Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mercredi 30 décembre 2020

Femmes au bord de la crise de nerfs - Mujeres al borde de un ataque de nervios, Pedro Almodóvar (1988)


 Actrice de doublage, Pepa vient de se faire plaquer par son amant et partenaire, Iván. Elle met le feu à son lit, pile des somnifères dans le gaspacho et… coup de sonnette : le propre fils d’Iván et sa fiancée, Marisa, viennent visiter l’appartement. Coup de sonnette : Candela, une amie, débarque, affolée — son dernier béguin, un terroriste, doit faire sauter un avion, justement celui que va prendre Iván avec sa nouvelle maîtresse. Coup de sonnette : Lucía, la femme d’Iván, surgit avec un revolver.

Femmes au bord de la crise de nerf est le film de la reconnaissance internationale pour Pedro Almodovar. Après une série de films plutôt sombres (Matador (1985), La Loi du désir (1986)), il s’agit du vrai virage d’Almodovar vers la comédie plus grand public, la provocation d’antan se faisant plus accessible, ce que confirmera Attache-moi ! (1989) qui suivra. Le film est un vaudeville moderne qui transpose librement la pièce de 1930 La Voix humaine de Jean Cocteau qui suivait le monologue téléphonique d’une femme délaissée par son amant. Almodovar reprend ce postulat à travers le personnage de Pepa (Carmen Maura), fraîchement quittée par Ivan (Fernando Guillén), ce dont lle ne se remet pas notamment lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte. 

Cherchant désespérément à joindre Ivan au téléphone, Pepa en apprend peu à peu sur la veulerie de celui qui partagea sa vie et qu’elle connaît en fait si mal. Les communications téléphoniques infructueuses constituent un fil rouge qui va introduire tous les principaux personnages et amorcer les quiproquos. Chaque figure féminine est également une victime de la tromperie des hommes, que ce soit l’ex-femme d’Ivan Lucia (Julieta Serrano), partagée entre jalousie et désir de vengeance, son amie Candela (María Barranco) séduite à son insu par des terroristes chiites (péripéties improbable pourtant inspirée de la vraie mésaventure d’une amie d’Almodovar).

On apprécie la mécanique du vaudeville qui dans un mouvement harmonieux conduit à la réunion de tous les protagonistes dans la demeure de Pepa, mais aussi la manière dont certains éléments en amont serviront le comique plus tard (le gaspacho gorgé de somnifère). Almodovar travaille le motif du faux-semblant à travers le métier de doubleuse de Pepa et ainsi le mensonge se devine et s’anticipe par une inflexion de voix. La dimension référentielle hollywoodienne si chère au réalisateur s’immisce là par l’usage d’un extrait du Johnny Guitar (1954), Pepa doublant Joan Fontaine se posant en équivalent réel de l’incandescente héroïne de Nicholas Ray.

Si le portrait de chaque héroïne fonctionne et émeut pris à part (Maria Barranco à fleur de peau est excellente) et ce même dans l’hystérie, un certain manque de liant empêche le comique et le mélo de fonctionner pleinement. Le château de carte du vaudeville savamment construit ne permet pas à l’emphase du rire ou de l’émotion de s’épanouir dans les situations et ce sont les actrices par leur énergie et abandon qui tiennent le film à bout de bras, Carmen Maura en tête. Almodovar peaufine encore sa formule qui sera parfaitement huilée dans Attache-moi, mais on décèle déjà les qualités des films suivants notamment l’utilisation remarquable du décor qui anticipe beaucoup ce qu’il fera dans Kika (1993) notamment. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez TF1 vidéo

 

mardi 29 décembre 2020

Last Letter - Shunji Iwai (2020)

Misaki vient de mourir. Lors des funérailles, sa sœur Yuri revoit pour la première fois depuis longtemps sa nièce Ayumi, la fille de Misaki qui a du mal à accepter le décès de sa mère. Par la suite Yuri se rend à une réunion d'anciens élèves du lycée, comptant profiter de l'occasion pour annoncer aux ex-camarades de classe de sa sœur que cette dernière est décédée. Cependant, avant même qu'elle puisse transmettre la triste nouvelle, tout le monde la confond avec sa sœur et elle n'ose plus dire la vérité. Par ailleurs, elle recroise ce jour-là Otosaka Kyoshiro, dont elle était amoureuse plus jeune tandis que lui éprouvait des sentiments pour Misaki.

