Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mercredi 10 décembre 2025

Resurrection - Kuangye shidai, Bi Gan (2025)

 Dans un monde où les humains ne savent plus rêver, un être pas comme les autres perd pied et n’arrive plus à distinguer l’illusion de la réalité. Seule une femme voit clair en lui. Elle parvient à pénétrer ses rêves, en quête de la vérité…

Le motif du rêve est indissociable du cinéma de Bi Gan. C’est l’espace par lequel, à sa travers son exercice fétiche du plan-séquence, s’exerce le point de bascule de récits qui laissent alors se déployer par le souvenir, l’allégorie et les visions surréalistes, l’âme profonde des personnages. Dans Kaili Blues (2015) et Un Grand voyage vers la nuit (2019), cette rupture intervenait à un certain stade de l’histoire et se manifestait dans un espace mental et topographique (le village Kaili cadre de Kaili Blues et Un Grand voyage vers la nuit) soumis à l’expérience de vie des protagonistes.

Resurrection fonctionne de la même manière mais étend le champ des possibles de manière vertigineuse. Dans un futur incertain au sein duquel le choix doit se faire entre maintenir l’aptitude à rêver et celle d’accéder à l’immortalité, les rêveurs sacrifient l’éternité du réel pour choisir l’éphémère du songe. Paradoxalement, la nature suspendue du songe offre un temps long et une infinité d’expériences, de vies et d’incarnations plus vaste que la possible langueur de l’immortalité. Ces rêveurs permanent, appelés Rêvoleurs, accède à un état qui peut leur être envié, et une femme (Shu Qi) va s’insérer dans l’errance de l’un d’entre eux (Jackson Yee) à travers « un long voyage vers la nuit » se déployant sur un siècle.

Les vingt premières minutes introduisant ce postulat provoquent d’emblée une sidération intense. Le cinéma constitue l’ultime matérialisation et vestige de la capacité des humains à rêver et, lorsque Shu Qi décide de capturer le Rêvoleur afin d’observer son odyssée, c’est par les leitmotivs esthétiques du cinéma muet que le processus se met en place. Le Rêvoleur apparaît vêtu comme le Nosferatu de Murnau (1922), on traverse la foule d’une pièce bondée par un mouvement de travelling reprenant celui, stupéfiant, de Les Ailes de William A. Wellman (1927), l’antre de la jeune femme convoque les visions expressionnistes de Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1920).  L’ensemble de ces visions se manifestent sur la bande-originale composée par Bernard Herrmann pour le film-rêve par excellence, Vertigo d’Alfred Hitchcock (1959).

L’onirisme le plus enivrant et insaisissable s’exprime dans cette entrée en matière, avant que chaque rêve s’inscrive dans une ligne temporelle, une incarnation et une émotion différente. Le Rêvoleur est à la fois observateur et acteur des rêves, affrontant les maux de son « personnage » ou participant à aider ceux qu’il rencontre à surmonter les leurs. Chaque songe est un tour de force narratif et formel, dont l’émotion constante empêche l’ensemble de n’être qu’un simple exercice de style. Le mysticisme bouddhique et l’introspection tarkovskienne sont convoqués dans la confrontation entre le Rêvoleur et « le dieu de l’amertume » dans un monastère désert durant la Révolution Culturelle. L’épure fantomatique du décor, l’artifice et le surréalisme enneigé masque la douleur d’un deuil et d’un remord qui sera transcendé par une renaissance « canine ». Il est de nouveau question d’absence et de deuil dans les pérégrinations ludiques d’un duo d’arnaqueurs formé par le Rêvoleur et une fillette attendant le retour de son père. De nouveau le spectre hollywoodien se profile en faisant penser à La Barbe à papa de Peter Bogdanovich dont Bi Gan troque le noir et blanc pour les teintes orangées et chaleureuses de la photo de Dong Jinsong. La porosité entre surnaturel et supposé réalisme constitue la clé de chaque accomplissement intime dans le rêve, notamment dans ce segment où « l’arnaque » de prescience aide un père à entendre les derniers mots de sa fille disparue par le spiritisme épistolaire d’une lettre brulée.

