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dimanche 22 février 2015

L'Amant - Jean-Jacques Annaud (1992)

L'Indochine, dans les années 1930. Une Française de 15 ans et demi vit avec sa mère, une institutrice besogneuse, et ses deux frères, pour lesquels elle éprouve un étrange mélange de tendresse et de mépris. Sur le bac qui la conduit vers Saïgon et son pensionnat, elle fait la connaissance d'un élégant Chinois au physique de jeune premier. L'homme a l'air sensible à son charme et le lui fait courtoisement savoir. Elle accepte de le revoir régulièrement. Dans sa garçonnière, elle découvre le vertige des sens. Il est follement épris, elle prétend n'en vouloir qu'à son argent.

Le récit initiatique se sera toujours conjugué au vrai dépaysement dans le cinéma de Jean-Jacques Annaud. Pour ce grand voyageur, l’environnement constitue constamment un moteur de l’intrigue, que ce soit par les contrées parcourues mais aussi leurs influences sur les émotions de ses personnages. Du coup hormis Coup de tête (1979) au cadre et sujet bien contemporain, chacun de ses films nous emmènera dans un passé plus ou moins éloigné, nous fera visiter des lieux inédits et saura nous faire adopter les points de vue les plus inattendus dans des œuvres comme La Victoire en chantant (1976), La Guerre du Feu (1981), Le Nom de la Rose (1986) ou L’Ours (1988) pour en rester à ses premiers succès où il aura su y exprimer une sensibilité épique, ethnologique et humaniste. Les quelques entorses à l’ouvrage d’Umberto Eco avait cependant laissé deviner une fibre romanesque inexploitée avec l’évocation des premiers émois du jeune moine joué par Christian Slater, que ce soit l’étreinte furtive ou la dernière rencontre du personnage avec sa tentatrice – moments absents du livre. Avec son cadre exotique et son évocation de la France coloniale déjà abordé dans La Victoire en chantant, L’Amant de Marguerite Duras posait des bases attrayantes pour le réalisateur tout en l’emmenant sur un terrain inconnu. Dans ce roman autobiographique, Marguerite Duras narrait son adolescence dans l’Indochine française et notamment sa découverte du sexe à travers la liaison scandaleuse qu’elle entretiendra avec un riche chinois.

Claude Berri, connaissant l’envie d’Annaud de traiter d’un récit au féminin va donc lui en proposer l’adaptation en 1987. Annaud va lire l’ouvrage à cette occasion et bien que captivé il refusera l’offre dans un premier temps. Après la collaboration idéale d’Umberto Eco pour Le Nom de la Rose, il sait bien qu’il ne revivra pas une expérience aussi réussie avec un auteur et surtout pas – la suite le confirmera – avec la réputée difficile Marguerite Duras. Finalement l’attrait pour cette histoire sera trop fort et Annaud accepte le projet. Entre les échanges instructifs mais orageux avec Marguerite Duras, la longue quête des interprètes idéaux (la production recevra près de 1000 lettres par jour pour le rôle remporté par Jane March) et la lourde logistique à mettre en place pour le tournage au Vietnam, la production sera de longue haleine. Les aveux et/ou points de blocage lors des discussions avec Duras ainsi que la découverte du cadre vietnamien (où certains lieux de la véritable histoire existent toujours dans ce Vietnam pas entré dans la modernité, ainsi que des survivants qui apporteront leurs points de vue) permettront à Annaud d’acquérir une vision personnelle, forcément opposée à celle de l’auteur. 

L’adaptation de Jean-Jacques Annaud s’avère à la fois très fidèle tout en étant une trahison du roman. Si la relation avec le Chinois était bien sûr le fil conducteur, la narration en était plus flottante. La voix de Marguerite Duras y naviguait dans son intime entre passé, présent et futur, cette « romance » étant le moteur d’une histoire de famille tumultueuse et complexe. L’émoi du présent et l’éveil aux sens de la jeune fille se mêlaient au regret, à l’amertume et nostalgie pour ce passé. Le lecteur novice pouvait autant s’y impliquer dans une vraie immédiateté par la romance (ce qui explique l’immense succès du roman) que l’afficionado de Duras qui y verrait les liens avec d’autres ouvrages autobiographiques, notamment Barrage contre le pacifique – expliquant notamment la situation financière précaire de la famille. 