Last Letter voit Shunji Iwai renouer avec la veine romantique et mélancolique de ses premiers films. Le postulat (et bien sûr le titre) est une réminiscence de son superbe Love Letter (1995) tandis que l'on retrouve au casting Takako Matsu, l'inoubliable étudiante du merveilleux April Story (1998). Last Letter constitue vraiment une variation sur le même thème pour Shunji Iwai, ce que renforce le fait qu'il s'agisse du remake d'un film dont il signa une première version en Chine. Le film est donc une sorte de remake officieux de Love Letter, un de ses classiques, tout en étant celui officiel d'une production plus récente d'Iwai, et cet écho passé/présent s'inscrit tout à fait dans la démarche du récit.

Tout comme dans Love Letter, un quiproquo entraîne une relation épistolaire inattendue entre différents personnages reliés par un être disparu. Yuri (Takako Matsu) vient de perdre sa sœur Misaki et assiste à ses funérailles en compagnie de sa nièce Ayumi (Suzu Hirose) dans sa ville natale. Découvrant une invitation à une réunion d'ancien élève adressée à sa sœur, Yuri s'y rend et est prise pour elle, notamment par Kyoshiro (Ryûnosuke Kamiki) ancien amoureux éperdu de Misaki au lycée. Un concours de circonstance les oblige à ne pouvoir communiquer que par lettre, situation à laquelle s'ajoute un second quiproquo quand Kyoshiro écrivant à l'ancienne adresse va échanger avec Ayumi restée chez ses grands-parents et qui intriguée va également se faire passer pour sa mère par lettre. 

Ces échanges révèlent ainsi la nature d'un deuil à surmonter pour des raisons très différentes chez chacun des personnages. Yuri regrette de ne pas avoir sut voir la souffrance d'une sœur aînée qui lui a toujours fait de l'ombre, belle, charismatique et admirée de tous au lycée. Kyoshiro ne s'est jamais remis d'avoir été éconduit par Misaki, et lui à dédié un roman à succès mais n'a plus jamais retrouvé l'inspiration pour en écrire d'autres. Enfin Ayumi se sent coupable que par convention, la vraie raison de la mort de sa mère (un suicide) ait été arrangée en maladie pour la famille.

Love Letter, montrait des personnages miroir trop écorchés ou au contraire indifférents face à la perte. C'était, dans la veine de récit d'apprentissage typique d'Iwai, des jeunes femmes (toutes deux jouées par Miho Nakayama qui fait d'ailleurs une apparition ici) devant apprendre à contenir ou laisser s'exprimer leurs émotions. Les épreuves et déceptions du temps du lycée étaient encore fraîches et les héroïnes avaient toute une vie devant elles pour les surmonter et se reconstruire. Last Letter est le film où ces maux nous aurons poursuivis jusqu'à l'âge mûr sans que l'on ait pu se remettre.

Iwai glisse subtilement les failles de ses personnages, comme le complexe de Yuri face à sa sœur qui se ravive lors de la scène de réunion des anciens élèves. Prise pour Misaki, Yuri est poussée à faire un discours qu'elle va laborieusement improviser. Le charisme de son aîné disparue lui sera renvoyé à la figure lorsqu'un enregistrement du discours de remise de diplôme de Misaki, pleine d'éloquence, sera lancé. Le présent terre à terre nous ramène à nos manques quand le passé est magnifié et idéalisé. 

