera rien. A la place une fusillade quelconque au sein d’un hôtel lambda situé dans le désert. C’est assez mince.

Daniel Craig ne démérite pas et reste charismatique (même si son arrogance du volet précédent nous manque) et Olga Kurylenko compose une James Bond girl plutôt intéressante malgré le peu de matière qui lui est donnée. Ce côté « pas fini » se ressent dans les transitions abruptes et la durée plutôt ramassée pour un Bond (1h46). La déception est donc grande après les promesses de Casino Royale, tant pour les fans que les fraîchement convertis (la tentative de continuité plus explicitement sérielle et feuilletonnante étant franchement ratée ici) à ce nouveau Bond. En plus d'être raté, le film (et la période Craig de manière générale) ne procure même pas les petits plaisirs futiles qui faisaient passer la pilule d'autres volets poussifs : la chanson de Jack White et Alicia Keys est une des pires de la saga, pas de bons mots avec Moneypenny ou Q, exotisme aux abonnés absents. Fort heureusement, l’épisode suivant sera préparé avec un plus grand soin pour fêter dignement les 50 ans de la saga. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Sony

mardi 21 février 2023

Insiang - Lino Brocka (1976)


 Insiang habite un bidonville de Manille avec sa mère, la tyrannique Tonya. Elle se démène corps et âme pour survivre dans ce quartier où chômage et alcoolisme font partie intégrante du quotidien. Un jour, Tonya ramène chez elles son nouvel amant, Dado, le caïd du quartier, en âge d’être son fils. Ce dernier tombe rapidement sous le charme de sa nouvelle « belle-fille »…

Insiang est une œuvre-clé, celle qui mettra en lumière le cinéma philippin au yeux du monde, et qui révèlera un de ses talents majeurs, Lino Brocka. C’est à un Pierre Rissient sidéré lors de sa découverte hasardeuse durant un voyage au Philippines que l’on doit la sélection du film à la Quinzaine des réalisateurs lors du Festival de Cannes 1978 où il fera sensation. Quand il réalise Insiang, Lino Brocka est un artiste solidement installé et hyperactif dans l’industrie locale dont il a gravit tous les échelons, débutant au théâtre, passant par la télévision avant de sauter le pas du cinéma – et il maintiendra constamment ses activités au sein de ces différents médias. Un peu à la manière de A Touch of Zen de King Hu (1975), autre découverte cinématographique asiatique majeure de Pierre Rissient à l’époque, Insiang connut un succès mitigé dans son pays avant cette reconnaissance internationale. Des œuvres précédentes comme Tinimbang ka ngunit kulang (1974) ou Manille (1975) avaient davantage rencontrés les faveurs du public, peut-être grâce à un mélange plus prononcé au cinéma de genre que maîtrisait parfaitement Lino Brocka.

On retrouve cependant dans lnsiang les mêmes qualités, c’est-à-dire un réalisme qui n’interdit pas une forme cinématographique stylisée, pas du tout sur le vif, dans le choix de cadrages, compositions de plan et travail sur la photo. Le récit est au contraire un piège qui se resserre lentement et subtilement pour la malheureuse Insiang (Hilda Koronel), maudite par sa seule condition féminine. La jeune fille vit dans un bidonville de Manille avec Tonya (Mona Lisa), sa mère tyrannique et toutes deux représentent de manière différente la soumission des femmes aux jougs des hommes. Pour Tonya, l’homme est synonyme de rancœur à travers le souvenir meurtri d’un époux qui l’a abandonnée, et cause de son comportement cruel envers son entourage et plus particulièrement sa fille dont la seule présence lui rappelle cette blessure narcissique profonde. L’homme est aussi le seul le seul facteur propre à adoucir son cœur, à délester son corps sec de sa raideur sévère, quand elle s’amourachera de Dado (Ruel Vernal), petite frappe ayant l’âge d’être son fils.

Insiang est tout autant dépendante de cette domination masculine, seule échappatoire de son enfer domestique mais son petit ami Bebo (Rez Cortez) est un lâche. Sans pour autant se montrer manichéen dans sa caractérisation, Lino Brocka nous montre cette gent masculine dans toute son abjection. L’arrière-plan du récit nous montre un groupe d’hommes anonymes et sans emploi passant leurs journées à boire et importuner les passantes, et ceux ayant un semblant de situation ne recherche que le plaisir physique et le confort matériel auprès des femmes. Dado soumet Tonya par sa vigueur de mâle alpha, et ne désespère pas de mettre la fille dans son lit, quand Bebo entretient le rêve d’un ailleurs et mariage pour Insiang dans le seul but de coucher avec elle. 

