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mardi 14 février 2023

Les Femmes naissent deux fois - Onna wa nido umareru, Yuzo Kawashima (1961)


 Modeste geisha de Tokyo, sans aucune autre compétence particulière que celle de satisfaire les désirs des hommes, la jeune et belle Koen n’est pas épanouie. Libre d’esprit, Koen va s’émanciper de sa condition de favorite pour devenir une femme indépendante. Pourtant, Koen croise différents hommes prêts à lui offrir une vie rêvée. Mais que souhaite réellement Koen pour son avenir ?

Les Femmes naissent deux fois est en tout point une véritable œuvre de transition dans le cinéma japonais. C’est le cas tout d’abord à travers son réalisateur Yuzo Kawashima, encore méconnu en occident mais figure majeure pour les cinéphiles japonais. Auteur de plus de cinquante films entre ses débuts en 1944 et sa mort précoce en 1963, Kawashima constitue un véritable pont entre le cinéma classique japonais et sa bascule dans la modernité à l’orée des années 60. Kawashima navigue entre les différents grands studios (Shoshiku, Daiei…), s’essaie à différents genre et ne cache pas son admiration pour l’œuvre de Yasujiro Ozu dont il faut l’assistant. D’un autre côté, il est un modèle pour certains des grands cinéastes de la Nouvelle Vague japonaise dont Shohei Imamura qui fut son assistant et rédigea le livret d’une des premières grande rétrospectives consacrées à Kawashima en Europe au début des années 90. 

Cette bascule dans la modernité concerne également l’actrice Ayako Wakao dont la collaboration avec Yuzo Kawashima est une vraie transition des rôles de jeunes filles ingénues ou victimes incarnées chez Ozu (Herbes flottantes (1959)) ou Mizoguchi (Les musiciens de Gion (1953), La Rue de la honte (1956)) vers ceux torturés, romanesques et passionnés qu’elle trouvera chez son mentor Yasuzo Masumura dans des classiques comme Passion (1964), Tatouage (1966), La Femme de Seisaku (1965) ou L’Ange Rouge (1966). Masumura avait débuté sa collaboration avec Ayako Wakao à la fin des années 50 mais la voyait davantage en incarnation de la jeune japonaise moderne dans un film comme Jeune fille sous le ciel bleu (1957), typique du courant des « saison du soleil », et ce sont ses prestations chez Kawashima (Les Femmes naissent deux fois donc, mais également Le Temple des oies sauvages (1962) et La bête élégante (1962)) qui l’inciteront à l’employer dans un registre plus sombre et complexe. 

Cette jonction entre les époques est représenté par le sujet même du film et sa figure de la geisha. Celle-ci trouve dans son interprétation contemporaine une forme de prestige rattaché à une imagerie classique et raffinée d’un Japon traditionnel. On en oublierait presque que l’élégance, la formation artistique et le prestige de certaines n’avaient pour finalité que la prostitution et la soumission aux plaisirs des hommes. Le film se déroule au début des années 60 alors que les maisons closes sont désormais interdites (bascule observée justement dans La Rue de la honte) et que le supposé « prestige » de la geisha est dévoyé pour retrouver la clandestinité de la prostitution classique. C’est dans ce monde qu’évolue Koen (Ayako Wakao), geisha officiant dans un restaurant dont elle accompagne les clients prestigieux dans les chambres avoisinantes selon un flou tacite. Un dialogue au début du film se moque d’ailleurs de l’aura noble et classique associée aux geishas en se moquant de Koen et ses collègues ne maîtrisant pas ou mal les arts traditionnels. Notre héroïne navigue ainsi, durant comme en dehors de ses heures de travail d’hommes en hommes, de protecteurs qui s’assurent son corps et sa compagnie selon un échange de bon procédé. Ayant perdu ses parents dans les bombardements aériens durant la guerre, c’est le seul rapport aux hommes que semble connaître Koen qui a dû s’y employer pour survivre. Le récit ne la place ainsi jamais en victime et la rend longtemps opaque dans ses motivations, courtisée comme courtisant les différents hommes traversant son quotidien.

C’est à travers les modèles masculins profitant de ses charmes que se dessine la personnalité de Koen. Flattée par les attentions d’hommes mûrs, libidineux et haut placés socialement, elle poursuit volontairement de ses assiduités un modeste cuisinier, un jeune étudiant. On y devine là certes un le simple plaisir narcissique de la séduction, mais aussi une volonté de s’ancrer dans une certaine normalité avec ses conquêtes plus modestes. Elle va d’ailleurs entretenir une sorte de romance chaste et implicite avec un étudiant symbolisant toute l’existence conventionnelle à laquelle elle aspire sans se l’avouer. Leur échange a d’ailleurs lieu dans le cadre d’un temple dont l’aura traditionnelle et sacrée s’inscrit en contrepoint du statut de Koen. Naviguant entre les espaces et/ou tenues typiquement japonais et occidentaux, la finalité est toujours la même pour Koen qu’elle soit hôtesse de bar ou geisha, subsister au bon vouloir des hommes grâce à ses charmes. 

Kawashima est d’ailleurs loin de se montrer manichéen dans la description de ces rapports. Lorsqu’un de ses riches protecteur l’incite à cultiver des talents propre à la sortir de ce métier, c’est bien Koen qui risque de tout perdre pour le simple plaisir d’une aventure éphémère. Et c’est paradoxalement cet homme cherchant à ouvrir ses horizons qui fait preuve d’une jalousie maladive qui lui rappellera la précarité de sa situation. Kawashima filme avec élégance un Japon contemporain du boom économique où tout n’est qu’hédonisme, entre ceux qui le vivent et ceux qui le subissent. Les compositions de plan obéissent souvent à un leitmotiv refusant à Ayako Wakao d’occuper trop longtemps l’image seule. Chaque espace est destiné à la voir rejoindre ou être rejointe par un homme, quand ce n’est pas l’image c’est la narration et les évènements qui lui interdisent de s’appartenir un seul instant. Elle est conditionnée à s’affairer et réfléchir en fonction des hommes, toutes ses perspectives tournent autour de la générosité d’un ancien, actuel ou futur amant. 

Pourtant les expériences finissent par forger une conscience d’elle-même chez Koen qui ne peut se résoudre à retourner à son ancienne vie dans la dernière partie. L’illusion d’idéal de romance classique dont elle rêvait est balayé dans un cruel rebondissement final qui l’inciter à se remettre en question. Le plan fixe final, le cadre dans le cadre la laisse enfin pensive et seule maîtresse d’un avenir incertain, mais indépendant - celui de sa fameuse deuxième naissance soulignée par le titre. Ayako Wakao est étincelante de bout en bout, enjôleuses ou mélancolique, osant répliques (« Pas trop difficile de se prendre en main ? » lance-t-elle à une assemblée d’homme se morfondant de la fermeture des maisons closes) et situations scabreuses (la séquence où elle aide son sugar daddy hospitalisé à urinant) qui la détache de la bienséance classique de ses devancières. 

Sorti en bluray français chez Badlands

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