Kyoshiro remonte les étapes de la vie adulte de Misaki qui l'ont conduite au suicide, tout en se souvenant de cette merveilleuse période du lycée ou il l'aimait à distance. Shunji Iwai renoue dans les flashbacks adolescents avec l'esthétique stylisée et éthérée qui a fait sa gloire dans Love Letter et April Story, à travers une photo diaphane et une atmosphère cotonneuse et en apesanteur. Nous ne sommes pourtant pas dans la redite, la photo de Noboru Shinoda qui exacerbait et magnifiait les saisons (l'hiver pour Love Letter, le printemps dans April Story) s'orne d'une patine numérique, réaliste et tout en mouvement qui correspond aux travaux plus récents d'Iwai avec le directeur photo Chigi Kanbe (Hana et Alice mènent l'enquête (2015), A Bride for Rip Van Winkle (2016)). L'usage du drone notamment fonctionne à la fois comme une prise de hauteur omnisciente et poétique, ou à l'inverse pour suivre les méandres d'un esprit torturé (le mouvement de caméra quand Kyoshiro rend visite à l'ancien époux violent de Misaki). 

On retrouve le motif du double pour signifier le renouveau avec les actrices jouant Yuri et Misaki adolescentes (Suzu Hirose et Nana Mori) dans les flashbacks qui incarnent leurs filles dans le présent. Cet élément embellit le passé même dans ces versants douloureux (la déclaration d'amour non réciproque de Yuri) et est un synonyme de renouveau dans le présent comme la superbe scène onirique ou Kyoshiro croit rêver en croisant les sosies/réincarnation de ses camarades de lycée. La rédemption des personnages fonctionne par cet effet de redite, explicite ou plus subtil (la fille de Yuri hésitante à se déclarer à un garçon comme sa mère autrefois) mais avec toujours comme moteur cette matière épistolaire et littéraire. 

Tout cela est en tout cas une manière pour Iwai d'enrichir et d'aborder ces thèmes de prédilection avec le recul de l'adulte qui a vécu, et comme toujours la candeur adolescente pleine d'espérance. Les initiés savoureront même la petite touche référentielle avec Hideaki Anno (célèbre créateur d'Evangelion t fondateur du studio Gainax) dans un petit rôle de mari mangaka (et dont les dessins sont en fait ceux de Kenji Tsuruta dont l'univers et les héroïnes répondent bien à celui d'Iwai).


 Sorti en bluray et dvd japonais

lundi 28 décembre 2020

Night Is Short, Walk On Girl - Yoru wa Mijikashi Aruke yo Otome, Masaaki Yuasa (2017)


 L'histoire tourne autour de deux étudiants, "la fille aux cheveux noir" et le "Senpai" qui cherche à lui déclarer sa flamme, sans cesse détourné et contrecarré par différents protagonistes et autres péripéties burlesques à travers la nuit dans les rues de Kyoto.

Night is Short, Walk On Girl voit le réalisateur Masaaki Yuasa revenir à l’univers de l’écrivain de SF japonais Tomihiko Morimi. Yuasa avait adapté une première fois l’auteur avec la série The Tatami Galaxy (2010), délirant récit de mondes parallèles où un étudiant explorait les différentes variations de son cadre universitaire. La série fit sensation et il fut un temps envisagé de la poursuivre dans un film pour le cinéma. Le projet n’aboutira pas mais quelques années plus tard, Yuasa aura la possibilité de réunir l’équipe technique de la série pour adapter Night is Short, Walk On Girl, autre fameux roman de Tomihiko Morimi. La plupart des récits de Morimi se déroule dans le cadre de l’université de Kyoto où il fit ses études. Yuasa va entretenir cette proximité en retrouvant bien sûr cet environnement, mais surtout en reprenant l’esthétique de The Tatami Galaxy dont on recroisera quelques personnages – mais le film peut tout à fait se voir sans connaître la série au préalable. 

