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vendredi 7 novembre 2025

Mr and Mrs Bridge - James Ivory (1990)

 Kansas City, à la fin des années 1930. Walter et India Bridge vivent depuis longtemps selon des règles immuables. Avocat reconnu, Walter domine le couple, conformiste, autoritaire et pétri de principes. Si elle se plie à la volonté de son mari, naïve et infantile, India sent confusément qu'elle a raté sa vie. Walter en revanche éprouve de sérieuses difficultés à dompter ses trois enfants, à commencer par Ruth, belle, rebelle et indépendante. En épousant un plombier, Carolyn ne répond pas davantage aux attentes de ses parents que sa soeur. Quant à leur frère, Douglas, il s'engage prématurément dans l'armée. Inévitablement, les générations finissent par s'affronter, le vernis craque, la famille modèle explose.

Mr and Mrs Bridge est un projet de longue haleine poursuivit par le couple Paul Newman/Joanne Woodward, rendu possible par la rencontre avec James Ivory qui s’avérera le partenaire idéal pour le concrétiser. En 1959, Joanne Woodward tombe sous le charme du roman Mrs Bridge de Evan S. Connell lors de sa première publication. Le livre se faisait le portrait d’India Bridge, femme de la haute société de Kansas City durant les années 30/40, et observait sa difficulté voire son incapacité à faire face aux mues sociales en cours durant cette période. L’ouvrage se distinguait par sa construction très particulière, dépourvue de progression dramatique classique et plutôt construit en 117 brefs épisodes ou tableaux. Joan Woodward souhaite immédiatement en tirer une adaptation, initialement pour la télévision, mais sans pour autant jouer dedans car n’ayant pas encore l’âge mûr requis pour interpréter Mrs Bridge. Elle va se heurter à la réticence initiale de l’auteur, qui va d’ailleurs sortir dix ans plus tard une suite/variation avec Mr Bridge dépeignant les mêmes évènements mais en adoptant cette fois le point de vue du mari.

Le projet s’enlise durant de longues années jusqu’à la fin des années 80 où la rencontre avec James Ivory va permettre de le concrétiser. Rompu aux adaptations littéraires aussi ardues que prestigieuse, James Ivory sait également évoluer dans l’économie rigoureuse de sa collaboration avec le producteur Ismael Merchant et l’écriture ciselée de la scénariste Ruth Prawer Jhabvala. Le temps passant, Joanne Woodward a désormais l’âge requis et, avec le choix de fusionner les deux adaptations de Mr Bridge et Mrs Bridge, Paul Newman va à son tour endosser le rôle masculin et permettre de faciliter le financement du film. La construction en épisodes est conservée, conférant un rythme très particulier au film, n’évitant pas toujours l’ennui, mais lui conférant une indéniable singularité. Le récit est celui d’un choc, tour à tour social, culturel ou générationnel, mais se vivant toujours de manière feutrée et retenue. Tout change progressivement autour du couple formé par Walter Bridge (Paul Newman) et Harriet Bridge (Joan Woodward) sans qu’eux n’évoluent fondamentalement, pour le meilleur et pour le pire.

Le couple incarne une certaine probité morale, à saluer ou à déplorer. Durant l’une des premières scènes, Walter se montre hermétique à la camaraderie grivoise et misogyne guidant parfois la masculinité de groupe. Un regard insistant sur les danseuses des Folies Bergères constituera son incartade la plus poussée durant un voyage à Paris, aussitôt avouée à sa femme vers laquelle son désir le ramène systématiquement, sans chercher l’aventure même quand elle s’offre à lui. Entre cette retenue et la pudibonderie WASP, il n’y a qu’un pas qui sera davantage franchit par Harriet exclue très vite des confidences intimes de ses enfants. Les mœurs libres, l’expression coupable d’une libido naissante est un heurt pour elle tandis que Walter se montre au contraire plus compréhensif. Témoin des ébats de sa fille aîné avec un amant de passage, il passe l’éponge et lui donne les clés d’un début d’indépendance alors que la simple présence de photos érotiques dans les affaires de son fils Douglas (Robert Sean Leonard) met Harriet dans tous ses états.

Ivory cherche avant tout à capturer la mentalité et les contradictions de la haute société américaine de cette période charnière. La droiture de Walter s’exprime dans l’expression de sa volonté, sa réussite, et le souhait de voir les autres, en particulier ses enfants, de faire montre de la même détermination. Ainsi ses œillères à lui sont avant tout sociales et politiques. Capable en tant qu’avocat de défendre un ouvrier estropié dans son emploi, il s’oppose au contraire au mariage de sa fille cadette avec un plombier – et manifestera son hostilité à l’idéologie communiste. Au contraire la compréhension d’Harriet fonctionne par empathie de voir ses filles s’affirmer dans une existence plus exaltante que la sienne de seule mondaine au foyer, dévouée à sa famille. Elle va soutenir l’union de sa fille avec un homme de basse extraction, mais curieusement se montrer plus condescendante lorsque Douglas sortira avec une jeune femme n’appartenant pas à l’aristocratie dorée de Kansas City.

Avant l’inquiétante radicalité raciste et rétrograde dominant les Etats-Unis de Donald Trump, Ivory capture avec une grande justesse toute la complexité de la société américaine. L’humanisme déployé par un Clint Eastwood dans ses meilleurs films semble incompatible pour certains français avec sa fidélité au parti républicain, tout comme le propos vindicatif d’un John Carpenter dans Invasion Los Angeles corrélé à son amour assumé d’une société capitaliste. C’est toute cette nuance subtile que s’attache à dépeindre Ivory et la narration morcelée et sans éclat dramatique, si elle tend parfois à frustrer et provoquer l’ennui, constitue le parti-pris permettant de l’exprimer en profondeur. C’est sur ce point que repose le socle du couple Harriet/Walter et les maintient ensemble malgré les conflits et la tension entre eux sous les dehors paisibles. D’ailleurs tous les protagonistes n’évoluant pas dans cet habile entre-deux sont ceux qui souffriront le plus des changements, qu’ils soient politiques, économiques ou sociétaux. L’oisiveté, la superficialité et le déclassement de son mari banquier conduit ainsi progressivement Grace (Blythe Danner), meilleure amie d’Harriet, vers la dépression et le suicide.

Ivory a l’audace de désamorcer la dramaturgie jusqu’au bout, l’amorce d’un rebondissement enfin marqué débouchant sur la force tranquille de l’éternel recommencement avec le futur tout tracé dans l’ensemble des membres de la famille rentrant tous dans le rang. Sous son faux calme plat, Mr and Mrs Bridge est une œuvre plus radicale qu’il n’y parait, portée par les prestations magistrales de Paul Newman et Joanne Woodward, couple et partenaires complices devant et derrière les caméras.

Sorti en bluray chez BQHL 

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