Le sommet du film est atteint lors du morceau de bravoure d’un long plan-séquence durant lequel Bi Gan convoque enfin une influence cinéphile chinoise, à savoir le Suzhou River de Lou Ye (2000) dont on retrouve le mystère, l’urgence et le romantisme noir. L’intrigue se déroule à une période voisine, le soir du passage à l’an 2000 (dont le « bug » doit être celui qui libèrera les personnages de leur prison intime) et dépeint la rencontre entre le Rêvoleur et une jeune femme (Li Gengxi) piégée dans le quartier des plaisirs avoisinant le fleuve. La caméra virevoltante accompagne la poursuite des deux amoureux dans les ruelles poisseuses, se figeant ou leur tournant autour au fil du jeu de séduction. La sincérité du lien les rapprochant se noue dans le mouvement et en contrepoint des relations plus artificielles et tarifées s’exposant autour d’eux, sous un tourbillon d’éclairages de néons et le tumulte d’une tonitruante musique de nouvel an – un interlude de karaoké faisant écho par le morceau choisi à la situation du couple. Un fois de plus la réalité sordide est transcendée par l’intrusion du fantastique, cette fois par la notion de vampirisme dont la malédiction est défiée lors d’une sublime scène de lever du jour – la métaphore de l’écran de cinéma n’étant jamais loin dans la manière dont se dessine l’apparition du soleil dans l’horizon via une vitre de bateau.

Tout au long du film, l’argument extraordinaire aura permit de résoudre les failles et regrets bien terre à terre des incarnations et rencontres du Rêvoleur, faisant de Resurrection une improbable variation chinoise de Code Quantum. Ce sera désormais son tour de faire face à son passé alors que sa ligne temporelle rejoint le futur après avoir traversé un siècle d’Histoire, de vies et d’instants par le prisme des souvenirs d’autrui. C’est par le cinéma qu’est ravivé la flamme (c’est littéralement l’extinction d’une bougie qui forme la transition entre chaque segment) de la capacité des êtres au songe, c’est par lui que le voyage s’achève, dans une solennité mystique et religieuse célébrant la plus belle des machines à rêve, l’immensité de l’écran d’une salle de cinéma face auquel les spectateurs sont des âmes communiantes et éphémères. THE END. 

En salle

lundi 8 décembre 2025

The Funeral - Osōshiki, Juzo Itami (1984)

Shinkichi Amamiya, homme difficile à vivre, meurt subitement à l'âge de 69 ans. Il incombe à sa fille, Chizuko, et à son gendre, Wabisuke Inoue, d'organiser les funérailles dans la maison.

The Funeral inaugure la carrière de réalisateur de Juzo Itami, jusque-là acteur très populaire du cinéma japonais. On trouve dans ce premier film tout ce qui fera les caractéristique et le sel de son œuvre à venir, un savant mélange de tendresse, de regard entomologiste et de satire corrosive. Cela s’articule souvent sur certaines spécificités sociales, voire sociétale, de la culture japonaise. Tampopo (1985), son film le plus populaire à l’international, est ainsi une ode à la cuisine japonaise, L’Inspectrice des impôts (1987) se penche sur le rapport des locaux à l’argent en pleine bulle économique et certaines œuvres comme Minbo ou l'art subtil de l'extorsion (1992) lui vaudront de sérieux et tragiques ennuis avec les yakuzas qu’il y mettait en boite. Sur certains points, on peut effectuer des rapprochements stylistiques et thématiques entre Itami et Yoshimitsu Morita, Itami jouera d’ailleurs dans le premier grand succès de ce dernier The Family Game (1983). Mais là où le Morita des débuts peut pousser sa satire jusqu’à un humour noir et nihilisme terminal, Juzo Itami témoigne malgré tout d’une forme de tendresse, dénonçant davantage un système que les individus.

