Le Docteur Génessier, chirurgien renommé et spécialiste des greffes de la peau, retient prisonnière sa fille Christiane, défigurée à la suite d’un grave accident de voiture. Louise, son assistante, qui lui est totalement dévouée, sert de rabatteuse et ramène à Génessier des jeunes femmes qui seront sacrifiées dans son laboratoire dissimulé dans une vaste propriété, isolée en banlieue parisienne. Mais la découverte de l’une des victimes, dans une rivière, déclenche une enquête de police. Après plusieurs échecs ayant entraîné une nécrose de la peau, le chirurgien parviendra-t-il à redonner enfin un visage à Christiane ?
Les Yeux sans visage est une date dans le cinéma français, qui par cet authentique film d’horreur s’inscrit dans la modernité et les mues du cinéma de genre mondial. Le cinéma français malgré une tradition littéraire familière à la notion d’effroi, avait fait le choix d’un fantastique d’inspiration romantique, illustrant des amours courtoises et tragiques souvent inspirées de contes et légendes locales avec des œuvres comme Les Visiteurs du soir de Marcel Carné (1942), L’Eternel retour de Jean Delannoy (1943) ou La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1946). Les Yeux sans visage sort en 1960, année charnière de cette bascule vers l’horreur et le thriller plus agressif puisqu’elle voit aussi les sorties de Psychose d’Alfred Hitchcock et Le Voyeur de Michael Powell. En 1963 sortira également Blood Feast de Herschell Gordon Lewis qui apportera sa pierre à l’édifice avec l’irruption du gore dans son versant grand-guignol.
La réussite de Les Yeux sans visages tient dans le fait de marier réalisme et surréalisme dans son expression de la frayeur. Cela tient grandement à la personnalité de Georges Franju. Cofondateur de la Cinémathèque française avec Henri Langlois en 1936, Franju voue une passion à une certaine veine pulp et sérielle du cinéma de genre, à laquelle il rendra hommage avec son Judex (1963), remise au goût du jour d’un des plus fameux serials de Louis Feuillade. Pourtant ses premiers travaux marquants en tant que réalisateur reposent sur une veine réaliste et documentaire avec Le Sang des bêtes (1949) exploration crue des abattoirs de la Villette, et Hôtel des Invalides (1951) évoquant les « gueules cassées » de la Seconde Guerre mondiale. Cette volonté se manifeste aussi dans La Tête contre lesmurs (1958), premier long-métrage de fiction, adoptant une approche cauchemardesque stylisée pour dépeindre le drame intime d’un jeune homme interné par sa famille, et retrouvant ce regard documentaire par le filmage d’un vrai asile et de ses malades. Ce mariage va atteindre des sommets dans Les Yeux sans visages.La dimension étrange, inquiétante et onirique s’exprime par les déambulations fantomatiques de Christiane (Edith Scob), silhouette spectrale et vaporeuse depuis qu’un masque blanc recouvre son visage mutilé. Son humanité ne se manifeste que dans sa gestuelle affectée, sa voix douce et fragile, ses regards mélancoliques, tous nourris du regret de sa beauté et jeunesse disparus la menant progressivement vers la folie. A l’inverse les opérations chirurgicales menées par son père (Pierre Brasseur) relèvent d’un sens du détail, d’une froideur clinique par la longueur de la séquence, la méticulosité des actions et en définitive d’une horreur rendue plus macabre encore par cette approche « réaliste » - renforcé d'ailleurs par la description rigoureuse des étapes du ratage de la greffe. Les repères se brouillent, le « monstre » nous apparaît terriblement humain et fragile quand les humains d’apparences se montrent monstrueux par leurs actes. L’équilibre parfait est sans doute atteint durant la mémorable séquence où la captive du Docteur se réveille, et distingue de ses yeux embrumés par le sommeil la figure écorchée de Christiane puis lâche un cri d’effroi. Franju qui durant l’opération exposera sans fard les chairs à vif, choisit d’auréoler le visage de Christiane d’un effet de flou nous baignant dans le cauchemar, mais finalement aussi de respecter le personnage en ne l’humiliant pas par une illustration frontale.Cela fonctionne également en termes de décor, cette grande demeure familiale française prenant des allures gothiques tant dans son aspect extérieur que ses intérieurs truffés de pièces secrètes échappées d’une tradition lointaine (l’expressionnisme allemand, les Universal Monsters) ou plus proches (les films de la Hammer, le gothique italien contemporain façon Les Vampires de Riccardo Freda (1957)). Au scénario on trouve le duo Boileau-Narcejac qui posa les bases de ce thriller français lorgnant sur l’horreur avec Les Diaboliques de Henri-Georges Clouzot (1955) et don l’influence s’étendit à Hollywood quand Alfred Hitchcock les adapta pour Vertigo (1958). Claude Sautet coscénariste (et assistant-réalisateur) contribue sans doute à la charpente solide du récit dévoilant habilement ses enjeux et posant une réelle humanité, même chez les figures les plus détestables. Pierre Brasseur est ainsi impressionnant d’ambiguïté, tiraillé entre la culpabilité, l’ambition et le réel amour pour sa fille dans ce qui guide ses actes monstrueux. La partie policière est plus balisée, mais apporte cette dimension gouailleuse propre au cinéma français de l’époque et participe à l’équilibre de l’ensemble. Les Yeux sans visage est un des rares classiques du thriller et de l’horreur à la française, dont l’influence demeure considérable.Sorti en bluray français chez Gaumont et une nouvelle édition restaurée et à venir bientôt chez Le Chat qui fume