Insiang est ainsi une figure vulnérable et exposée, aux coups et invectives de sa mère, aux regards insistant de Dado ainsi qu’aux mains baladeuses de Bebo. Lino Brocka traduit cette place fragile dans la promiscuité des espaces où Insiang n’est destinée qu’à subir, que ce soit le cadre domestique où elle finira par subir le viol de Dado, l’obscurité de la salle de cinéma où Bebo la presse de son désir. Quant à l’extérieur, il traduit la réalité de son horizon restreint avec la répétitivité des environnements traversés et le même dispositif filmique pour capturer les trajets d’Insiang. Le seul moment où elle s’aventurera un peu plus loin que le bidonville sera tout aussi vain et la convaincra de revenir sur ses pas. La société entière est une prison, élément souligné implicitement par les multiples plan où le visage d'Insiang nous apparaît comme derrière des barreaux.

Dès lors Lino Brocka va s’appliquer à savamment retourner la situation au fil de la compréhension d’Insiang de la logique du monde qui l’entoure. Les hommes dominent par leur force, les femmes peuvent contourner cet écueil par ce qui constitue aussi leur faiblesse, l’attrait physique. Insiang agite suffisamment le désir de Dado pour que celui-ci préfère la posséder avec son consentement. Les différentes scènes où il descend dans sa chambre la rejoindre évoque presque dans sa composition de plan une imagerie de conte pervertie façon La Belle au bois dormant. Le « prince » Dado vient effectivement réveiller la princesse Insiang, mais dans une dimension intellectuelle qu’il ne soupçonne pas et où à chaque étreinte elle prend l’ascendant sur lui. Les cadrages et le travail sur la profondeur de champ place désormais Tonya à distance des amants, l’espace de la maison est progressivement dominé par Insiang jusqu’à l’explosion de violence finale qu’elle provoque sciemment pour briser ses chaînes. 

C’est brillamment amené et l’on est souvent sidéré par la manière purement formelle dont Lino Brocka fait passer certains sentiment, par exemple la manière dont la lumière rouge de la chambre d’hôtel éclaire le visage de Bebo et anticipe sa trahison envers Insiang après avoir couché avec elle. L’épilogue chargé d’amertume montre à l’image de ce qui a précédé une sororité impossible, où du moins ne pouvant s’affirmer tant que s’impose ce conditionnement des femmes au masculin. Tonya (qui après s'être fermée une ultime fois à sa fille nous apparait à son tour derrière les barreaux de sa prison, au propre comme au figuré) et Insiang partage une même détresse, mais ne l’extériorise que séparément dans les saisissantes dernières images les éloignant l’une de l’autre. 

Sorti en bluray chez Carlotta

lundi 20 février 2023

Le Temple des oies sauvages - Gan no tera, Yuzo Kawashima (1962)


 Satoko, maîtresse d'un célèbre peintre vieillissant, est cédée à Kikuchi, un moine libidineux qui dirige un temple à Kyoto. Jinen, jeune bonze aussi appliqué qu'obéissant, subit les maltraitances et les humiliations répétées de son maître. Si bien que Satoko, le prenant en pitié, ne peut s'empêcher le séduire. Torturé par ses pulsions, témoin de la dépravation de son maître, il devient difficile pour Jinen de contenir toute cette frustration...

Yuzo Kawashima se distingue très tôt dans sa carrière par son goût pour les sujets audacieux et provocateurs, lui valant notamment une « rétrogradation » où de jeune réalisateur il retournera à la fonction d’assistant au sein du studio Shochiku. Ce regard critique s’exprime souvent dans la comédie, notamment le film Chambre à louer (1959) qui créera un petit scandale à sa sortie. Kawashima n’a cependant pas l’approche frontale d’un Shohei Imamura qui fut son assistant, mais avance de manière plus masquée, subtile et sans ostentation. Le Temple des oies sauvages en est un bel exemple.

Le film est adapté du roman éponyme de Tsutomu Mizakami (publié en en France aux éditions Picquier) que l’on pourrait présenter comme une variation japonaise de Le Facteur sonne toujours deux fois de James Cain. Il s’agit donc d’un triangle amoureux en huis-clos au sein d’un temple de Kyoto, entre Jikai (Masao Mishima) un moine libidineux, Satoko (Ayako Wakao) l’ancienne maîtresse d’un ami disparu qu’il entretient, et Jinen (Kuniichi Takami) son jeune disciple auquel il mène la vie dure. L’histoire se déroule dans le Japon des années 40 mais Kawashima nous fait comprendre insidieusement que son regard cinglant s’adresse tout autant à ses contemporains. Le personnage d’Ayako Wakao dans Les Femmes naissent deux fois (1961) nous faisait comprendre, tant du côté de la domination masculine que de la soumission féminine, que tout rapport humain et notamment amoureux était affaire de négociation, de donnant-donnant. Le film se déroulait dans le Japon du boom économique, tout entier dédié au culte de l’entreprise et de la réussite matérielle, que Kawashima capturait dans toute sa modernité et urgence urbaine.