Dans The Tatami Galaxy, l’université et par extension cette cité de Kyoto est un lieu chargé de perspectives et d’expériences potentielles pour la jeunesse, où paradoxalement la crainte de passer à côté peut faire naître une certaine angoisse. Ce sera tout l’enjeu des héros de Night is Short, Walk On Girl. Le temps d’une folle nuit, une étudiante frustrée décide d’embrasser la vie d’adulte dans un parcours où elle ne se refusera aucune extravagance. Un camarade fou amoureux d’elle sans jamais avoir osé se déclarer décide de la suivre à son insu mais une suite d’évènements et de rencontres délirantes vont le détourner de sa quête. « La fille aux cheveux noir » (les héros ne seront jamais nommé) n’ayant pas appris à se sociabiliser et interagir aux autres, ne regarde jamais en arrière, relève tous les défis et vit chaque étapes comme la dernière. 

Cela passe des beuveries épiques, un courage et une morgue décomplexée quel que soit son interlocuteur. Un loser aux mains baladeuses en sera pour ses frais, tout comme un adversaire nanti lors d’un challenge alcoolisé. Cette insouciance rend notre héroïne invulnérable et insouciante, mais finalement aussi sans attache bien qu’elle ne s’en rende pas compte. C’est précisément ce lien, amoureux, que recherche le garçon en la poursuivant et ce grand timide préfère affronter les obstacles absurdes se posant sur sa route plutôt qu’aborder frontalement sa dulcinée.

Chaque personnages ou péripéties constituent en sous-texte une métaphore de cette quête de sensation, ou à l’inverse des regrets de la disparition des moments d’ivresse d’antan. Le « général caleçon » représente par l’absurde la quête amoureuse extrême, lui qui a décidé de ne pas changer de caleçon tant qu’il n’aura pas retrouvé la fille pour laquelle il a eu un coup de foudre. Un vieillard aigri et solitaire ne vit plus que par l’exploitation des autres en tant qu’usurier. Un homme sur le départ pour l’Angleterre se morfond encore d’un chagrin d’amour, un autre regrette de ne plus voir sa fille. Les aspirations, les regrets et la résignation de l’âge adulte s’entrechoquent dans un tout auquel Yuasa confère une esthétique surréaliste. 

Cela repose la sur le monde intérieur des protagonistes, mais aussi des spécificités de ce cadre universitaire et culturelle de la ville de Kyoto. Le chara-design des personnages ainsi que les compositions de plan entrecroisent esthétique pop et estampe, la ligne claire et horizontale évoquant les emakinos (rouleau portatif illustré) mais dynamité par le foisonnement de l’animation flash. Cela rejoint finalement le berceau culturel historique que constitue cette ville de Kyoto depuis l’ère Heian, et que Yuasa traduit de manière à la fois poétique et survoltée. 

Cela va de l’obsession d’un personnage pour les estampes érotiques à un souvenir régressif d’enfance lié à un livre pour l’héroïne, et pour lequel le garçon subira mille maux afin de lui offrir un exemplaire. Ce côté ancestral se manifestera par l’apparition du yokai « dieu du marché aux vieux livres » venu punir la vile spéculation de ce patrimoine littéraire. La tradition théâtrale est aussi le prétexte à des happenings de rue où se conjuguent l’art, la dénonciation d’un conformisme hypocrite (le censeur ayant sa petite lubie provocante) et surtout une manière détournée de déclarer sa flamme. Une scène folle, en plus d’être férocement drôle et grandiloquente, fait de cette improvisation théâtrale à la fois l’espace où l’on doit dépasser cet idéalisme romantique juvénile mais finalement celui aussi où il peut se réaliser. 

