Orson Welles signe avec Le Procès un des rares films où il eut, avec Citizen Kane (1941), la totale maîtrise du processus créatif sur toutes les étapes de la production. Il doit cette opportunité au duo de producteurs père et fils Michael et Alexander Salkind, grands amateurs de son œuvre qui lui offriront une carte blanche pour l’adaptation de roman de son choix, la contrainte étant de respecter le budget modeste imparti (et plus tard d’engager le compositeur Jean Ledrut). Welles jette son dévolu sur Le Procès de Franz Kafka, classique qui l’obsède depuis longtemps et qui entre en parfaite résonance avec son style et ses thèmes.
Parmi eux on trouve celui de la culpabilité, élément qui ronge ses personnages dans une veine existentielle au sein d’un film comme Citizen Kane, où qui se fond dans une pure trame criminelle à la manière de La Dame de Shanghai (1947). Welles mélange ces deux approches à un pur registre paranoïaque, psychanalytique et politique dans Le Procès. Le malheureux K (Anthony Perkins) se voit presque inséminer par autosuggestion l’idée de sa propre culpabilité par les non-dits sournois des policiers venus l’appréhender dans sa chambre. La moindre. Chaque mot ou phrase prononcé devient un élément à charge d’une accusation nébuleuse. Il y a là autant la métaphore des méthodes de climat de peur propre à un régime totalitaire, ce que suggère Welles quand lors des déambulations de K il tombera sur un groupe de quidam usés et numérotés tels des prisonniers de camp de concentration. D’un autre côté, c’est également la métaphore d’un monde constamment inquisiteur envers l’individu, le façonnant à ressentir perpétuellement ce sentiment de culpabilité pour mieux le soumettre. K lors d’une confession où il avoue s’être dès l’enfance souvent senti coupable de bêtises qu’il n’avait pas faite mais dont on le soupçonnait, au point de s’interroger de s’il ne les avait effectivement pas commise. Ce trouble de la perception obéit donc à cet environnement concret ou virtuel de contrôle qui nous maintient dans la crainte de quelqu’un ou quelque chose, qui nous empêche de sortir du rang.Welles traduit ce sentiment formellement en déployant tout le baroque dont on le sait capable. Caméra flottante, contre-plongée déroutante, cadrage biscornu et onirisme inquiétant, Le Procès est un dédale mentale infini, un cauchemar dont on ne ressort pas. Faute d’avoir pu concevoir en studio (même si une partie du film est filmé aux studios de Boulogne) les idées folles de décors qu’il avait en tête, Welles aura l’opportunité l’espace désaffecté de la gare d’Orsay (avant sa reconversion en Musée d’Orsay). L’architecture tortueuse du lieu est sublimée par la mise en scène de Welles et la photo de Edmond Richard, nous faisant basculer dans des atmosphères aussi étranges, hétéroclites et excentriques les unes que les autres dans des espaces immenses et menaçant. Tout semble connecté dans ce cadre où l’on passe d’un lieu à un autre comme dans un rêve, ou plutôt un cauchemar. L’absurdité inquiétante chère à Kafka est bien là avec un K d’abord bien décidé à se défendre avant de progressivement comprendre la vacuité d’un système qui n’existe que pour broyer l’individu. La comptine d’ouverture dépeignant la Loi comme une abstraction inaccessible résume le tout à merveille. Le Procès est une vraie réussite formelle et d’ambiance, où Welles se montre au diapason d’une certaine révolution cinématographique en cours (les expérimentations d’un Alain Resnais sur Hiroshima mon amour (1959) ou L’Année dernière à Marienbad (1961) par exemple), mais reste sans doute trop théorique et n’implique sans doute pas suffisamment le spectateur émotionnellement dans ce dispositif. Cela n’en reste pas moins un film où, libre des contraintes qui ont si souvent minés certains films, il se montre en pleine possession de ses moyens.
Sorti en bluray chez StudioCanal
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