Le Temple des oies sauvages vient démontrer que ces inégalités et cette corruption remontent à plus loin que cette pleine adoption des valeurs capitalistes du Japon des années 50. Jikai en début de film se présente comme un moine ayant fait vœux de pauvreté, si ce n’est de chasteté, lorsque son ami peintre se présente à lui aux côté de sa maîtresse Satoko. Le peintre lui demande à sa mort de s’occuper de Satoko, ce qu’il va prendre au pied de la lettre en en faisant sa maîtresse. Face au dénuement matériel, les belles femmes comme Satoko ont « l’atout » et la malédiction de leur attrait, monnayant une relative sécurité en cédant à des « protecteurs » masculins. Comme dans Les femmes naissent deux fois, Ayako Wakao est dans un mélange de fuite et de conditionnement à ce statut, tentant vainement après la mort du peintre de retourner chez sa mère mais incitée par cette dernière à retrouver un bienfaiteur. Le cadre supposé sacré du temple est donc surtout témoin de la corruption morale et charnelle du moine Jikai, dont le statut ne sert qu’à assouvir ses pulsions, mais aussi son tout petit pouvoir par ses maltraitances envers l’adolescent et serviteur Jinen. 

La rencontre qui voit Satoko céder une première fois à Jikai traduit bien cette corruption morale ambiante. C’est un jour où l’on nettoie les fosses sceptiques du temple et tout au long de l’échange entre les futurs amants, une odeur pestilentielle insoutenable règne, comme pour exprimer de manière olfactive la réalité de leurs rapports. Kawashima pose un regard presque omniscient en plaçant sa caméra dans ces fosses puantes, desquelles il observe l’agitation du temple. On a beau se place sous une autre logique socio-économique dans la période historique dépeinte, le pouvoir et l’avilissement des dominants soumettra toujours la précarité des dominés. Si Satoko représente la part féminine « consommables » par les hommes, Jinen symbolise lui la part corvéable à travers les différentes humiliations qu’il subit de son maître. 

Tout naturellement, une attirance progressive naît entre les deux opprimés, entre compassion mutuelle (Satoko s’identifiant pleinement dans les maux du jeune homme) et désir brûlant. Le langage corporel est entièrement soumis à ce statut social pour tout deux. Satoko est passivement soumise dans son action ou inaction, au désir de Jikai de la toucher et d’être caressé par elle. Jinen est réduit à la même marge la sexualité en moins, affecté, passif, craintif, la honte de sa nature suinte de sa gestuelle nouée et repliée sur elle-même.Yuzo Kawashima évite pourtant tous les écueils de suspense et de tension qu’il aurait pu aisément mettre en place au sein de ce huis-clos, pour une atmosphère plus insidieuse, notamment par ses cadrages. Le film se distingue apparemment du livre en se délestant de cette facette thriller (le rapprochement avec Le Facteur sonne toujours deux fois fait plus haut) et n’est qu’une captation, davantage qu’une dénonciation destinée à exploser, de l’injustice d’un monde. On étend ainsi ces comportements à l’ensemble de la communauté des moines ayant chacun une jeune et soumise concubine, mais aussi à ce Japon totalitaire et militariste des années 40 que doit subir aussi Jinen en tant qu’homme. Inutile de se rebeller et quoiqu’ils puissent faire, Satoko et Jinen ne changeront rien à cet état injuste du monde.

Ce sentiment d’inéluctable est très subtilement mis en place par Kawashima. Le film débute par une scène en noir et blanc où se présente les fameuses peintures d’oies sauvages ornant les intérieurs du temple. Le générique dessiné est pourtant bien en couleur et nous présente ces peintures de façon plus moderne et contemporaine avant de revenir au noir et blanc une fois l’intrigue lancée. L’épilogue se déroule pourtant bien de nos jours et montre des touristes américains visiter le temple, des années après les évènements du film. La partie d’époque se concluait par la vision d’une partie de ces tissus peints déchirés après les ultimes péripéties. Le retour au présent et en couleur nous montre cet élément grossièrement rapiécé pour le plaisir des visiteurs. C’est l’insignifiante trace laissée par les souffrances vécues en ces lieux et destinée à être un produit de consommation touristique. La place des opprimés restent ainsi insignifiante, et prolonge leur statut de sacrifiables. 