La folie ambiante qu’impose Yuasa ne lui fait jamais perdre de vue l’enjeu sentimental et existentiel du récit. Le réalisateur excelle dans les idées poétiques simples et épurées (ce rhume et ce typhon représentant et centralisant la dépression, la solitude) qui offre des respirations mélancoliques bienvenues avant les sorties de route psychédéliques. La conclusion enfiévrée où le subconscient du garçon se déchaîne alors que la fille va lui rendre visite est chef d’œuvre de chaos maitrisé pour traduire la timidité, et le saut dans le vide de la déclaration (avec son contrepoint sobre dans le réel comme quoi ce n’était pas grand-chose). Masaaki Yuasa conserve son style touffu et expérimental (Mind Game (2004) qui l’a fait connaître) mais dans une approche plus accessible (ce que confirmera le bondissant Lou et l’île aux sirènes (2017) qui suivra) grâce à cette veine romanesque. L’amateur de The Tatami Galaxy sera comblé et les non connaisseurs de la série auront forcément envie d’y jeter un œil après pareil spectacle. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Alltheanime

 
 

dimanche 27 décembre 2020

Le Soldat dieu - Kyatapirā, Kōji Wakamatsu (2010)


 En 1940, pendant la Guerre Sino-japonaise, le lieutenant Kurokawa est renvoyé dans sa famille, couvert de médaille, mais ayant perdus ses bras et ses jambes au combat. Shigeko, son épouse, doit alors prendre la responsabilité de s'occuper de lui, en tant que héros de guerre (軍神, gunshin, "soldat-dieu"). Comme les habitants du village, la radio et les journaux le lui rappellent constamment, son rôle est de faire honneur à l'Empereur et de servir le pays en se dévouant à son mari.

Le Soldat dieu est une adaptation de la nouvelle La Chenille d'Edogawa Ranpo. Au plus fort de sa grande période des années 60/70 où il réalisa ses grands brûlots anarchistes, Koji Wakamatsu manifesta son soutien aux partis radicaux d'extrême gauche et autre groupuscules de guérilla armée. Dans le regain créatif que connaît son œuvre dans les années 2000, Wakamatsu se détourne de ce militantisme belliqueux qu'il va critiquer dans son célébré United Red Army (2007). Le Soldat Dieu creuse à nouveau ce sillon pacifiste, notamment dans les changements qu'effectue Wakamatsu par rapport à la nouvelle de Ranpo.

L'intrigue se déroulait à l'ère Taisho (1912-1926) et le postulat pouvait autant être interprété comme un prétexte aux visions ero-guro tordues que comme une critique sous-jacente du régime autoritariste et militaire du Japon d'alors - cette vision possible verra d'ailleurs la censure de la nouvelle qui sera republiée après-guerre. Wakamatsu déplace la trame durant la Deuxième Guerre Mondiale et le protagoniste n'est plus un soldat mutilé durant la guerre russo-japonaise. Le réalisateur évacue également toute orientation ero-guro trouble (orientation que prendra par exemple l'adaptation en manga de Suehiro Maruo) pour privilégier le drame blafard et étouffant qui appuie cette approche pacifiste.

Shigeko (Shinobu Terajima) constate dépitée le retour de son époux Kyuzo (Shima Ōnishi) mutilé au front et réduit à l'état de tronc sans bras ni jambes, privé de l'ouïe et de la parole. Le désespoir lui est pourtant refusé par un entourage hypocrite qui lui intime de faire preuve de courage en s'occupant d'un héros ayant tout sacrifié à la nation. Dès lors s'installe une relation aliénante entre les époux. Kyuzo ne vit plus que pour accomplir les besoins vitaux les plus élémentaires (manger, dormir, faire ses besoins) mais aussi, comme va le constater Shigeko, satisfaire ses besoins primaires puisqu'il lui reste un membre dont il n'a pas été privé. La réminiscence d'un plan fixe plaçant un cadre dans le cadre lors des scènes de sexe fait du foyer conjugal une prison où s'effectue cette étreinte dérangeante. Mais une prison pour lequel des conjoints au juste ? Coincé dans un corps quasi inutile, Kyuzo régresse dans des caprices de nouveau-né même si sa violence vaine dissimule celle à laquelle il se livra envers sa femme lorsqu'il était valide. Soumise au devoir patriotique, de maitresse de foyer et au devoir conjugal, Shigeko sombre peu à peu dans le désespoir et devient tyran à son tour en rendant à son mari la brutalité d'antan.