Dans The Funeral, Itami s’attache donc à livrer une immersion authentique dans le processus de funérailles au sein d’une famille japonaise. Le soin descriptif pose les bases de l’approche rigoureuse dont il va faire montre dans tous les cercles et milieu sociaux qu’il dépeindra dans ses films suivants. Ce parti-pris lui vient sans doute de la carrière parallèle à celle d’acteur qu’il mena durant les années 70, lorsqu’il fut producteur, présentateur voire reporter de documentaire à la télévision. Ce mélange de douceur et de distance se ressent durant la scène d’ouverture voyant le décès du patriarche de la famille Amamiya. 

Une voix-off dépeint sommairement le quotidien du défunt et son caractère qu’on devine difficile, une certaine mélancolie accompagne sa soudaine faillite physique (lorsqu’il pense que regarder le paysage va apaiser l’attaque cardiaque dont il est victime) tandis que sa mort est évacuée par une ellipse. Dès lors vient l’organisation des funérailles, à la charge du beau-fils Wabisouke (Tsutomu Yamazaki) et de Chizuko (Nobuko Miyamoto) la fille du disparu. Il y a un vrai miroir au réel puisque l’inspiration de Juzo Itami vient des vraies funérailles de son beau-père, père de sa femme et actrice Nobuko Miyamoto. Celle-ci joue donc presque son propre rôle tandis que Tsutomo Yamazaki fait figure de double en chef de famille improvisé et dépassé par les évènements.

Le déroulement des funérailles, sur trois jours, semblera sans doute moins exotique aujourd’hui qu’à la sortie du film pour un spectateur occidental entretenant davantage de proximité avec la culture japonaise grâce aux mangas ou aux animés – ce qui est en partie le cas aussi pour Tampopo. Néanmoins, Itami en capture certaines spécificités dans les rituels ou encore l’étude de caractère, qu’il marie à une dimension plus universelle sur nos petites bassesses, les grains de sable dans l’organisation de l’évènement. Le réalisateur témoigne d’un hilarant sens du détail lorsque la longue posture assise des invités leur donne des fourmis dans les jambes, et les empêche de se tenir debout une fois la cérémonie funéraire terminée. 

Les éternels pique-assiettes s’attardant trop longuement après le copieux repas et encouragés par le mari au grand dam des femmes harassées aux fourneaux constitue un instantané tordant du rapport homme/femme et des tâches domestiques. Des éléments plus triviaux et témoignant d’un éternel recommencement s’illustrent aussi par l’infidélité du mari marchant sur les traces de son beau-père. La scène d’ouverture voyait la belle-mère moquer ce passé de coureur de jupon face à l’intéressé encore vivant, là on devine l’aveuglement consenti par Chizuko malgré les signes évidents.

Itami grippe ainsi toujours la mécanique descriptive faussement neutre par des ruptures de ton bienvenues. Le moment de l’incinération est ainsi l’occasion d’un dialogue surréaliste avec l’employé expliquant son métier dans le plus grand détachement, notamment le fait de devoir diminuer la puissance du four lorsqu’il incinère un bébé à la condition trop fragile pour qu’il reste des os à sa famille. En sortant de la raideur attendue par ce type d’évènements, Itami humanise ses protagonistes en les saisissant dans leurs petites imperfections, et rend l’évidente tristesse, les larmes et la dignité de tous bien plus touchants. Le discours final de la veuve et matriarche (Kin Sugai) ne souffre ainsi d’aucune des interférences caustiques précédemment mises en place par Itami, qui capture les adieux de la vieillarde à son époux par un beau travelling avant s’arrêtant en gros plan sur son visage ému. Le film sera un véritable succès public et critique qui lancera pour de bon la carrière de réalisateur de Juzo Itami. 