Sorti en bluray français chez Badlands

 

dimanche 19 février 2023

L’Enfer des tropiques - Fire Down Below, Robert Parrish (1957)

Felix Bower et Tony Finn, qui vivent de petits trafics au large des Caraïbes grâce à leur modeste bateau, acceptent la mission de transporter Irena, une mystérieuse clandestine, jusqu’à l’île de Santa Nada. Ils tombent tous les deux sous le charme de leur passagère et leurs rapports se détériorent.

L’Enfer des tropiques est un peu un film maudit dans la filmographie de Robert Parrish, qui se verra déposséder du montage par ses producteurs. Un des talents du réalisateur est de s’inscrire souvent dans des genres emblématiques du cinéma hollywoodien (polar, western…) mais de parvenir à s’affranchir de leurs archétypes, non pas en les déconstruisant, mais en faisant une sorte de pas de côté autorisant les moments plus suspendus. Dès lors lorsque les règles des genres, le retour à l’intrigue classique se profile, c’est presque une contrainte et un regret pour les personnages et les spectateurs. Un film emblématique de cela est son magnifique western L’Aventurier du Rio Grande (1959) où Robert Mitchum (dont la nonchalance désabusée est parfaite pour le style de Parrish) passe un tiers du film immobilisé par une jambe cassée et peut enfin se poser pour vivre une romance loin de son existence tumultueuse.

L’Enfer des tropiques (adapté d’un roman de Max Catto) démarre ainsi sous ces auspices attendus, par son intrigue et la personnalité de ses acteurs. Le triangle amoureux place une Rita Hayworth dans un emploi connu de séductrice aventurière destinée à perdre les hommes, disputée par les deux amis Felix (Robert Mitchum) et Tony (Jack Lemmon). Robert Mitchum retrouve ce côté désabusé et revenu de tout montrant une grande méfiance envers sa passagère, tandis que Jack Lemmon est cet histrion nerveux et candide propre à se laisser séduire. La tension s’installe dans un huis-clos maritime réjouissant, faisant légèrement tomber les masques des archétypes initiaux. Rita Hayworth n'est pas la mante religieuse attendue, mais une femme ayant vite appris à porter sa beauté comme un atout et une malédiction dans les heurts d’une vie agitée. L’ours mal léchée Robert Mitchum se reconnaît en elle et c’est bien ce qui provoque ce mélange d’attrait et d’hostilité dont il fait preuve. Robert Parrish captive d’emblée, la promesse d’aventures et d’exotisme laissant place à ce nœud de sentiments refoulés. 

Il signe d’ailleurs dans cette première partie une séquence extraordinaire caractérisant à merveille à l’équilibre du trio. Les personnages se rendent sur une île pour assister à une fête de mardi-gras. Tony est emporté de son plein gré par des fêtard en liesse sans anticiper ce qui pourrait se dérouler. Irena (Rita Hayworth) subit dans un premier temps le tumulte de la fête en étant balloté entre les danseurs. Après un tête à tête tendu avec Felix, elle retourne sur la piste qu’elle s’approprie soudant de manière extraordinaire, tout en danse chaloupée et lascive où le passé scénique (et dans la comédie musicale) de Rita Hayworth fait merveille. Felix si hostile envers elle est soudain captivé et l’on comprend qu’il est tombé dans ses filets. En une scène, la cinquième roue du carrosse qu’est Tony, l’attrait de Felix et surtout la capacité d’adaptation/survie d’Irena sont posés par l’image, sans dialogues superflus.

Hélas, dans sa seconde partie le film s’éloigne de cette situation passionnante pour partir dans une autre direction. Le fameux « pas de côté » cher à Parrish s’éloigne bien trop de la trame principale avec un interminable aparté sur Tony coincé  dans les décombres d’un cargo prêt à exploser. C’est l’occasion de guest-stars prestigieux de de s’installer (Bernard Lee et Herbert Lom), la séquence est très spectaculaire mais perd complètement de vue le triangle amoureux initial. Mitchum et Hayworth ne reviennent que dans les 20 dernières minutes pour relier le malheur et dilemme de Tony aux enjeux sentimentaux mais il est trop tard, l’intérêt s’est dilué. 

C’est vraiment un gâchis car les acteurs sont tous très bon, l’alchimie et la tension sont là le nerf du récit s’est perdu. Il semble que cela soit en grande partie dû au remontage des producteurs, Parrish ayant envisagé de relier ces trames antinomiques par des flashbacks notamment. En l’état cela donne en tout cas un film très bancal qui ne tient pas ses belles promesses initiales. On saluera néanmoins la beauté formelle typique de Parrish, nous offrant de magnifiques scènes maritimes et de beaux panoramas exotiques dans un cinémascope de toute beauté. 

Sorti en bluray français chez Rimini éditions 

Vidéo promotionnelle sur le tournage, petite pépite rétro !