Une adaptation littérale aurait été possible et aurait sans doute donné un film intéressant. Seul souci, le résultat aurait certainement été très proche d’un des travaux les plus fameux de Marguerite Duras, le scénario de Hiroshima mon amour (1959). On peut imaginer qu’elle avait déjà L’Amant en tête à l’époque et usa du poème filmique d’Alain Resnais pour développer certaines idées narratives. Jean-Jacques Annaud simplifiera cette structure tout en conservant tous les éléments du roman. La voix-off de Jeanne Moreau effectuera le pont entre passé et présent, visible simplement à l’écran – et de façon un peu trop démonstrative en noir et blanc stylisé et factice  – durant les prologues et épilogues rappelant la source littéraire du film. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est la passion fiévreuse dans cette Asie coloniale. 

L’histoire d’amour n’existe réellement qu’à travers cet artifice. La jeune fille (Jane March) représente dès sa première apparition, accoudée à la passerelle d’un bateau, une image d’innocence et une promesse de sensualité. La moue boudeuse et le teint de pêche exprime à la fois la candeur enfantine et la séduction féminine. Annaud a également pris soin de cerner cette dualité dans sa tenue vestimentaire, sa robe de tissu grossière étant propice aux vadrouilles et mouvements brusque de l’enfant qu’elle est encore, mais épousant avec volupté les formes de la femme qu’elle est en train de devenir. Le chapeau d’homme s’arbore dans un air de défi, les chaussures à talon pailletées comme un appel et une provocation. Tous ces éléments conjugués lui confèrent un air de nymphe inaccessible d’autant plus prononcé qu’elle se trouve dans un bateau grouillant d’autochtones la ramenant à sa pension. 

Annaud par sa caméra caressante nous fait ainsi partager le point de vue du Chinois (Tony Leung Ka-Fai), troublé par cette jeunesse sensuelle qu’il observe de l’intérieur de sa voiture. La première rencontre et même l’ensemble du film affichera donc ce paradoxe : l’adolescente inexpérimentée menant le jeu, insensible, face à un adulte fébrile et éperdument amoureux. Le désir coupable est double pour l’amant avec l’attrait pour cette très jeune fille qui est aussi une blanche. De la même façon la séduction est ambiguë pour la fille. Le Chinois ne semble qu’un instrument du défi qu’elle lance à sa famille et à cette aristocratie coloniale qui les a rejeté. Tout ne fonctionne ainsi que par la symbolique, la garçonnière théâtre de leurs étreintes se trouve dans le quartier pauvre et mal famé de Cholon et un dialogue souligne le train de vie oisif du Chinois, n’existant finalement que pour donner à la jeune fille « la jouissance qui fait crier ».

La reconstitution méticuleuse (ramenant certains lieux à la vie comme le vrai pensionnat où séjourna Marguerite Duras), le dépaysement envoutant et les vues majestueuses confirment le sens visuel de Jean-Jacques Annaud mais sont également un trompe-l’œil à un envers bien plus cruel dans le rapport entre colons et colonisés. La relation entre la jeune fille et le Chinois est donc une aberration dont un amour sincère ne peut être la source. La scène de dîner avec la famille où le Chinois paie la note est saisissante de noirceur, les blancs déchus et nourris par leur supposé inférieur se montrant d’un mépris révoltant pour compenser leur honte. Bienfaiteur soumis et expression de son émancipation insolente pour la fille, le Chinois semble donc reproduire ce schéma colonial et la relation ne reposer que sur un attrait intéressé. Une dualité qui concerne réellement Marguerite Duras dont le dénuement initial guidera son attitude future entre son art et des préoccupations bassement pécuniaire – Annaud révèlera que lors de ses visites le seul ornement de son appartement était un tableau détaillant ses chiffres de vente. 

C’est par les pourtant très décriées scènes charnelles que Jean-Jacques Annaud va dépasser ce postulat cynique. L’eau est un leitmotiv constant de désir tout au long du film, symbolique d’abord avec ce bateau dérivant sur les rives du Mékong durant la première rencontre. Les peaux moites de sueurs et d’appréhension trahissent autant ce désir que les regards à la dérobée pendant le trajet en voiture et enfin l’humidité sera palpable dans l’intimité de la garçonnière après leurs ébats. 

Ce motif de l’eau trahi la sincérité de l’émoi des amants tandis que la séduction même dans ses plus beaux moments (sublime effleurement de doigts dans la voiture ou encore le baiser sur la vitre de Jane March magnifié par le superbe thème romantique de Gabriel Yared) semble encore distiller ce doute, semblant toujours un jeu pour l’adolescente. A l’inverse il dévoile aussi les passions et souvenirs néfastes de la famille : la pluie battante alors que se révèle les relations fraternelles torturées, où l’aveu de la ruine familiale de Jane March au Chinois face à la fameuse barrière contre le pacifique.

