Satoko, maîtresse d'un célèbre peintre vieillissant, est cédée à Kikuchi, un moine libidineux qui dirige un temple à Kyoto. Jinen, jeune bonze aussi appliqué qu'obéissant, subit les maltraitances et les humiliations répétées de son maître. Si bien que Satoko, le prenant en pitié, ne peut s'empêcher le séduire. Torturé par ses pulsions, témoin de la dépravation de son maître, il devient difficile pour Jinen de contenir toute cette frustration...
Yuzo Kawashima se distingue très tôt dans sa carrière par son goût pour les sujets audacieux et provocateurs, lui valant notamment une « rétrogradation » où de jeune réalisateur il retournera à la fonction d’assistant au sein du studio Shochiku. Ce regard critique s’exprime souvent dans la comédie, notamment le film Chambre à louer (1959) qui créera un petit scandale à sa sortie. Kawashima n’a cependant pas l’approche frontale d’un Shohei Imamura qui fut son assistant, mais avance de manière plus masquée, subtile et sans ostentation. Le Temple des oies sauvages en est un bel exemple.
Le film est adapté du roman éponyme de Tsutomu Mizakami (publié en en France aux éditions Picquier) que l’on pourrait présenter comme une variation japonaise de Le Facteur sonne toujours deux fois de James Cain. Il s’agit donc d’un triangle amoureux en huis-clos au sein d’un temple de Kyoto, entre Jikai (Masao Mishima) un moine libidineux, Satoko (Ayako Wakao) l’ancienne maîtresse d’un ami disparu qu’il entretient, et Jinen (Kuniichi Takami) son jeune disciple auquel il mène la vie dure. L’histoire se déroule dans le Japon des années 40 mais Kawashima nous fait comprendre insidieusement que son regard cinglant s’adresse tout autant à ses contemporains. Le personnage d’Ayako Wakao dans Les Femmes naissent deux fois (1961) nous faisait comprendre, tant du côté de la domination masculine que de la soumission féminine, que tout rapport humain et notamment amoureux était affaire de négociation, de donnant-donnant. Le film se déroulait dans le Japon du boom économique, tout entier dédié au culte de l’entreprise et de la réussite matérielle, que Kawashima capturait dans toute sa modernité et urgence urbaine.Le Temple des oies sauvages vient démontrer que ces inégalités et cette corruption remontent à plus loin que cette pleine adoption des valeurs capitalistes du Japon des années 50. Jikai en début de film se présente comme un moine ayant fait vœux de pauvreté, si ce n’est de chasteté, lorsque son ami peintre se présente à lui aux côté de sa maîtresse Satoko. Le peintre lui demande à sa mort de s’occuper de Satoko, ce qu’il va prendre au pied de la lettre en en faisant sa maîtresse. Face au dénuement matériel, les belles femmes comme Satoko ont « l’atout » et la malédiction de leur attrait, monnayant une relative sécurité en cédant à des « protecteurs » masculins. Comme dans Les femmes naissent deux fois, Ayako Wakao est dans un mélange de fuite et de conditionnement à ce statut, tentant vainement après la mort du peintre de retourner chez sa mère mais incitée par cette dernière à retrouver un bienfaiteur. Le cadre supposé sacré du temple est donc surtout témoin de la corruption morale et charnelle du moine Jikai, dont le statut ne sert qu’à assouvir ses pulsions, mais aussi son tout petit pouvoir par ses maltraitances envers l’adolescent et serviteur Jinen. La rencontre qui voit Satoko céder une première fois à Jikai traduit bien cette corruption morale ambiante. C’est un jour où l’on nettoie les fosses sceptiques du temple et tout au long de l’échange entre les futurs amants, une odeur pestilentielle insoutenable règne, comme pour exprimer de manière olfactive la réalité de leurs rapports. Kawashima pose un regard presque omniscient en plaçant sa caméra dans ces fosses puantes, desquelles il observe l’agitation du temple. On a beau se place sous une autre logique socio-économique dans la période historique dépeinte, le pouvoir et l’avilissement des dominants soumettra toujours la précarité des dominés. Si Satoko représente la part féminine « consommables » par les hommes, Jinen symbolise lui la part corvéable à travers les différentes humiliations qu’il subit de son maître. Tout naturellement, une attirance progressive naît entre les deux opprimés, entre compassion mutuelle (Satoko s’identifiant pleinement dans les maux du jeune homme) et désir brûlant. Le langage corporel est entièrement soumis à ce statut social pour tout deux. Satoko est passivement soumise dans son action ou inaction, au désir de Jikai de la toucher et d’être caressé par elle. Jinen est réduit à la même marge la sexualité en moins, affecté, passif, craintif, la honte de sa nature suinte de sa gestuelle nouée et repliée sur elle-même.Yuzo Kawashima évite pourtant tous les écueils de suspense et de tension qu’il aurait pu aisément mettre en place au sein de ce huis-clos, pour une atmosphère plus insidieuse, notamment par ses cadrages. Le film se distingue apparemment du livre en se délestant de cette facette thriller (le rapprochement avec Le Facteur sonne toujours deux fois fait plus haut) et n’est qu’une captation, davantage qu’une dénonciation destinée à exploser, de l’injustice d’un monde. On étend ainsi ces comportements à l’ensemble de la communauté des moines ayant chacun une jeune et soumise concubine, mais aussi à ce Japon totalitaire et militariste des années 40 que doit subir aussi Jinen en tant qu’homme. Inutile de se rebeller et quoiqu’ils puissent faire, Satoko et Jinen ne changeront rien à cet état injuste du monde.Ce sentiment d’inéluctable est très subtilement mis en place par Kawashima. Le film débute par une scène en noir et blanc où se présente les fameuses peintures d’oies sauvages ornant les intérieurs du temple. Le générique dessiné est pourtant bien en couleur et nous présente ces peintures de façon plus moderne et contemporaine avant de revenir au noir et blanc une fois l’intrigue lancée. L’épilogue se déroule pourtant bien de nos jours et montre des touristes américains visiter le temple, des années après les évènements du film. La partie d’époque se concluait par la vision d’une partie de ces tissus peints déchirés après les ultimes péripéties. Le retour au présent et en couleur nous montre cet élément grossièrement rapiécé pour le plaisir des visiteurs. C’est l’insignifiante trace laissée par les souffrances vécues en ces lieux et destinée à être un produit de consommation touristique. La place des opprimés restent ainsi insignifiante, et prolonge leur statut de sacrifiables.Sorti en bluray français chez Badlands
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