Sorti en bluray chez Criterion 

samedi 6 décembre 2025

Un Samouraï perdu dans le temps - Samurai Taimu Surippā, Jun’ichi Yasuda (2024)

 Un samouraï de l’époque Edo, frappé par la foudre en plein Kyoto, se réveille dans le Japon contemporain. Pris à tort pour un figurant, il se retrouve propulsé sur le plateau d’un drame historique. Sa diction archaïque et sa démarche authentique fascinent, jusqu’à faire de lui le cascadeur vedette d’une troupe ébahie.

Un Samouraï perdu dans le temps est une très plaisante comédie abordant le postulat bien connu du protagoniste venu du passé projeté par accident dans notre monde contemporain. Cadre japonais oblige, la figure de samouraï incarné par Makiya Yamaguchi passe des affrontements de l’ère Edo au vingt-et-unième siècle par un curieux phénomène provoqué par la foudre. Yasuda Jun’ichi ne va pas particulièrement jouer sur le décalage de son héros confronté au présent, mais plutôt sur celui reposant sur le contraste avec vision du passé inspiré par la fiction. Notre héros Shinzaemon reprend en effet ses esprits sur un plateau de tournage filmant un jidaigeki, et la comédie naît tout d’abord de cette illusion de sa réalité passée le laissant circonspect par les attitudes outrées et les clichés en tout genre exprimés par les acteurs.

Si l’hilarité est de mise durant ces moments-là, le réalisateur n’en fait pas le moteur de son récit. La nostalgie de Shinzaemon pour sa vie passée se conjugue à celle des artistes qu’il va côtoyer pour le genre désormais en déclin du jidaigeki. Son passif et son allure en fait le figurant idéal et le rire se dispute la tendresse en le voyant dans un premier temps vivre avec une grande intensité les joutes fictives dans lesquelles il doit jouer. L’originalité du scénario est de paradoxalement fait du véritable samouraï l’être en apprentissage dans un environnement qu’il est supposé maitriser. Il doit désormais faire semblant, apprendre à simuler les gestes, situations et émotions que nous lui avons vus subir dans sa véritable époque, et passer du samouraï guerrier au samouraï artiste.

Makiya Yamaguchi excelle par son mélange de raideur stoïque et d’innocence, rendant immédiatement attachant le personnage. Néanmoins, Un samouraï perdu dans le temps transcende son parti-pris déjà sympathique de feel-good movie pour atteindre une vraie profondeur dans sa dernière partie. Les conflits idéologiques et moraux du passé rattrapent Shinzaemon qui va devoir choisir entre le ressentiment belliqueux d’antan et la nouvelle existence qui s’offre à lui. La mélancolie et une vraie tension dramatique s’invitent alors dans la comédie, pour offrir un épilogue très poignant. On pensait voir une sorte de pendant amusant de Les Visiteurs (1993), et l’on se trouve en définitive sur une belle réflexion sur l’art, l’histoire du Japon et une injonction à regarder de l’avant sans négliger le passé. 

Découvert au festival du cinéma japonais Kinotayo

jeudi 4 décembre 2025

Electra Glide in Blue - James William Guercio (1973)

John Wintergreen, motard à la droiture exemplaire, patrouille sur les routes d'Arizona et rêve de devenir un jour détective au sein de la brigade criminelle. Premier agent présent sur les lieux du suicide apparent d'un vieil homme, il refuse de se rendre à l'évidence. D'accord avec ses conclusions, l'inspecteur Poole lui permet d'enquêter à ses côtés offrant ainsi à John l'opportunité de travailler aux côtés d'un officier chevronné...

Electra Glide in Blue est une œuvre culte témoignant du désenchantement de la société américaine durant les années 70. Ce désenchantement est double, reposant à la fois sur la facette mythologique, iconique et en définitive traditionnaliste du pays, mais aussi sur les espoirs déçus de la contre-culture. Dans les deux cas, ce sont les attentes envers l’idéal du rêve américains qui faillissent. John Wintergreen (Robert Blake), le héros, aspire à s’inscrire dans cette dimension iconique et droite par ses rêves et ses attentes. Policier à moto sillonnant les routes d’Arizona, il souhaite devenir un « vrai » flic résolvant des affaires criminelles sur le terrain plutôt que de traquer les infractions de la route.