L’abandon lors des scènes de sexe sera donc le révélateur du réel amour du couple. Moins nombreuses que ce que la réputation sulfureuse du film laisse croire, elle se dessine en fait en trois temps. La crainte, l’appréhension et la curiosité se ressentent lors de la première étreinte. Le jeu et le calcul s’estompent - Jane March très entreprenante face à un Tony Leung n’osant franchir le pas – la fille découvrant une des émotions inconnues tandis que le Chinois oublie ses inhibitions. Les corps se jaugent, se palpent et s’unissent avec une infinie délicatesse dans une scène à la lenteur savamment calculée avançant au rythme des percussions en écho de Gabriel Yared. Ce moment fonctionne grâce à la réelle appréhension des acteurs, Jane March dix-huit ans à peine n’ayant pas l’expérience - dans la vie et encore moins au cinéma pour ce qui est son premier rôle - d’une telle intimité et Tony Leung n’étant guère habitué à ce type de séquence à Hong Kong. 

Après la découverte de ces nouvelles sensation et du corps de l’autre, on n’espère plus que de les retrouver au plus vite, ce qu’exprimera parfaitement l’urgence de la seconde scène de sexe capturée en un long plan fixe où le lit aura semblé bien trop éloigné par cette hâte de s’aimer. Enfin, la dernière scène témoigne désormais de la complicité érotique entre les amants, de leur parfaite connaissance dans la gestuelle où ils domptent désormais la montée de leur désir et Annaud ne filme plus au final que des chairs palpitantes de plaisir. Les différences d’âge, de races et de milieux s’estompent dans ces instants qui feront fulminer une Marguerite Duras préférant qu’ils ne soient pas explicites. Pourtant au-delà des mots de l’auteur, Annaud exprime une émotion palpable dont ces moments osés sont les déclencheurs, comme cette larme que versera Jane March dans la solitude de son lit en pension après sa première fois.

En dehors de ces moments isolés, le rapport redevient superficiel en public et le doute se réinstalle. Le jeu espiègle de Jane March montre un détachement juvénile auquel la ponctuation mélancolique de la voix-off de Jeanne Moreau – ex-amie de Marguerite Duras qui acceptera la proposition d’Annaud pour faire enrager cette dernière – amènera un contrepoint constant. Néanmoins la violence et l’influence de ce monde extérieur, l’hypocrisie qu’il entraîne (la fameuse séquence du dîner avec la famille) va les séparer progressivement. Les scènes de sexe qui les voyaient se rapprocher sans fard disparaissent et paradoxalement ce sont dans les scènes où ils s’observent à distance que la sincérité des sentiments se révèlera.
D’abord dans la somptueuse séquence de mariage où l’agitation ambiante s’estompe par seul force de leur échange de regard. Le rapprochement et la séparation s’exprime dans ce même moment, tout comme la scène d’adieu faisant écho à l’ouverture. Accoudée à la passerelle du paquebot l’emmenant loin d’Indochine, la jeune fille devine le regard insistant de son amant sur quai et c’est définitivement séparé de lui qu’elle s’avouera avoir réellement aimé son amant des antipodes. Au plus près ou au plus loin, là seulement la romance peut fonctionner mais surtout pas au quotidien où les regards inquisiteurs de leur communauté peuvent se poser sur eux. Le motif de l’eau accompagnera une fois de plus cette séparation, à travers le Mékong éloignant désormais le couple et les larmes que laissent enfin couler Jane March. 

Si cette dernière fut la grande révélation du film - malheureusement guère confirmé par la suite – on saluera la performance de Tony Leung Ka-Fai dont la beauté aristocratique sait révéler les fêlures de l’amoureux tourmenté – et s’avère en fait plus incarné et touchant que son équivalent papier. Une belle adaptation donc que l’approche esthétisante de Jean-Jacques Annaud soumettra à une critique sévère mais n’empêchera pas le succès. Evidemment mécontente, Marguerite Duras donnera sa réponse en donnant une variation/relecture avec L’Amant de la Chine du nord à la manière du film qu’elle aurait imaginé.

 Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Pathé

1 commentaire:

  1. S'il n'était pas censé traduire Marguerite Duras, je pense que L'amant serait un très beau film toutefois assez banal. Mais il est complètement raté en tant que "version" durassienne. Et je comprends qu'elle ait été furieuse, dévastée peut-être. De toute façon L'amant n'est sans doute pas le roman le plus durassien de tous. Et s'il a eu tant de succès, c'est que beaucoup de lecteurs sont passés à côté de Duras, et ont peut-être cru lire un roman de gare chic.
    Son style c'est absolument Hirochima mon amour. Même si le film frôle parfois le ridicule, c'est ça Marquerite Duras.
    Pour la pasticher on peut dire que Marquerite Duras, il faut vraiment beaucoup l'aimer, pour l'aimer, sinon ce n'est pas possible, on ne peut pas la supporter.
    Bien à vous,
    Catherine

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