Dans un grand hôtel de
luxe, un homme tente de convaincre une femme qu'ils ont eu une liaison l'année
précédente à Marienbad.
Alain Resnais poursuit la révolution esthétique et narrative
de son Hiroshima mon amour (1959)
avec ce tout aussi intrigant et envoutant L'Année
dernière à Marienbad. Le film constitue un aboutissement et une forme d’extrême
de tous les travaux signés jusque-là par le réalisateur et reposant sur un équilibre
ténu entre humanisation et déshumanisation. Le court-métrage Toute la mémoire du monde (1956)
dépeignant le fonctionnement de la Bibliothèque Nationale nous égarait déjà
ainsi dans les dédales labyrinthiques de ces pièces envahies de livre quand à l’inverse
les statuettes de Les statues meurent
aussi (1954 et coréalisé avec Chris Marker et Ghislain Cloquet) se voyait
dotée de vie et exprimait le point de vue anticolonialiste (et controversé à l’époque)
de ses instigateurs. Ce questionnement possédait cependant toujours un ancrage
dans le monde réel, les horreurs de la Shoah dépeintes dans le documentaire Nuit et brouillard (1956) exprimant le pire
de cette déshumanisation alors que le poème filmique Hiroshima mon amour met la catastrophe nucléaire en arrière-plan
pour privilégier les émois de son héroïne.
Après Marguerite Duras et avant Jacques Sternberg sur Je t’aime, je t’aime (1968), Resnais
collabore à nouveau avec une figure singulière de la littéraire française d’alors
en faisant appel à Alain Robbe-Grillet. Chef de file du Nouveau Roman dont les
caractéristiques anticipent nombre de préceptes de la Nouvelle Vague (rejet de
l’intrigue classique, questionnement sur la position du narrateur),
Robbe-Grillet va les mélanger aux motifs précités du cinéma d’Alain Resnais pour
un résultat singulier. Resnais ne choisit pas cette fois entre déshumanisation
et humanisation, nous irons de l’un à l’autre dans une approche radicale,
abstraite et expérimental. Le film s’ouvre sur une voix-off dont nous ne
saisissons que des bribes tandis que la caméra vogue dans un impressionnant
décor gothique. Ce rapport de désynchronisation entre la voix et l’image, l’absence
de repère quant au montage et qui sera au cœur du récit s’amorce dès cette
ouverture.
Nous découvrons ainsi que ces premiers mots entendu correspondent à
ceux d’une pièce de théâtre auxquels des spectateurs assistent dans un château
faisant office d’hôtel. La pièce s’achève et l’effet de décalage ressenti en
ouverture se prolonge avec ces convives semblant se mettre en route de façon
machinale pour donner vie à cette soirée. Resnais multiplie les effets
conférant des airs factices à cet environnement et ces protagonistes :
phrasé des convives décalés avec le mouvement de leurs lèvres, conversation
creuse qui semblent rebondir d’une personne à une autre accentué par les poses
mimétiques des invités… Cet effet de boucle et de repli sur soi s’applique également
au décor avec ces travellings traversant d’interminables couloirs impossible à
distinguer les uns des autres tandis que les dessins ornant les murs
reproduisent les formes géométrique de l’impressionnant jardin entourant le
château.
Hors du temps et du monde réel, les êtres arpentant ces
lieux ne sont que des ombres d’êtres vivants et semble reproduire à l’infini ce
rituel. Un homme (Giorgio Albertazzi) semble pourtant vouloir s’en extraire,
simplement en interpelant une jeune femme (Delphine Seyrig) et lui affirmant qu’ils
se sont connus et aimés l’année précédente, à Marienbad. L’insistance de l’homme
va lui donner un objectif lui permettant de surmonter la déshumanisation des
boucles tandis que le déni de la femme va progressivement faire dérailler sa
perception et remettre en cause cette existence fantômes. On ne tirera cependant
ces conclusions qu’au terme d’un voyage onirique et hypnotique totalement
déroutant. Les mouvements de caméra de Resnais nous promènent dans les
majestueux décors (tournage se partagea entre les châteaux de Nymphenburg et
d'Amalienburg, le parc du château de Schleissheim en Bavière, ainsi qu'en
studio à Paris) par une étrangeté dont on ne sait si c’est celle du rêve ou du
cauchemar.
