Mai 1968, à Paris. La révolte étudiante gronde, les manifestations se multiplient. Isabelle et son frère Théo, restés seuls dans la capitale pendant les vacances de leurs parents, invitent chez eux Matthew, un étudiant américain qu'ils ont rencontré à la Cinémathèque où ils passent le plus clair de leur temps. Dans cet appartement, ils rejouent les scènes de leurs films préférés, cherchent à se découvrir en se livrant à des jeux sensuels de plus en plus troubles.
Avant-dernier film de Bernardo Bertolucci, Innocents semble sur bien des points comme une forme de synthèse de certains des sommets de sa filmographie. Le huis-clos dans un appartement parisien sur fond de sexualité sulfureuse rappelle bien sûr le controversé Le Dernier tango à Paris (1972). L’arrière-plan sociopolitique et révolté de mai 68, ainsi que la description d’une certaine jeunesse cinéphile et idéaliste évoquent quant à eux Prima della rivoluzione (1964), premier film que Bertolucci considérait comme personnel au sein de sa filmographie. Le réalisateur adapte ici le roman The Holy Innocents de Gilbert Adair - également auteur du scénario – publié en 1988. Inspiré de Les Enfants terribles de Jean Cocteau et de l’adaptation éponyme qu’en tira Jean-Melville (1950), le roman offre effectivement un écrin idéal à Bertolucci pour apporter un regard neuf et mature sur certains pans son œuvre passée.
Le récit nous plonge dans la fièvre cinéphile qui agitait la jeunesse cultivée des années 60, et nous fait revivre certains évènements majeurs d’alors comme les manifestations qui eurent lieu devant la cinémathèque de Chaillot après l’éviction de Henri Langlois de sa direction par le ministre de la Culture André Malraux. Bertolucci dans ce début de film enchevêtre les clins d’œil cinéphiliques avec l’avancée de son intrigue. Ainsi la rencontre entre le trio de héros durant les manifestations laissent entrevoir une superposition entre les images d’archives d’un jeune Jean-Pierre Léaud et celles de lui plus âgé, issues du film, déclamant pour la défense de Langlois devant le palais de Chaillot dans une fluidité de montage où la phrase de l’archive se conclut dans la fiction qu’est Innocents. Les trois protagonistes représentent chacun une facette de la personnalité de Bertolucci. Matthew (Michael Pitt), jeune américain innocent, naïf et cinéphile est une sorte de double de Bertolucci même si ce dernier avait dépassé ce seul stade en 1968. Théo (Louis Garrel) correspond lui à la facette politisée et idéaliste du réalisateur, tandis qu’Isabelle (Eva Green) correspond aux penchants provocateurs et excentriques de Bertolucci. Se liant d’amitié avec les jumeaux Isabelle et Théo, Matthew être entraîné dans une relation trouble avec eux à travers une sorte de triangle amoureux. Le trio commence par partager un sandwich durant leur première rencontre, puis l’appartement vide laissé par les parents des jumeaux, les idées au rythme d’intense discussion cinéphiles et politiques, puis enfin les corps dans un mélange de défi, désir et provocation. Bertolucci multiplie dans un premier temps les références, dont il parsème le film à plusieurs niveaux. Il y a tout d’abord les « quizz » cinéphiles que se lancent inopinément les personnages, débouchant sur de nombreux extraits entrecoupant le film, et dont l’issue débouche sur des gages restant sur cet axe érudit et ludique (battre le record de course dans le Louvre de Bande à part de Jean-Luc Godard (1964)) avant de prendre une tournure plus provocatrice. L’environnement même des jumeaux débordent de cette obsession pour le cinéma, notamment les chambres d’adolescents parsemés d’affiches de films, de collage comme ce détournement du tableau La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix dont la femme révolutionnaire arbore désormais le visage de Marilyn Monroe. Ce cadre traduit les velléités provocatrices des jumeaux, leur volonté de bousculer les socles institutionnels, mais aussi leur approche puérile et superficielle pour le faire. Innocents apparaît en effet comme une variation, avec le recul du vieil homme qui a vécu, de Prima della rivoluzione. Dans ce dernier, Bertolucci restait irrésolu dans sa volonté de célébrer ou de dénoncer les ruades idéologiques de son jeune héros politisé dans la parole, mais bien peu actif dans les actes. Matthew place à de nombreuses reprises Théo face à ses contradictions lorsque ce dernier s’égare dans les déclamations creuses autour de l’idéologie maoïste. Il en va de même lors des discussions cinéphiliques durant lequel le jeune américain propose une argumentation cohérente quand son interlocuteur n’est que dans la posture. Prima della rivoluzione souffrait d’une esthétique bien trop explicitement influencée par la Nouvelle Vague, et plus particulièrement Godard que Bertolucci admirait profondément. Bertolucci semble presque dénoncer son propre manque d’identité de l’époque, tant dans le versant cinématographique que politique, dans la caractérisation de Théo. L’égarement fiévreux des sens revêt la même dimension critique avec le personnage d’Isabelle. Ces instincts provocateurs, la sensualité et la liberté dont elle fait montre avec son corps, ne dépassent pas le giron de son frère jumeau. Le sentiment de jeu et de défi permanent aboutit ainsi à des moments chocs, comme lorsqu’Isabelle couche avec Matthew suite à un gage de Théo, et qu’à l’issue du coït l’on comprend qu’elle était vierge. L’appartement se transformant progressivement en dépotoir et les corps des trois jeunes gens de plus en plus enchevêtrés constituent une prison physique et mentale plutôt que l’émancipation qu’ils revendiquent. C’est assez captivant de voir la manière dont Bertolucci retourne les motifs supposés de liberté (sexuelle, politique) de l’époque pour dénoncer leur aspect aliénant - Matthew étant le tampon permettant de consommer l'inceste par procuration pour les jumeaux, mais exclu de ce "triangle" en définitive. C’est une facette qu’il retranscrit d’ailleurs aussi dans la bande-son, composées de certains des artistes les plus anticonformistes d’alors, mais dont l’écoute obsessionnelle par les protagonistes (Ball and Chain et I need a man to love de Janis Joplin revenant en boucle, incessamment joués par Isabelle) traduisent une pose plutôt qu’un instinct sincère de rébellion. L’ambiguïté idéologique et/ou de mœurs agitant volontairement ou non certaines œuvres passées de Bertolucci semble en partie résolue avec Innocents, Matthew représentant ce à quoi le réalisateur aurait aspiré être et le duo Théo/Isabelle les errances morales et intellectuelles dans lesquelles il s’est parfois perdu. Sous le drame juvénile et torride, Innocents apparaît davantage comme le droit d’inventaire d’une époque. Le talent des trois acteurs (en particulier une Eva Green étincelante dans ce premier rôle majeur où elle crève l’écran) empêche l’entreprise de basculer dans le cynisme, tout en demeurant lucide avec cette séquence finale d’émeute où Théo et Isabelle s’immerge enfin dans cette révolution dont ils n’ont jusque-là fait que parler, mais davantage pour l’adrénaline que par convictions.Sorti en bluray français chez Metropolitan