James William Guercio est à l’origine un célèbre producteur musical qui eut là l’occasion de réaliser son premier et unique film. Ayant grandit en découvrant les classiques du western américain de l’âge d’or, il en reprend l’imagerie glorieuse dans un cinémascope somptueux capturant les paysages d’Arizona. C’est espace est un prolongement de la pensée de Wintergreen, s’imaginant en sorte de shérif glorieux sur deux roues, rendant la justice avec sagesse et honneur. La première scène montrant la méticuleuse et presque fétichiste manière dont il endosse son uniforme de policier, sortant de chez lui dans un grand éclat de soleil saluant l’honneur de sa fonction. Une affaire de suicide dont il réussira à deviner la réelle nature criminelle l’amène à momentanément intégrer la cour des grands, en accompagnant le plus chevronné inspecteur Poole (Mitch Ryan) dans l’enquête. Ce dernier, à coup de posture bravache et de discours viriliste va se faire fort de faire de Wintergreen un vrai policier, un « homme » en somme.

Cette veine initiatique qui fonctionne si bien dans le western classique n’a plus cours dans le monde moderne. Guercio avait déjà écorné l’aura que se prêtait son héros durant une des premières scènes, soulignant sa petite taille en comparaison de ses collègues alors qu’ils sont tous alignés devant leur officier supérieur. Cependant Wintergreen tout à son idéalisme naïf n’en fait pas un complexe, et en alimentant même sa fascination pour les icônes américaines lorsqu’il se compare à Alan Ladd en draguant deux jeunes femmes. Poole au contraire se prend très au sérieux dans son rôle de mâle alpha et est dans un premier temps filmé comme tel, à travers notamment des cadres en contre-plongée soulignant son imposante silhouette. La manière de montrer cette aura n’a rien de juste, et n’est qu’un prolongement d’un pan républicain, nostalgique et réactionnaire de l’ancienne génération dépassée et vénérant Nixon. La scène durant laquelle Poole malmène des hippies sera un premier point de rupture quant à la légitimité de sa fonction, avant qu’une humiliation révélant son impuissance sexuelle remette aussi en question sa masculinité supposée toute puissante.

Si Guercino filme les extérieurs dans toute leur emphase westernienne avant de pervertir ce parti-pris, les intérieurs tout en clair-obscur nuancé souligne l’ambivalence du propos et des individus, la photo de Conrad Hall étant à la fois à contre-courant et totalement dans la tendance de l’esthétique du Nouvel Hollywood. Cela est parfaitement en phase avec l’angle de Guercino qui questionne tout autant l’héritage désormais bafoué de la contre-culture. La guerre du Vietnam, le Watergate et d’autres désillusions sont passées par là tandis que les mouvements hippies, étudiants, ont basculés dans le nihilisme et l’autodestruction. Les clins d’œil explicites à Easy Rider de Dennis Hopper dévoient le message de ce dernier, que ce soit à travers le regard des figures d’autorité (l’exercice de tir sur un poster d’Easy Rider), mais aussi l’image montrée des hippies, au mieux apathiques, au pire délinquants en puissance.

Guercino installe un rythme envoutant et hypnotique, tout en se reposant sur le charisme de Robert Blake. Ce dernier avait symbolisé cette jeunesse criminelle à la dérive quelques années plus tôt dans De Sang froid de Richard Brooks (1967), avant d’être l’incarnation même du policier cool dans la série télévisée Baretta qui fera de lui une star dans les années 70. Si l’on y ajoute la figure spectrale et terrifiante qu’il sera chez David Lynch dans Lost Highway (1997) et sa réelle implication criminelle dans un fait divers sordide, Blake représente tous les visages, ambiguïtés, zones d’ombres et contradictions de la société américaine. 