La magnifique photo de Sacha Vierny accentue cet aspect onirique,
conférant un romanesque immaculé (les rencontres aux jardins) ou une
incertitude ténébreuse selon les moments. La musique ou les tourbillons de
cordes alternent avec l’orgue pesant et inquiétant de Marie Louise Girod joue
également un rôle majeur dans l’atmosphère indéterminée du film. Ce ton insaisissable vient à la fois de l’anxiété de l’homme
forcé d’être aimé pour ne pas perdre la raison et des hésitations de la femme
pour qui s’abandonner signifie perdre ses repères, aussi désincarnés soit-il.
Le montage dresse une mosaïque complexe qui nous perd dans le dialogue
finalement mental au fil des multiples boucles où l’homme aura tenté de
convaincre la femme. Tout semble constamment se répéter sans jamais être tout à
fait la même chose au détour d’un décor changeant prolongeant une conversation
débuté ailleurs et/ou avant/après, d’une tenue vestimentaire.
Le dialogue
décalé de l’image précède parfois de plusieurs minutes le moment qu’il évoque
(la discussion autour de la statue du couple), Resnais ajoutant encore à la
confusion avec des angles de caméra qui adopte le point de vue du couple ou se
font carrément omniscient comme cette plongée sur la statuette lors d’une
énième répétition. Les variations seront ainsi distillées avec parcimonie et
exigeant l’attention du spectateur, jusqu’à ce que Resnais fasse subtilement
dérailler son dispositif. Là encore tout repose sur la psyché torturée des
personnages.
L’homme brise progressivement la boucle par ses visions propres où il altère la narration quand elle prend des directions contraire à ses désirs (la mort de Delphine Seyrig dont il ne veut pas) et finit par contaminer la femme. Celle-ci est troublée par ses sentiments changeant, revivant d’abord les moments racontés par l’homme qui surgissent dans son esprit comme des inserts puis des reprises de séquences à part entière. Enfin, elle va endosser son identité propre et donc des séquences selon son seul point de vue (l‘attente précédent le départ final notamment).
L’homme brise progressivement la boucle par ses visions propres où il altère la narration quand elle prend des directions contraire à ses désirs (la mort de Delphine Seyrig dont il ne veut pas) et finit par contaminer la femme. Celle-ci est troublée par ses sentiments changeant, revivant d’abord les moments racontés par l’homme qui surgissent dans son esprit comme des inserts puis des reprises de séquences à part entière. Enfin, elle va endosser son identité propre et donc des séquences selon son seul point de vue (l‘attente précédent le départ final notamment).
On peut ainsi dire que l’homme (ainsi que le second
protagoniste masculin, le joueur incarné par Sacha Pitoëff) est une incarnation
filmique des préceptes du Nouveau Roman et un double filmé d’Alain Robbe-Grillet.
A l’inverse la femme plus libre et emportée représente Alain Resnais et de
manière plus vaste le cinéma plus malléable contre la littérature et/ou le
théâtre. L’homme paraîtra toujours un peu figé dans sa quête tandis que l’éveil
de Delphine Seyrig bouleverse. Alain Robbe-Grillet avait enregistré tous les
dialogues du film et Resnais avait fait reproduire aux comédiens le phrasé de l’écrivain
(à leur grand désarroi) tandis qu’il dirigeait réellement Delphine Seyrig, fait
qui étaye donc plutôt cette thèse. Ceci dit les interprétations peuvent amener
sur d’autres territoires encore tant le film est riche, notamment le personnage
du joueur ou même un possible passé commun dans le monde réel pour le couple
avant d’être figé dans cette boucle temporelle, mentale ou dimensionnelle. Le
final les voit en tout cas s’évader pour un lieu certainement aussi étrange et
inconnu.
L’influence du film est immense, du Shining (1980) de Stanley Kubrick (lieu vu comme un espace mental
faisant répéter des actes passés, meurtrier en l’occurrence) au plus récent Inception (2010) de Christopher Nolan où
le monde des rêves sert de révélateur pour surmonter un traumatisme
sentimental. Le mystère et l’étrangeté du film de Resnais reste cependant
unique et saluée à l’époque par un Lion d’or au Festival de Venise en 1961.
Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Studiocanal
Ce film ne finira jamais d'influencer le cinéma... Il faut jeter un oeil au livre-scénario de Robbe-Grillet. Resnais a vraiment filmé comme c'est écrit... Et lire aussi L'invention de Morel de Adolfo Bioy Casares dont Robbe-Grillet s'est inspiré pour ce film.
RépondreSupprimerMerci des conseils je suis curieux notamment pour L'invention de Morel de voir ce qu'y a pioché Robbe-Grillet.
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