L'ombre militaire et patriotique pèse sur le couple de différentes manières. C'est le seul vestige de sa validité perdue pour Kyuzo qui scrute le regard vide ses médailles et ses photos en uniforme à longueur de journée. C'est une manière de se raccrocher à son triste sort pour Shigeko, écoutant religieusement sur son poste de radio les discours de propagande appelant à la soumission et l'oubli de soi. La subversion de Wakamatsu consiste à faire de ce patriotisme un prétexte, une arme de soumission de l'autre. Shigeko est contrainte par la pression sociale et patriotique de s'occuper seule de son époux. Ce nationalisme est pourtant une manière de punir Kyuzo quand il se montrera trop vindicatif, en l'habillant de son uniforme et en le promenant en ville sous le regard mêlé de commisération, de moquerie et de dégout des autres qu'il ne ressent que trop bien. Tout comme ce patriotisme empêche Shigeko de se rebeller, il interdit aussi à Kyuzo de refuser cette humiliation quotidienne. 

Ce face à face du couple est entrecoupé des célébrations nationalistes des villageois (notamment les départs fiers des enfants du pays allant servir de chair à canon) et d'images d'archives du carnage des différents fronts de guerre où est engagé le Japon. L'ironie et la cruauté ultime résidera dans l'action militaire qui aura valu son infirmité à Kyuzo, à savoir le bombardement subit alors qu'il se livrait à un viol sur une chinoise. Les conséquences de la gloire militaire avaient déjà été salies, ses origines le seront tout autant. Et c'est bien ce souvenir terrible et coupable qui rompra le seul véritable lien qui unissait le couple. Un drame aussi austère qu'éprouvant, porté par la prestation intense de Shinobu Terajima qui sera récompensée de l'Ours d'Argent de la Meilleure Actrice au Festival de Berlin en 2010. Une preuve de plus que les écrits d'Edogawa Ranpo se prêtent à toutes les transgressions, charnelles comme politiques. 


 Sorti en dvd zone 2 français chez Blaq Out

 

samedi 26 décembre 2020

L’Homme qui aimait les femmes - François Truffaut (1977)

Dans le cimetière de Montpellier, au lendemain de Noël, un cortège impressionnant de femmes accompagne Bertrand Morane pour la dernière fois. Vouant aux femmes une passion inconditionnelle, Bertrand Morane leur dédie le roman de sa vie.

Le grand idéal cinématographique de François Truffaut consiste en une sublimation par l’imaginaire d’expériences et de maux intimes, déjà au cœur de l’inaugural Les Quatre cents coups (1959), évocation de son enfance tumultueuse. Cela passera souvent par une veine romanesque et une forme littéraire au cœur du récit entre autre par l’usage de la voix-off et notamment ses deux adaptations d’Henri-Pierre Roché que sont Jules et Jim (1962) et Les Deux anglaises et le Continent (1970). Le jeune François Truffaut se lie justement d’amitié à Henri-Pierre Roché dans les dernières années de sa vie, et l’auteur voit déjà dans le critique et aspirant cinéaste l’illustrateur idéal de ses deux romans comme il lui suggérera - sans en voir le résultat. Les deux hommes partagent en effet, malgré leur différence d’âge, une même insoumission juvénile (tous deux connaîtront le désagrément d’être emprisonné par l’armée), le goût des femmes et de la séduction pour en nourrir leur œuvre. Lorsque François Truffaut s’attèle au scénario de L’Homme qui aimait les femmes, il signe donc à la fois une forme d’autoportrait tout en gardant cette connexion romanesque où la lecture du journal intime d’Henri-Pierre Roché sera une grande inspiration.

La démarche de Bertrand Morane (Charles Denner), double du cinéaste, sera donc tout autant intime qu’artistique à travers la rédaction d’un roman narrant son obsession des femmes.

Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie.

La verve littéraire et poétique se conjugue souvent au regard libidineux de Bertrand Morane dans un équilibre ténu. La caméra de Truffaut endosse le point de vue de son héros en s’attardant sur un visage, une silhouette, un fessier dans une contradiction toute masculine où s’entrechoquent le désir et une quête plus insaisissable. La façon dont il colle aux pas d’une femme à son goût en fait initialement un inquiétant stalker, avant que les manœuvres parfois disproportionnées pour la retrouver façonnent une dynamique comique et enfin attendrissante dans la désarmante façon d’aborder l’objet de son affection. C’est par ce contraste que passe le spectateur dans l’une des premières scènes où Morane simule un accident et traverse le pays pour rencontrer une femme dont il n’a même pas vu le visage. Même dans le comportement le plus mufle, Truffaut capture cette contradiction de son personnage. Ainsi après avoir réussi à coucher avec ses conquêtes, Morane se montre-t-il distant et disparait de leur vie. Seulement Truffaut ne le filme pas comme une victoire et un assouvissement charnel bêtement machiste, mais plutôt comme un absolu devenu concret et donc sans saveur. La séduction allant au bout est à la fois une réussite et une déception, comme le montre la réaction désenchantée de Morane lorsqu’il quitte l’employée d’agence de location de voiture avec laquelle il vient de passer la nuit.

L’enfance malheureuse a nourrit le tempérament d’écorché vif, l’instabilité et la nature d’homme à femme de François Truffaut. Bertrand Morane est à cette image, les femmes qui lui cèdent y distinguent l’homme vulnérable qu’elles sauront combler, pour la vie comme certaines l’espèrent, pour une ou quelques nuits comme d’autres le comprennent et l’acceptent. La possible accusation de machisme que l’on pourrait faire au film est la fois compréhensible et injustifiée. Les passions de Morane sont obsessionnelles et fétichistes voire maladif (ce moment où ils suffoquent presque dans un hall d’aéroport envahit d’hommes), mais s’articulent dans un mouvement romanesque qui touche, amuse et séduit le spectateur comme les femmes qui s’y laissent prendre. Cette dichotomie est passionnante de bout en bout, Morane recherche l’ivresse du cœur et des sens en chaque femme sans en faire une victoire « statistique », mais c’est le sentiment qui nous envahit lorsqu’on entraperçoit son calepin aux pages noircies de contacts innombrables.

Il fallait un acteur de la trempe de Charles Denner pour faire passer toute cette gamme d’émotion. Son physique singulier, masculin sans être viril, fragile sans être affecté, qui fait de toute femme une quête plutôt qu’une proie. Truffaut y ajoute un brio narratif et une verve littéraire qui construit un vrai portrait de chaque femme dont le contraste est une vraie photographie sociétale des années soixante-dix. On trouvera la bourgeoise torturée en quête de provocation (étincelante Nelly Borgeaud), la jeune femme moderne et sans attache, ou encore l’idéal compréhensif incarné par Brigitte Fossey. L’élément intéressant et de voir aussi des femmes animées par la même frivolité fétichiste que Morane (la vendeuse de lingerie qui préfère les jeunes hommes) et le discours sur le rapport hommes/femmes changeant que tiendra Brigitte Fossey. 

Pour Truffaut et son double cinématographique Morane, la fiction ne sert pas forcément une vision du monde mais un sentiment profond que l’imaginaire transcende. Les films extériorisent un absolu romanesque pour le réalisateur et il en va de même pour Morane dans son livre. Le fil rouge sur la relation maternelle douloureuse et la révélation de la déception amoureuse qui conditionna le comportement de Morane trahit ses vraies peurs. Se perdre dans toutes les femmes, c’est éviter d’être abandonné par une seule. Le sort final de Morane montre ainsi ce sacrifice dévolu aux femmes et sa juste récompense dans une magnifique conclusion. 

Sorti en bluray chez Arte