Dans Electra Glide in Blue, Wintergreen finit tout de même à exposer toutes les failles du système avec une posture d’homme juste au-delà des institutions et idéologies. Mais l’uniforme qu’il porte, bien qu’il en ait renié les oripeaux les plus factices, sera l’instrument de sa perte par ce qu’il continue de représenter aux yeux des autres. On peut vraiment regretter que ce soit la seule réalisation de Guercino, tant la profondeur thématique et la beauté formelle sont au rendez-vous, y compris quand il s’agit d’embrasser l’action comme le montrera une impressionnante scène de poursuite. Electra Glide in Glue demeure en tout cas une vraie œuvre culte, un des joyaux méconnus des seventies.

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side 

mardi 2 décembre 2025

Bound - Lilly et Lana Wachowski (1996)

 Violet est la maîtresse de Caesar, un truand spécialisé dans le blanchiment d'argent pour la Mafia. Violemment attirée par Corky, en liberté provisoire après 5 ans de prison, elle décide de la séduire et d'utiliser son talent de braqueuse pour réussir le coup le plus risqué : détourner 2 millions de dollars.

Bound est en quelque sorte le ticket d’entrée hollywoodien des sœurs Wachowski, celui par lequel elles feront leurs preuves afin d’obtenir le feu vert afin de s’atteler à leur ambitieux projet SF Matrix (1999). Le duo s’était déjà forgé une solide réputation pour l’écriture de Assassins qui, bien que dénaturé par le film de Richard Donner, leur avait permit de faire la connaissance de Joel Silver, futur producteur de la saga Matrix. Le néo noir très en vogue en ce début des années 90 semble cocher les cases pour montrer son savoir-faire, sa capacité à gérer un plateau à une échelle relativement modeste. Bound sera ce projet, et parviendra à déboucher sur un résultat suffisamment singulier et réussi pour servir les ambitions futures des Watchowski. Le néo noir 90’s, dans ses réussites comme ses ratés, un souvent une reconduite (parfois rétro, parfois contemporaine) des codes et archétypes du genre, avec l’option de les accentuer sans le frein de la censure d’antan (Basic Instinct de Paul Verhoeven (1991) en tête). Bound semble au premier abord aller dans ce sens et il n’est pas étonnant que Dino de Laurentiis, friand de projet hors-norme, accepte de le produire tel quel alors que les Wachowski se heurtèrent à la frilosité d’autres mécènes souhaitant rendre hétérosexuelle la romance du film.

Même si la vie personnelle des Wachowski fera à postériori (souvent à juste titre, mais trop souvent réduit à ce seul angle) interpréter chacune de leurs œuvres à l’aune du questionnement autour de l’identité sexuelle, Bound malgré son argument s’avère plus complexe que cela. La première partie du film est volontairement pensée comme pouvant totalement fonctionner si le couple Violette (Jennifer Tilly) et Corky (Gina Gerson) était hétéro. Les personnages sont figés à la fois dans les archétypes d’un film noir classique, mais aussi de ceux du spectateur moyen alors peu coutumier des personnages lesbiens dans une œuvre grand public. Ainsi Violette arbore toute la sensualité outrée, attirante et dangereuse de la femme fatale, tandis que Corky dans sa caractérisation (reprise de justice réduite à des jobs modestes de réinsertion) et son style vestimentaire évoque le pauvre masculin prêt à être pris dans un piégé inextricable. Le male gaze très appuyé sur le sex-appeal affolant de Violette et l’excitation contenue dans les regards et attitudes nous confortent dans ces certitudes. Hormis la dimension lesbienne, le film est supposé suivre tous les schémas narratifs bien connus tout en sur stylisant l'esthétique néo noir en laissant déborder les influences comics comme Sin City de Frank Miller, que l'on retrouvera aussi dans le premier Matrix..

Le renversement n’opère pourtant pas sur l’orientation sexuelle des héroïnes, mais sur la notion de confiance. L’interprétation de Jennifer Tilly repose sur la manipulation et la trahison se dissimulant souvent sous la séduction de la femme fatale, notamment lors de la torride première scène de séduction. C’est cependant une exacerbation de sa féminité dans ce qu’elle a de plus superficiel et attendu par les hommes. C’est une protection qu’elle a posée pour s’éviter les foudres des individus violents du milieu mafieux dans lequel elle est piégée. Cette attitude, toute en pose lascive, regard aguicheur et voix douce, est dans un premier temps reproduite face à Corky, comme elle le ferait pour un homme afin de le séduire et le dominer. Mais justement, lorsque l’intimité s’installe, la confiance est exigée par l’intrigue pour la réussite du plan, mais aussi symboliquement afin de se libérer du joug des hommes et de leurs attentes quant à ce que doit représenter la femme. Gina Gershon qui sortait alors de l’incendiaire rôle de danseuse dans le Showgirls de Paul Verhoeven (1995), saisit toutes les nuances de Corky qui a le rôle actif dédié à l’action dans la trame de film noir, mais s’avère la plus vulnérable et sentimentale au niveau de la romance. Les Wachowski explicitent par l’image cette place de chacune lors de la belle et torride première scène de sexe en plan-séquence, celle s’abandonnant et se laissant prodiguer du plaisir étant bien Corky.

Cette ambivalence et quête d’identité des personnages féminins trouvent leur contrepoint dans l’uniformité brutale des hommes. Les Wachowski se montre subtils dans leur manière d’installer cela. Lorsque Ceasar (Joe Pantoliano) manque de surprendre Corky et Violette enlacée, il plonge justement dans les archétypes mis en place, piquant une colère quand la silhouette de Corky laisse supposer qu’elle est un homme, puis totalement rassuré en voyant qu’elle est une femme. Sa toute puissance masculine et son aveuglement phallocrate ne lui laisse pas envisager une seconde que Corky puisse être l’amante de Violette, qu’une femme puisse lui voler la sienne. Il tombera plus aisément dans le piège tendu plus tard, lui laissant penser que l’homme tournant autour de Corky puisse forcément aussi être celui qui a volé le magot qu’il doit blanchir. L’interprétation de Joe Pantoliano est excellente, dans le sens où à sa manière elle trompe aussi les attentes des héroïnes. En devenant un homme aux abois et menacés, ses réactions s’avèrent imprévisibles et déjouent en partie les plans de Violette et Corky.

Dans un décor quasi-unique, les Wachowski font déjà montre d’une virtuosité annonçant l’emphase des Matrix. La porosité topographique et sonore entre les appartements est un élément dramatique fondamental. Tant que la suspicion subsiste entre Corky et Violette, les bruits et voix dans l’un ou l’autre des domiciles est presque toujours observé selon un seul point de vue. Les Wachowski multiplient par les raccords formels et sonores la connexion entre les deux femmes, mettant en parallèle leurs solitudes et peurs. 

Ce raccord peut enfin être formel et émotionnel lorsque cette relation de confiance va exister, par ces mouvements de grue passant en plongée de l’un à l’autre des appartements, par le fait que Corky et Violette devinent la présence de l’autre derrière les murs à travers lesquels elle se « touchent ». Les Wachowski ont réussi à embaucher un collaborateur crucial pour jouer des émotions de manière virtuose et purement formelle avec Bill Pope, collaborateur régulier de Sam Raimi et habitué des mouvements d’appareils insensés livrant du sens. Il retrouvera également le duo sur la trilogie Matrix, tout comme d’ailleurs Don Davis dont les entêtantes dissonances du score portent déjà les germes de son grand œuvre à venir. Le film, sans être un grand succès commercial, marquera les esprits et se montrera vraiment précurseur dans le paysage du cinéma américain des années 90. Quant à Jennifer Tilly et Gina Gershon (qui se disputèrent initialement le rôle de Corky même s’il est difficile désormais de voir la situation inversée), elles y trouvent tout simplement leur meilleur rôle.

Sorti en  bluray français chez L'Atelier d'image